Popularisée par la série TV, la méthamphétamine s’est installée insidieusement en Suisse, où cette ex-cocaïne du pauvre se vend à 500 francs le gramme à Neuchâtel. L’UNIL enquête sur ce phénomène menaçant.
Breaking Bad, c’est l’histoire de Walter White, un petit prof de chimie d’Albuquerque (Nouveau-Mexique) atteint d’un cancer, qui décide de produire du crystal pour mettre sa femme enceinte et son fils handicapé à l’abri. C’est encore la saga américaine d’un gentil papa Walt qui se métamorphose en Heisenberg, l’empereur de la méthamphétamine de qualité.
Sur cinq saisons, Breaking Bad a causé une dépendance sévère chez des millions de téléspectateurs, passés de la pitié à la haine envers le pauvre père de famille malade devenu psychopathe, et désireux de savoir le sort que lui réservaient les scénaristes. De la même manière que la meth qui, comme la série, est extrêmement addictive. Cette drogue de synthèse rend en effet accro dès la première prise et transforme monsieur et madame Tout-le-monde en voleurs surexcités agressifs. Car pour consommer plusieurs fois par jour 1 gramme de meth vendu à 500 francs, il faut beaucoup d’argent…
Et ce fléau s’installe chez nous, en Suisse, non pas comme une traînée de poudre, mais progressivement, sans que cela ne trouble réellement la Confédération.
«La méthamphétamine n’intéresse pas la Suisse, car il n’y a pour l’instant que le nord-ouest du pays qui est touché, explique Olivier Guéniat, chargé de cours à l’Ecole des sciences criminelles de la Faculté de droit, des sciences criminelles et d’administration publique de l’UNIL, chef de la police judiciaire de Neuchâtel et membre de la Commission fédérale pour les questions liées aux addictions. Mais je tire la sonnette d’alarme, parce que je vois clairement qu’il s’agit d’une bombe à retardement. Quand on passe de 20 à 1200 dépendants répertoriés à la police de Neuchâtel en quelques années, que parmi eux 200 à 300 restent très hautement accros, on s’inquiète.» Immersion dans un milieu aussi discret que dévastateur, étudié par les spécialistes de l’UNIL.
Vanilla Sky
La méthamphétamine est à la base une substance guerrière, inventée au Japon, utilisée par les armées dans les conflits. Les aviateurs et les militaires la consomment pour demeurer éveillés et performants, car elle empêche de dormir. «Par exemple, des combattants de Daesh absorbent de la méthamphétamine, plus précisément un dérivé amphétaminique, le captagon, indique Olivier Guéniat. Ce n’est pas d’une grande qualité, mais c’est hautement stimulant.»
Actuellement, la meth se présente sous trois formes: le crystal, tel que le fabrique Walter White (interprété par Bryan Cranston) dans Breaking Bad; la poudre, distribuée principalement au travers du Darknet – ou réseau Tor, un supermarché du Web qui aide à acquérir des armes, des faux papiers ou à commander un tueur à gages en toute discrétion et où les vendeurs sont notés et commentés à la manière de TripAdvisor; enfin, les pilules dites thaïes. Egalement appelées yaba, ces espèces de pastilles orange ou vertes, estampillées d’un WY, sentent la vanille et se composent de 10 à 30 mg de méthamphétamine sur 100 mg, auxquels on ajoute de la caféine et des substances psychoactives. Les plus addicts en consomment jusqu’à 20 par jour. C’est sous cette forme-là que l’invasion a commencé au nord-ouest de la Suisse au milieu des années 90.
«Cette époque marque le début des salons de massage thaï à Neuchâtel, explique Olivier Guéniat. Les prostituées arrivaient déjà toxicomanes et la meth ne se distribuait que dans leur milieu. La plupart de ces femmes ont épousé des Suisses, alors qu’elles étaient mariées en Asie. Elles ont ensuite divorcé de leur époux helvétique et ont fait venir leur mari et leur famille toxicomanes thaïs ici. La prostitution leur a permis de monter en grade et d’ouvrir de nouveaux salons de massage avec d’autres prostituées. Le réseau de la meth s’est ainsi constitué petit à petit avec des maquerelles.» A Neuchâtel, les pilules thaïes sont aujourd’hui vendues entre 20 et 40 francs pièce.
Des Thaïs se dorent la pilule en Suisse
En Helvétie donc, pas de pègre mexicaine à la gâchette facile comme dans la série américaine, mais une mafia thaïe discrète et extrêmement bien organisée. «On a énormément buté contre ces organisations, parce qu’elles étaient asiatiques d’importation, de distribution, et très méfiantes, commente le criminologue. On ne comprenait rien aux écoutes téléphoniques, à cause des codes utilisés en thaï. Les trafiquants avaient des acronymes pour situer le respect de l’autre par rapport à sa hiérarchie dans l’organisation.» Au final, la police a pourtant réussi à arrêter une maquerelle qui s’était construit en quinze ans un empire sur onze cantons, l’affaire Dao. L’histoire est tristement classique: un Helvète est parti «consommer» en Thaïlande, est tombé amoureux d’elle dans un salon de massage et l’a épousée en Suisse. Elle l’a très vite quitté, s’est prostituée, a créé un premier salon, puis deux, puis trois etc. et a fait venir son mari thaï en Suisse.
En dehors de la prostitution et des immeubles qu’elle louait à ses employées, la businesswoman gagnait trois francs par pilule vendue avec son organisation. «Cette femme faisait venir des pilules par l’intermédiaire des prostituées. Dans sa valise, chaque Thaïe apportait un millier de pilules qui, sans odeur autre que la vanille, restent quasiment indétectables. Dans chacun de ses trente salons, elle embauchait quatre à cinq prostituées qui changeaient tous les trois mois pour des questions de visa. C’est un trafic de fourmis très lucratif.»
Des secondos au premier plan
Souvent, la maquerelle possède la «PME» et ses enfants, des secondos, organisent le trafic. Rien à voir avec Breaking Bad qui liait un prof de chimie à son ancien élève, Jesse Pinkman (l’acteur Aaron Paul), et à sa bande de potes drogués. Ici, on travaille sérieusement dès le début en famille. A l’intérieur du réseau, tout demeure cloisonné. Celui qui livre ne rencontre jamais celui qui réceptionne la drogue. La marchandise est déposée à un endroit. Une heure après, quelqu’un vient la chercher et place dans un autre lieu l’argent qu’une troisième personne va récolter plus tard. Ce lien de confiance se révèle être un vrai casse-tête pour la police. «Parce qu’ils ne se connectent pas, ils n’ont pas de relations qui nous permettent d’avoir la traçabilité de leurs contacts. Ce système est hypersophistiqué.»
A Neuchâtel, une vingtaine de secondos thaïs ont ainsi monté leur business dans le milieu techno, plus particulièrement au Love Zoo, une boîte de nuit qui attirait tous les fêtards de Suisse à la fin des années 90. «A la base, on y trouvait surtout de l’ecstasy, raconte Olivier Guéniat. Ce groupe a saisi une opportunité de vendre de la meth et a très vite contaminé 40 à 50 personnes. Aujourd’hui, 1200 Neuchâtelois recensés par la police sont touchés, avec la particularité assez unique que tous échappent au système de prévention, de réduction des risques et de thérapie. Les consommateurs ne vont pas consulter, parce qu’ils sont socio-professionnellement d’un certain niveau. Jusqu’à ce qu’ils deviennent hautement toxicomanes et perdent leur job. De plus, aucun substitut, tel que la méthadone pour l’héroïne, n’existe.»
Les voleurs de bicyclette
La très haute dépendance des tweakers, ou addicts à la méthamphétamine, les pousse à la prostitution, au cambriolage, à la délinquance en général et surtout au vol de vélos! Le nord-ouest de la Suisse, qui reste le terrain le plus affecté par la meth, affiche ainsi le plus fort taux de disparition de bicyclettes du pays. Ce trafic très rentable, dû à la démocratisation des petites reines et à l’augmentation de leur prix, a pris de terribles proportions. Olivier Guéniat donne ici l’exemple d’un chimiste, uniquement consommateur et pas du tout producteur au contraire de Walter White, qui gagnait plus de 10000 francs par mois, mais en dépensait 15000 dans les pilules thaïes. Après avoir tout perdu, il a commencé à dérober des bicyclettes, plus de 100 en quelques mois.
«La police a arrêté une équipe de toxicomanes qui revendaient des vélos sur Internet à des frontaliers qu’ils faisaient venir en Suisse pour les chercher. La marchandise est présentée à 10% du prix réel, ce qui est très attractif et lucratif. Certains vélos atteignent jusqu’à 9000 francs neufs et sont ainsi revendus 900 francs. Comme il n’y a plus de numéros sur les cadres, plus aucun recensement, ce trafic est incontrôlable au niveau des frontières. Des containers entiers de vélos partent ainsi en Europe, par le Rhin.»
Des camping-cars explosifs aux labos furtifs
Dans la série TV, les «héros» Jesse et Walt se lancent dans la carrière de producteurs de crystal dans un camping-car, au milieu du désert. Jusqu’à ce que la maladresse du jeune junkie ne fasse exploser l’engin. Un scénario à la hollandaise, signale le criminologue. «Les Hollandais utilisent en effet des camping-cars pour produire les drogues de synthèse. Et c’est justement parce qu’ils explosent qu’on les découvre.» En Suisse, on a retrouvé quelques presses dans des caves ou des garages, qui servaient à la production de pilules de mauvaise qualité.
«Les consommateurs reçoivent la poudre de méthamphétamine par le Darknet. Comme on ne peut pas la fumer, ils commandent aussi des machines pour fabriquer des pilules. Ils mélangent la poudre à du lactose afin de pouvoir presser le tout et le revendre 120 francs le gramme au lieu de 500. Cela leur permet de se faire un peu d’argent pour leur propre consommation. Mais cela reste anecdotique.» Olivier Guéniat souligne cependant qu’il n’est pas si simple de fabriquer de la meth. Lui-même, comme ses étudiants, a tenté l’expérience avec du matériel saisi.
«Avec les doctorants, nous avons trimé pour produire de l’ecstasy et de la méthamphétamine. Notre but est d’essayer plusieurs voies de synthèse afin de mettre le doigt sur les impuretés. Telle voie de synthèse dévoilant telle substance utilisée, nous pouvons ensuite indiquer à l’ONU les produits à contrôler. Par ailleurs, cela nous aide aussi à désigner une filière. Car le profil de la signature chimique des impuretés nous donne la caractérisation du producteur.» La pureté du crystal de Walter White, à 99,1%, une excellence rare, aurait donc permis, en Suisse, de retrouver sa trace.
Vers un péril jaune?
La majeure partie de la production de meth n’est cependant pas due au travail rigoureux d’un prof de chimie, «un style très anglo-saxon», que ce soit dans un camping-car ou dans un laboratoire high-tech. «Ici, accéder aux produits demeure compliqué, car le contrôle est très strict. Tout est pesé, inspecté.» Néanmoins, la Suisse voit pousser l’Ephedra helvetica, une plante dont on extrait l’éphédrine, un précurseur à la fabrication de la meth. «Elle est protégée et est utilisée dans la préparation de remèdes. En théorie, on pourrait en faire de la drogue, mais elle reste trop chère en Suisse.»
Les pilules thaïes sont donc fabriquées en Asie. «La méthamphétamine a complètement substitué l’héroïne en Thaïlande dans les années 90 avec un pic de toxicomanie inversé par rapport à ce qui existait avant (morphine, opium, héroïne), commente Olivier Guéniat. Et puis les grandes productions du Triangle d’or–Thaïlande, Laos, Myanmar–ont été remplacées par des laboratoires tenus par des fractions armées, beaucoup plus difficiles à découvrir pour les forces gouvernementales. Impossible de savoir ce qui s’y passe et qui sont exactement les fabricants. Aujourd’hui, ils produisent des millions de pilules sans que cela ne se voie.»
Quant au crystal, il vient de République tchèque. Il n’est toutefois pas produit par un Walter White–qui décide d’exporter sa production là-bas à la fin de la série. Ce sont en effet des mafias vietnamiennes qui l’élaborent sur place, avec un savoir-faire acquis dans leur pays d’origine. «Ils exportent leur production, 70 tonnes par an, en Allemagne, en Estonie, en Lituanie, en Hollande, en Finlande et maintenant en Suisse. Leurs laboratoires, montés dans des caves, des entrepôts désaffectés, des garages, sont très sales. Et les produits précurseurs employés ne sont pas de la qualité vue dans Breaking Bad. Leur rentabilité reste moins importante, mais ils s’en moquent. A ce jour, la production de méthamphétamine se rapproche dangereusement de la Suisse en envahissant l’Allemagne. Cela se remarque dans l’analyse des eaux usées.» (Lire l’article).
Olivier Guéniat déplore qu’il n’existe, en Suisse, aucun système organisé de monitoring. Parce que cela demeure l’affaire des cantons, qui sont tous autonomes. 900 policiers travaillent en Suisse dans la répression du trafic de stupéfiants. Quand on attrape une organisation, malheureusement, «c’est une goutte, non pas dans un océan, mais dans une baignoire, ironise Olivier Guéniat. Nous luttons contre à peine 3% du marché réel. Le 97% restant est libre, sous contrainte, mais libre. Tant que la drogue reste une affaire cantonale, les mafias continuent leur travail. L’arbre tient le coup. Quand on coupe une branche, il n’a même pas mal…»
Lire l’article suivant: Plongées en eau trouble