Jean Monnet avant l’Europe

Entretien avec Vincent Bezençon, archiviste responsable à la Fondation Jean Monnet pour l’Europe. En complément de l’article paru dans Allez savoir ! 84, octobre 2023

Pourquoi, dans cette exposition virtuelle dont la curatrice est Laure Torello, vous intéressez-vous à la vie personnelle de Jean Monnet ?

Nous essayons de faire un pas de côté par rapport au Jean Monnet «institutionnel», le «Monsieur Europe» déjà très connu. Nous nous sommes basés sur des archives moins consultées, voire, pour certaines, qui n’avaient encore jamais été décrites et mises à disposition. Récemment, nous avons mené l’inventaire de ses papiers personnels, notamment autour de sa vie familiale. Cette exposition, qui dure jusqu’au printemps 2024, constitue l’occasion de les mettre en valeur.

Ce n’est pas votre première exposition un peu décalée consacrée à Jean Monnet…

L’an passé, nous avons mis l’accent sur les personnes qui ont travaillé avec lui, tant les «petites mains» comme les secrétaires, que les spécialistes issus des mondes académiques et privés, afin de montrer la diversité de l’entourage professionnel de Jean Monnet.

Grâce aux photographies présentées dans l’exposition actuelle, on découvre la vie sentimentale et familiale de Jean Monnet, mais également ses années de formation. Par exemple, enfant, il écoutait les conversations de ses parents au sujet de leur entreprise, les Cognacs Monnet.

Cela lui a donné une certaine compréhension des enjeux de la mondialisation. Contrairement à d’autres lieux en France, la région de Cognac, au XIXe siècle déjà, était tournée vers le commerce international et l’exportation, notamment outre-Atlantique. Très jeune, avec les encouragements de son père Jean-Gabriel, Jean Monnet a endossé beaucoup de responsabilités. Il a appris l’anglais à Londres à 18 ans, puis s’est rendu aux États-Unis pour développer l’entreprise familiale. Imaginez le jeune Jean Monnet, né en 1888 dans une Europe morcelée composée d’États concurrents et nationalistes, qui découvre un pays fédéral aussi vaste que l’Europe, dans lequel on se déplace et on commerce librement. Cela l’a forcément marqué. Certes, il a été formé « à la dure » dans le monde des affaires, mais comme il était débrouillard, il a réussi à négocier des contrats avec de grandes sociétés comme la Hudson’s Bay Company. Tout en prenant quand même le temps de faire des photos touristiques, par exemple aux chutes du Niagara!

Cette image, et celle où il pose devant un séquoia vers 1912-1913 à Vancouver, font un peu « Tintin en Amérique ». Il y a un côté aventureux chez lui.

C’était une époque bien différente. Avec ce bagage, Jean Monnet a été nommé secrétaire général adjoint de la Société des Nations en 1919, à 30 ans. Je trouve intéressant de montrer que cet homme d’État très connu, qui a commencé en tant que «commis voyageur», a pu atteindre de grandes responsabilités sans faire de longues études.

Son côté «entrepreneur» est frappant !

Dans certains milieux, l’Europe d’aujourd’hui est considérée comme technocratique, et, par extension, Jean Monnet devrait l’avoir été lui-même. Mais ce n’est pas du tout vrai. Libéral dans l’âme, au sens économique du terme, il s’est par exemple opposé à l’existence d’un statut de fonctionnaire européen. Il voulait des institutions plutôt petites et agiles pour s’adapter facilement aux changements et aux besoins futurs de l’intégration européenne.

Sa vie sentimentale a été un peu exotique. Sa compagne Silvia a eu sa première fille, Anna, avec lui alors qu’elle était encore mariée à un autre homme. Vous avez pu parler de cela librement ?

Il est clair que Jean Monnet était un personnage assez discret, il n’a toutefois pas laissé d’instructions sur la manière de traiter sa vie privée. Cette histoire n’est toutefois pas nouvelle, puisqu’elle est relatée dans la biographie écrite par Éric Roussel. De plus, cela met en lumière Silvia Monnet, une personnalité très intéressante mais encore fort peu connue. Des recherches historiques à son sujet sont toutefois en cours, notamment sur la base des documents conservés à la Fondation Jean Monnet pour l’Europe.

Exposition à voir sur archivesjeanmonnet.org

Laisser un commentaire