De l’usage du tutoiement à l’emploi des questions ouvertes en passant par l’analyse du type de personnalité, Julie Courvoisier, devenue inspectrice scientifique, a écrit sa thèse sur les interrogatoires de police. Il est loin le temps où l’on tapait sur la tête des suspects avec un bottin de téléphone.
Il fallait le faire, elle l’a fait. Julie Courvoisier, désormais inspectrice scientifique à la Police neuchâteloise, a écrit un véritable page-turner. Sa thèse (1), réalisée dans le cadre de l’École des sciences criminelles de l’UNIL, dévoile des informations captivantes sur les interrogatoires de police. Les afficionados des séries policières pourraient penser tout savoir sur le sujet, mais la réalité est bien plus complexe et passionnante à lire sous la plume de l’inspectrice Courvoisier. Pour mener son enquête, elle a sélectionné trois brigades de polices judiciaires (criminelle, mœurs et mineurs) des cantons de Vaud et de Genève. Elle a procédé à septante entretiens avec des policiers, et vingt autres avec des avocats et procureurs. Elle a également effectué des observations au sein de ces deux mêmes polices. Elle s’est aussi plongée dans les différentes techniques d’interrogatoires, telles les méthodes PEACE, PROGREAI ou le modèle de Michel Saint-Yves.
Du tutoiement à l’art complexe de poser des questions ouvertes, en passant par les avantages et désavantages de travailler en binôme, voici, résumées en neuf points, les tactiques de l’interrogatoire, qui constitue le cœur du métier de policier.
I. Psychologie et humanité
Les techniques d’interrogatoire ont beaucoup évolué. Depuis une vingtaine d’années, l’accent est mis sur la psychologie et les liens de confiance. Julie Courvoisier constate: «Il est beaucoup fait mention du protocole Méndez qui met en avant une empathie sincère, une attitude ouverte, le respect et le non-jugement, alors qu’il y a de nombreuses années, la police employait des méthodes beaucoup plus cœrcitives, voire même un peu manipulatoires.» Pourquoi ce changement? Des études ont montré que les interrogatoires menés avec empathie facilitent la parole. De nombreuses recherches ont été faites auprès de prisonniers, de meurtriers et de délinquants sexuels. On leur a demandé pourquoi ils avaient avoué ou non des faits. Beaucoup ont expliqué qu’initialement, ils avaient l’intention de parler, puis, au vu de l’attitude dépourvue d’empathie du policier, ils se sont dit: «Je ne lui donnerai rien!» À l’inverse, certains se dévoileront, alors que ce n’était pas leur intention, car le policier s’est montré empathique.
Lors des formations qu’elle donne, la Neuchâteloise explique qu’il faut envisager l’interrogatoire comme une situation de vie. «Si j’ai l’impression qu’une personne m’écoute, me respecte et n’est pas dans le jugement, j’aurai tendance à lui confier des choses personnelles, voire honteuses. Mais si elle me prend de haut, me coupe la parole tout le temps, je n’aurai rien à lui dire.»
Julie Courvoisier rappelle qu’être en empathie ne veut pas dire faire «copain-copain» ou se faire marcher dessus, contrairement à ce que peuvent encore penser certains policiers. «Laisser parler la personne, ça ne veut pas dire perdre le lead de l’interrogatoire.»
La docteure en sciences criminelles précise que les policiers ne sont évidemment pas toujours dans l’écoute et l’empathie. «Il peut aussi y avoir des interrogatoires plus directs lors desquels on tape du poing sur la table. C’est aussi une tactique.»
II. Préparer l’interrogatoire
L’inspectrice neuchâteloise rappelle les quatre éléments à considérer lors de la phase préparatoire: les informations sur l’infraction et la victime, celles sur le prévenu, les objectifs de l’audition et l’aménagement de la salle. Plusieurs policiers lui ont confié qu’il est plus facile de créer un climat intime et propice aux confidences en se positionnant de part et d’autre d’un coin de table (à un angle de 90°), et non pas face à face, avec une table entre eux et le prévenu, comme c’est le cas en général. Cette disposition «en triangle» permet également à l’enquêteur qui prend le PV derrière son ordinateur, d’observer «sans être vu». Julie Courvoisier cite également une étude américaine (2) qui préconise d’établir une atmosphère calme, d’éviter toute distraction – exit les couleurs murales et les tableaux –, d’avoir une lumière adéquate, de couper son téléphone et d’éviter le bruit de collègues qui parlent entre eux.
III. Être seul ou en binôme
La question a son importance. Julie Courvoisier explique que les pratiques diffèrent. Des fois, les auditions se font automatiquement en binôme, mais parfois ce n’est pas le cas pour des raisons logistiques ou d’habitude. Être deux comporte des avantages: cela permet d’être pleinement dans la relation, dans l’écoute et la réflexion des prochaines questions, au lieu de prendre le procès-verbal et devoir interrompre le récit pour le retranscrire. «Certains de mes interlocuteurs estiment aussi que, face à un prévenu et son mandataire, il s’avère délicat d’être en infériorité numérique.» De plus, l’avocat est une personne supplémentaire à gérer, qui peut intervenir, poser des questions ou se montrer problématique dans certains cas. «Cette configuration peut aussi donner un sentiment de puissance et de force chez le suspect, face à la police, ce qui peut se révéler néfaste pour le déroulement et le résultat de l’audition.»
Évidemment, mieux vaut avoir un bon binôme. Alors qu’elle était jeune policière, il est arrivé à Julie Courvoisier de travailler avec un collègue plus expérimenté, convaincu qu’il fallait taper du poing sur la table. «Mais cela ne menait nulle part. J’avais l’impression que cette façon de faire allait à l’encontre de ce que je voulais.» Aujourd’hui, elle met les points sur les i. «S’il y a vraiment une manière dont on veut amener les choses, on a meilleur temps de dire au collègue qui va greffer: “Je vais essayer de l’amener comme ça”. J’aime alors bien dire à mon binôme: “Si tu as des questions à poser à la personne, tu peux me les noter”.» Dans d’autres cas, si elle connaît bien son collègue et sait que «ça roule», il est libre d’intervenir à n’importe quel moment. «Je sais qu’on est dans la même tactique et qu’il ne va pas me casser mon interrogatoire.»
IV. Le bon et le mauvais flic
C’est la plus célèbre des tactiques. Un policier va se montrer désagréable. Son collègue pourra ensuite prendre le relais en se montrant gentil et diamétralement opposé, de sorte à provoquer chez le prévenu une envie de s’expliquer et se confier. Cette technique est-elle encore utilisée? Oui, cela arrive, répond l’inspectrice neuchâteloise, mais pas du début à la fin d’un interrogatoire. «Parfois, un des deux policiers est déjà dans une bonne relation avec le prévenu. Dans le cas où il nous raconte des choses qui ne sont pas logiques, c’est à l’autre policier de jouer le rôle moralisateur ou d’être plus ferme et strict.»
V. Importance du silence
Spécialisée dans les auditions d’enfants – durant lesquelles son rôle est de le laisser parler, de s’adapter à son récit et de ne prendre la parole que pour le relancer –, Julie Courvoisier pratique beaucoup les silences. «Je pense que c’est quelque chose qui est malheureusement peu utilisé. Lorsqu’on pose une question, on oublie que la personne doit d’abord la comprendre. Elle doit ensuite aller chercher l’information, puis prendre le temps de réfléchir à la manière de la restituer.» La plupart du temps, la personne qui est face à la police est stressée. Julie Courvoisier explique: «Les gens craignent de mal dire les choses. Ils ne sont peut-être pas de langue maternelle française. Leur laisser un peu le temps peut avoir son importance.» Le silence peut également être une tactique: «Peu de gens aiment les silences. Si on laisse un petit temps, ils vont vouloir rompre ce silence en amenant des éléments supplémentaires qui peuvent être intéressants.»
VI. Questions ouvertes
«Dites-nous tout ce qui s’est passé…», «Expliquez-nous…» ou encore «Décrivez-nous…», voilà trois exemples de questions ouvertes. Quant aux fameux «qui, quoi, quand, où, comment, pourquoi?», ils sont considérés comme des questions fermées ou d’approfondissement. Julie Courvoisier explique que dès le début des années 1900, des chercheurs ont observé que les questions ouvertes produisaient des réponses plus longues que des questions fermées. Les recherches menées depuis lors sont arrivées à des résultats similaires. «Une étude canadienne a montré qu’en moyenne les questions ouvertes produisaient six fois plus d’informations que les questions d’approfondissement et neuf fois plus d’informations que les questions fermées.»
L’inspectrice Courvoisier donne un exemple: «Si on veut savoir ce qu’a fait une personne depuis qu’elle est sortie du bar jusqu’à son arrivée chez elle, on peut lui demander: “Avez-vous pris le bus? Avez-vous rencontré quelqu’un?” On pourra poser toutes sortes de questions fermées auxquelles elle répondra par oui ou non, ou par de petits mots. Mais si on demande: “Dites-nous tout ce qui s’est passé depuis que vous êtes sortie du bar jusqu’à ce que vous arriviez chez vous”, c’est très ouvert. La victime a des chances de répondre à toutes les questions qu’on voulait poser, et peut-être qu’elle amènera des éléments auxquels nous n’aurions même pas pensé.»
VII. Tutoyer ou vouvoyer
«Des fois je vouvoie, des fois je tutoie. Il faut s’adapter à la personne qu’on a en face, ça dépend de l’âge, du contact, du niveau social, ça dépend de l’attitude du gars.» Voici la citation d’un des inspecteurs de la Brigade des mœurs de Genève interrogé par Julie Courvoisier. Elle explique que si, en Suisse, le vouvoiement est une règle implicite de base, le tutoiement est de mise dans certains cas. «Ce n’est alors pas du tout un manque de respect, le “tu” est employé pour faciliter la communication ou favoriser le lien, car une des bonnes qualités du policier c’est de s’adapter à l’autre.» La quasi-totalité des inspecteurs questionnés dans sa thèse explique tutoyer d’office les mineurs. Le but? Créer un contact avec le jeune et faciliter la compréhension, car certaines tournures de phrases liées au vouvoiement peuvent être complexes. Et Julie Courvoisier de citer un autre inspecteur: «Les mineurs, quand on leur dit “vous”, ils disent: “Mais non j’étais tout seul!”. Ça m’est arrivé plusieurs fois. Ils ne comprennent pas qu’on leur dise “vous”, ils ont l’habitude que tout le monde leur dise “tu”.»
Les policiers utilisent également le «tu» avec certaines ethnies peu habituées aux formes de politesse, et qui ne sont pas à l’aise avec le vouvoiement qui peut engendrer des incompréhensions.
Troisième cas de figure: les policiers estiment logique d’utiliser le tutoiement lorsqu’ils connaissent déjà le prévenu, et que le tutoiement a déjà été instauré entre eux. À noter que tous ont indiqué qu’avant de tutoyer un prévenu, son assentiment est obligatoire et qu’ils acceptent d’être tutoyés en retour.
VIII. Introvertis ou extravertis
L’ancienne étudiante de l’École des sciences criminelles (Faculté de droit, des sciences criminelles et d’administration publique) détaille ce qui constitue le cœur de la formation donnée par Michel Saint-Yves, psychologue judiciaire à la Sûreté du Québec et enseignant à l’École nationale de police du Québec. L’extraverti a des traits narcissiques et se retrouvera plus généralement chez les braqueurs ou dans les délits financiers. «Un extraverti va être un peu cérébral, en interrogatoire il va dire: “ Ok, vas-y, montre-moi ce que tu as et puis je regarde si j’ai meilleur temps d’avouer ou pas”. Donc il va falloir montrer un peu les preuves qu’on a à disposition, ou aller dans la flatterie en disant: “Ben dis donc, en tout cas le type qui a fait ça, je pense qu’il doit être le chef de la bande”.»
L’extraverti a moins besoin d’être rassuré, contrairement à l’introverti. Avec ce dernier, les enquêteurs doivent se focaliser sur ses émotions pour lui permettre d’expliquer ses actes. L’inspectrice Courvoisier cite Michel Saint-Yves: «Un introverti commettra plus des délits un peu honteux, des délits sexuels. Le processus qui peut l’amener à s’expliquer est viscéral, car émotionnel. Il est important d’utiliser des tactiques qui vont augmenter son sentiment de culpabilité, ses remords ou son besoin psychologique de parler. Pour cette raison, les enquêteurs doivent se montrer empathiques et compatissants.»
Évidemment, les différentes personnalités ne sont pas figées dans le marbre: un prévenu peut être «un petit peu des deux», c’est alors au policier de se préparer, en fonction du délit et des éléments transmis par les personnes qui ont déjà entendu le prévenu.
IX. Clôturer l’interrogatoire
La manière dont un interrogatoire se termine n’est pas anodine. Julie Courvoisier explique: «Le prévenu ne doit pas avoir le sentiment de s’être fait “blouser”, ou se dire que le policier a eu ce qu’il voulait, au revoir merci!» Les recherches indiquent que cette étape est souvent mal effectuée, oubliée ou bâclée par les enquêteurs. Elle dure en moyenne moins de deux minutes, et même moins d’une minute dans plus de 80 % des cas. Les policiers que Julie Courvoisier a interviewés terminent leur interrogatoire par la relecture et la signature du procès-verbal. Peu d’entre eux expliquent au prévenu ce qui se passera par la suite, sauf si ce dernier leur pose la question. C’est pourtant recommandé, comme il serait souhaitable de maintenir le lien jusqu’à la séparation physique. «On se doit de garder le respect jusqu’au bout. On ne sait jamais si nous-même ou un autre collègue va revoir la personne. Si elle a le sentiment de s’être fait berner et regrette d’avoir parlé, ce ne sera plus pareil. Par contre, si les choses se passent bien, la personne ira de l’avant et cela l’aidera dans ce que j’appelle son processus de guérison.» /
1) L’interrogatoire de police: État des lieux des pratiques dans deux corps de police suisses. Par Julie Courvoisier (2023). Disponible sur serval.unil.ch
(2) Criminal interrogation and confessions. Par F.E Inbau, J. E. Reid, J. P. Buck-ley et B.C. Jayne. Jones and Bartlett Publishers (2004 pour la 4e édition).