Certaines études suggèrent désormais que, si la banque Lehman Brothers s’était appelée Lehman Sisters, elle n’aurait pas fait faillite. Parce que les patronnes des entreprises seraient plus prudentes que les patrons… A l’occasion du « Forum des 100 », qui a eu lieu le 24 mai à l’UNIL, Allez savoir! fait le point au sujet des clichés qui poursuivent les femmes dans les entreprises avec Stéphanie Ginalski, une spécialiste des élites économiques suisses. Propos recueillis par Sonia Arnal
Dans le cercle restreint des puissants qui détiennent le pouvoir économique en Suisse, les femmes ne représentent que 15% des effectifs. Des voix s’élèvent pourtant pour leur octroyer une plus large place à la tête des entreprises, pour des raisons de rentabilité notamment. Avec pour argument, par exemple, que si Lehman Brothers avait été Lehman Sisters, les Etats-Unis puis le reste du monde se seraient épargné une crise financière et économique majeure. Seront-elles bientôt plus nombreuses parmi les dirigeants? Stéphanie Ginalski, maître d’enseignement et de recherche à l’Institut d’études politiques, historiques et internationales de la Faculté des sciences sociales et politiques de l’Université de Lausanne (UNIL), spécialiste des élites économiques suisses, répond.
Cette idée d’un Lehman Sisters qui évite la catastrophe parce que les femmes sont plus prudentes en affaires, vous y croyez?
Stéphanie Ginalski: Une étude avance en effet cette thèse, mais elle reprend des stéréotypes bien établis: les femmes auraient moins le goût du risque, seraient plus raisonnables, penseraient à plus long terme, notamment parce qu’elles sont mères et misent sur la sécurité. C’est au moment de la révolution industrielle que le travail salarié devient un phénomène de masse, et que s’opère au sein de ce travail salarié une distinction entre les genres qui a cours aujourd’hui encore: à l’homme la vie à l’extérieur et le rôle de breadwinner, à la femme le foyer. On a ensuite associé des traits de caractères aux deux genres, en fonction de cette répartition des espaces. Ce qui est amusant, c’est qu’on a longtemps tenu les femmes éloignées du pouvoir parce qu’on estimait que ces traits étaient un handicap: pour être à la tête d’une entreprise, il fallait oser, prendre des risques, foncer. Je constate qu’on a toujours les mêmes préjugés à propos des femmes – ce qui a changé depuis 2008, c’est que maintenant ils sont connotés positivement.
Est-ce qu’il y a tout de même des points communs dans les styles de management que les femmes adoptent, une façon féminine de diriger?
Margaret Thatcher ou Christine Lagarde n’incarnent pas exactement la douceur, l’empathie et la culture du dialogue que l’on aime projeter sur les femmes dans l’exercice du pouvoir. On imagine qu’une femme à la tête d’une multinationale va se conduire avec plus de bonté, comme on aime à imaginer que si plus de femmes gouvernaient des nations, il y aurait moins de guerres. Je pense que ce sont aussi des stéréotypes, mais il n’existe pas d’études qui tirent des conclusions scientifiques valables sur ces questions.
Pourtant, beaucoup de gens d’horizons divers s’accordent à penser qu’il serait favorable de compter davantage de femmes à la tête des entreprises…
Oui, il y a actuellement un consensus sur cette assertion, tant dans les milieux économiques que politiques ou plus largement dans la société. Cela dit, c’est souvent soutenu par des arguments économiques, rarement pour des considérations égalitaires ou par principe. Les multinationales, par exemple, sont actives pour arriver à plus de diversité et justifient cet objectif par un élément financier: avoir un meilleur équilibre entre les genres augmenterait la rentabilité.
Vous avez l’air sceptique?
Il y a tellement de paramètres qui influent sur les performances d’une entreprise qu’il me semble difficile d’isoler la représentation des femmes aux postes de direction pour prouver qu’elles ont un impact positif sur le bilan. Mais après tout, si cela peut aider… Je note aussi que tout le monde se dit favorable à cette évolution, mais les rares femmes qui occupent ces postes sont aujourd’hui encore prises entre des injonctions contradictoires: on stigmatise comme mères indignes celles qui ne prennent pas de congé maternité quand elles donnent naissance à un enfant, et comme des patronnes irresponsables celles qui le font.
Vous relevez dans votre étude qu’en Suisse, les places dans l’élite économique sont encore rares pour elles. Jusqu’aux années 70, seul 0,5% des postes importants étaient occupés par des femmes…
Oui, et depuis le début du XXe siècle jusqu’aux années 70, ce sont toujours des épouses, des sœurs ou des filles d’entrepreneurs qui siègent au conseil d’administration, pour des raisons familiales, pas pour des compétences personnelles. Aucune ne le préside, aucune n’est directrice générale. Cela dit, dans les deux autres sphères que nous étudions à l’UNIL, soit la politique et l’administration, on est dans cette même période à 0%…
Mais c’est quoi, au fond, appartenir à l’élite suisse?
Nous avons, à l’Observatoire des élites suisses de l’UNIL, des critères assez précis selon le champ d’activité. Pour l’économie, nous retenons le directeur général, le président et les membres du conseil d’administration des 110 plus grandes entreprises. Nous complétons avec les dirigeants de certaines associations patronales, par exemple l’Association suisse des banquiers (ASB).
Quand est-ce que ces sphères d’influence se sont ouvertes aux femmes?
Le droit de vote et d’éligibilité au niveau national, finalement accordé aux citoyennes en 1971, leur a évidemment donné accès à des responsabilités politiques. Ces élues ont aussi été les premières à être choisies, puisqu’il s’agit ici de cooptation, pour siéger dans les conseils d’administration. Elles sont arrivées progressivement dans les années 80. Par rapport à de nombreux pays, ce combat politique a abouti très tardivement en Suisse, et il a pris aux femmes beaucoup d’énergie – c’est ce qui explique qu’elles soient longtemps peu présentes dans les élites. Avec, en plus, pour corollaire des retards dans la création de places de crèches, d’un congé maternité payé… autant d’éléments qui compliquent les carrières.
Est-ce qu’aujourd’hui la politique est toujours la voie royale, quand on est une femme, pour accéder à l’élite économique?
Elle reste une option, mais ce n’est pas la seule. Il y a toujours les liens familiaux, comme on le voit par exemple avec la fille de Christoph Blocher, Magdalena Martullo-Blocher, aujourd’hui à la tête de EMS Chemie. Et depuis les années 2000 et l’essor de la mondialisation, il y a une tendance forte en Suisse, qui concerne aussi bien les hommes que les femmes, à embaucher à l’international. De nombreuses femmes sont entrées par cette porte.
Et pour les hommes, quel est le chemin le plus facile?
Pour grimper dans la hiérarchie et accéder aux postes de CEO ou président de conseil d’administration, l’armée a longtemps joué un rôle important: plus de la moitié des membres masculins de l’élite économique ont des grades relativement élevés. Il y a longtemps eu cette idée que savoir mener des soldats était un atout pour un bon management. Sans compter le réseau: les hommes qui ont fait l’armée ensemble collaborent volontiers et se cooptent quand il y a un poste à pourvoir. C’est évidemment un handicap supplémentaire pour les femmes, qui ne peuvent pas faire jouer ces relations.
Est-ce toujours le cas aujourd’hui?
Oui, parce que les hommes en place aujourd’hui ont en général une cinquantaine d’années ou plus, et qu’ils sont donc passés par ce cursus. Parmi les plus jeunes, et cela va sans doute se renforcer avec le renouvellement naturel des dirigeants, c’est moins le cas. L’obtention d’un MBA est de plus en plus fréquente, au détriment de la carrière militaire.
Est-ce qu’il y a d’autres passages obligés pour faire partie de cette élite économique?
Dans l’élite économique suisse, on constate que deux formations sont particulièrement représentées: HEC et l’ingénierie, avec l’EPFL ou l’EPFZ. Il y a d’ailleurs peu de femmes ingénieures, ce qui est un obstacle de plus.
Je suis une fille, j’ai 18 ans, mon ambition est de diriger un jour une entreprise ou un conseil d’administration. Que dois-je faire pour mettre toutes les chances de mon côté?
C’est très difficile de dresser un profil type de celles qui ont réussi pour ensuite donner des conseils aux suivantes. D’abord parce qu’elles sont tellement rares qu’on peut difficilement en tirer des conclusions générales, ensuite parce que nous n’avons pas accès à toutes les données, pour des questions de respect de la sphère privée – on ne sait pas grand-chose des origines ou de la situation familiale par exemple.
Comment se situe la Suisse par rapport aux pays voisins, en termes d’égalité?
Nous sommes passés de 0,5% à 15% en une cinquantaine d’années, mais il y a toujours beaucoup moins de femmes dans les élites économiques suisses que dans l’Union européenne, où elles sont à 26%. Si on est un peu plus sélectif et qu’on ne garde que les présidentes de conseil ou les directrices générales, on est encore bien en dessous, – 4% pour cette dernière catégorie par exemple.
Les quotas, pour que ça change, c’est une bonne idée?
C’est une question délicate et très controversée. Les milieux patronaux y sont très hostiles. Certaines féministes s’y opposent aussi, parce qu’y avoir recours légitime cette idée que les femmes ont besoin qu’on les privilégie pour réussir, que leurs compétences seules ne suffisent pas, et, évidemment, c’est énervant. Je relèverai que la Norvège a introduit des quotas et que, très vite, le pays a atteint 40% de femmes dans les conseils d’administration. Pour arriver à une parité, le quota est indéniablement un accélérateur: on gagnerait beaucoup de temps.