Derrière chaque grenouille suisse se camoufle, peut-être, un «alien». Autrement dit, une espèce invasive qui n’a rien à faire dans nos mares. C’est du moins ce qu’ont découvert des chercheurs du Département d’écologie et évolution de l’UNIL, où la génétique permet de mettre au jour des amphibiens insoupçonnés jusqu’à aujourd’hui. Et d’expliquer le brusque déclin d’espèces locales, surtout dans le canton de Vaud.
Une rainette peut en cacher une autre, un triton crêté aussi. Même une petite grenouille verte est capable de masquer sa véritable identité. C’est la génétique qui le dit. Christophe Dufresnes et Sylvain Dubey, docteurs en biologie à l’UNIL, ont en effet découvert qu’il existait en Suisse des espèces de batraciens inattendues et qu’on les confondait bien plus souvent qu’on l’imagine avec les espèces locales. Un fait des plus ennuyeux, car les grenouilles, les crapauds et les tritons sont très menacés. Ils risquent même de disparaître.
Une mauvaise nouvelle donc: on a repéré qu’on avait pris des mesures qui protègent des espèces invasives quand on pensait soutenir les locales. Pour une bonne: la génétique démontre qu’il reste à détecter de nombreuses espèces d’amphibiens encore inconnues. Et cela partout dans le monde. A la manière de Mulder et Scully dans la série télé des années 90 The X-Files – une comparaison malicieuse imaginée par Christophe Dufresnes – les deux chercheurs ont mené des enquêtes entre Suisse et Asie. Et ont conclu que la vérité était ailleurs. Séquençage et autopsie des aliens.
Petite grenouille verte vs 4 redoutables aliens
En homme de terrain, Sylvain Dubey, privat-docent au DEE et chef de projet chez Hintermann & Weber à Montreux («le plus grand bureau de Suisse en terme de conseil en Environnement») s’est un jour dit que les variations de couleur qu’il observait chez les petites grenouilles vertes étaient un indice permettant peut-être d’identifier d’autres espèces. «La petite grenouille verte était en déclin et, tout à coup, on a remarqué qu’il y en avait plus dans l’est de la Suisse, sans comprendre pourquoi. Jamais personne n’avait regardé sa génétique parce qu’on pensait simplement qu’elle était de chez nous, explique le docteur en biologie, également correspondant régional du KARCH (Centre Suisse de Coordination pour la Protection des Amphibiens et Reptiles de Suisse). J’ai donc attrapé quelques individus, j’ai séquencé leur ADN et je me suis rendu compte qu’il y avait en fait trois espèces.»
En effet, plutôt que de ne trouver que la grenouille de Lessona (Pelophylax lessonae), notre espèce indigène, Sylvain Dubey a aussi détecté des échantillons de la grenouille de Berger (Pelophylax bergeri), une italienne invasive. «Comme il y a peu d’isolation génétique entre ces deux espèces, lorsqu’elles s’hybrident, tout se mélange.» Pire encore? le chercheur, avec l’aide de son collègue Christophe Dufresnes, a constaté que les grenouilles de Lessona et de Berger peuvent s’hybrider avec les trois espèces de grenouilles rieuses présentes en Suisse, à savoir Pelophylax ridibundus, venue de l’est de l’Europe, Pelophylax kurtmuelleri, des Balkans, et Pelophylax bedriagae, de Turquie.
Les mâles préfèrent les grosses
«On n’a aucune idée de comment est arrivée la grenouille de Berger en Suisse. En revanche, les grenouilles rieuses ont été introduites pour la consommation de leurs cuisses généreuses il y a environ cinquante ans.» Les mâles grenouilles de Lessona et de Berger, qui mesurent environ 5 cm, sont attirés par les grosses femelles, qui sont censées pondre plus d’œufs. Ils se font ainsi berner par les formes alléchantes des femelles rieuses (jusqu’à 17 cm), terriblement voraces, aptes à chasser sous l’eau, à dévorer un oiseau ou une couleuvre. Donc dangereuses pour les autres espèces.
«Le problème avec elles, c’est que, quand elles s’hybrident avec la grenouille de Lessona ou de Berger, les génomes ne se mélangent pas. On assiste à une hybridogenèse: la naissance d’une sorte de «nouvelle espèce». Lorsqu’elle se reproduit, le génome de la grenouille de Lessona ou de Berger est évincé. On se dirige donc vers l’exclusion de notre grenouille indigène.»
Le biologiste précise qu’après cette découverte, le statut de Lessona, considérée comme vulnérable aujourd’hui et sur la liste rouge des amphibiens menacés de Suisse, risque de changer. «Elle va sans doute devenir en danger d’extinction critique. Tout devrait être remis à jour en 2018. Dans le nord des Alpes, il ne reste qu’une population dans la vallée de Joux. Si on ne met pas en place de fortes mesures de conservation, elle va disparaître.»
Les tritons crêtés européens ne sont pas seuls
En 2002, Sylvain Dubey arpentait le Bois de Chênes à Genolier à la recherche de tritons crêtés européens (Triturus cristatus) quand il est tombé sur un «spécimen bizarre». Après avoir fourni quelques échantillons au Laboratoire de biologie de la conservation de l’UNIL, il a laissé l’équipe du professeur Luca Fumagalli se charger des analyses génétiques. Christophe Dufresnes a finalisé le travail récemment. L’étude s’est étendue de La Côte au Chablais, à Saint-Triphon.
Résultat: un certain triton crêté italien (Triturus carnifex), présent dans le sud des Alpes, a remplacé le local. «A Genève, la problématique est connue depuis longtemps, souligne Sylvain Dubey. On sait que des chercheurs en ont relâché il y a plusieurs dizaines d’années. Maintenant, le carnifex italien s’est implanté dans tout l’arc lémanique. Le seul endroit où on a retrouvé des tritons crêtés européens, c’est dans le Chablais.» Toutefois, la troisième correction du Rhône (Rhône 3) inquiète le biologiste. «Les nouvelles zones alluviales seront superbes pour la faune, mais risquent d’avoir un impact négatif sur la population de tritons crêtés européens.»
Les deux espèces de tritons crêtés s’hybrident, bien que génétiquement différents, au détriment de l’européen. «Morphologiquement, on obtient des individus intermédiaires. Puis, petit à petit, l’italien prend le dessus génétiquement. A la fin, il ne s’agit plus d’hybrides, mais d’italiens. On peut parler de pollution génétique.» Ainsi, le triton crêté européen est très menacé en Suisse, remplacé peu à peu par un carnifex capable de faire sa niche n’importe où. «Il pourrait même se maintenir dans une gouille!»
Lors de la réalisation de son master, Sylvain Dubey s’est frotté aux rainettes des Grangettes. Cette réserve naturelle abrite une faune incroyable, dont de nombreux amphibiens. «J’ai réalisé du séquençage ADN mitochondrial, qui donne une lignée maternelle puisque les mitochondries sont transportées par les femelles. Grâce aux analyses génétiques, j’ai remarqué la présence de rainettes vertes italiennes (Hyla intermedia) au lieu des attendues rainettes vertes du Plateau suisse (Hyla arborea). Christophe Dufresnes a poussé les analyses plus loin et a découvert qu’il s’agissait en fait d’une population totalement hybride.»
Horreur: bien que ces deux espèces de rainettes se ressemblent comme des jumelles, elles sont aussi éloignées génétiquement que l’homme et le chimpanzé. «Très divergentes, les hybrides ne sont probablement pas saines du tout. On suppose une incompatibilité génétique. De ce fait, l’an passé, on n’a pas entendu de chanteurs rainettes aux Grangettes durant la période des amours. Ce qui prouverait que l’espèce s’est éteinte. L’hybridation les a tuées, mais pas seulement. Elles ont aussi mal survécu aux variations du niveau du Léman.»
Quand vient la nuit, les mâles chantent
La rainette est protégée en Suisse, car sa population a baissé de 70% en cinquante ans. Cependant, on peut encore écouter des Hyla arborea à Lavigny qui abrite la plus importante population helvétique. «Les amphibiens se reproduisent en lek durant la nuit, précise Christophe Dufresnes, spécialiste de l’évolution et de la conservation des amphibiens. Cela veut dire que les mâles se réunissent à la mare et chantent en chœur. Les femelles se laissent guider par ces mélodies pour trouver l’étang où il y a le plus de mâles et font ensuite leur choix.» Le biologiste de l’UNIL, post-doctorant à l’Université de Sheffield en Angleterre depuis quelques mois grâce à une bourse du Fonds National Suisse, indique que, selon diverses études, ce n’est pas forcément celui qui chante le mieux qui est élu, mais celui qui est suffisamment endurant pour répéter l’opération tous les soirs. «C’est un système qui permet d’optimiser les aptitudes de la population en sélectionnant les meilleurs individus.»
Diversité génétique
Sa thèse sur l’évolution du chromosome sexuel chez les rainettes européennes –qui a reçu le Prix d’excellence en biologie animale du professeur Henri-A. Guenin en 2015 – a entre autres permis de comprendre pourquoi, chez les rainettes, le chromosome Y n’est pas dégénéré comme chez l’homme. L’étude traite de 50 millions d’années d’évolution. «En regardant aussi le génome, j’ai réussi à avoir pas mal d’informations sur l’histoire évolutive des rainettes en général: comment les différentes espèces se sont créées, l’impact des glaciations, là où on trouve le plus de diversité, comment elles s’hybrident, etc. Cela a donné des idées sur la conservation de la rainette.» Elles paraîtraient moins menacées dans les régions où elles ont le plus de diversité génétique. Pourquoi? «Parce qu’elles s’y sont maintenues plus longtemps et ont eu plus de temps pour générer de la diversité et s’adapter localement. Dans les endroits où elles ne sont installées que depuis 15 000 ans après la glaciation, comme en Suisse, elles sont génétiquement pauvres et plus vulnérables.»
Toute la vérité sur les rainettes du Japon
Le spécialiste des rainettes aime à raconter que ces jolies grenouilles vertes viennent d’Amérique. «Elles ont colonisé le continent par le détroit de Béring une première fois il y a à peu près 40 millions d’années, puis une deuxième vague est arrivée 20 millions d’années plus tard. Ce qui fait qu’en Asie, on trouve des espèces très différentes les unes des autres, parce qu’elles sont issues de deux vagues de colonisation. Du coup, certaines espèces de rainettes asiatiques sont plus proches des européennes que d’autres espèces asiatiques, alors qu’elles ne se sont plus croisées depuis plus de 20 millions d’années.»
Durant son doctorat sur les espèces européennes, Christophe Dufresnes a travaillé sur des échantillons de rainettes asiatiques «pour enraciner leur arbre généalogique, savoir où les individus étudiés se situent par rapport au reste, faire une sorte de contrôle». Contre toute attente, le chercheur a découvert une incroyable diversité génétique dans les prélèvements reçus de rainettes japonaises. Distribuée sur l’archipel nippon et sur le continent, de la Corée du sud à la Sibérie orientale, la rainette dite du Japon (Hyla japonica) ne formerait pas une, mais deux, voire trois espèces différentes, inconnues jusqu’à ce jour. «Grâce aux échantillons reçus de Chine, du Japon et de la Corée du Sud, je me suis rendu compte qu’il existait deux grandes lignées génétiques, ayant divergé depuis au moins 5 millions d’années. Une sur les îles du nord du Japon, une autre sur celles du sud et sur le continent. Et en affinant, on peut même distinguer deux lignées génétiques entre le sud et le continent.»
Autre surprise: l’analyse d’échantillons de rainette de Suweon (Hyla suweonensis) de Corée du Sud et de Hyla immaculata de Chine a montré qu’il s’agissait en fait de la même espèce. «J’étais très embêté pour mon collègue coréen qui avait obtenu de l’argent pour sauver la Suweon, très menacée. Mais les Coréens vont probablement garder cette espèce dans l’immédiat, par fierté et parce que les révisions taxonomiques prennent du temps.» Car toutes ces études ont une grande portée sur la conservation des espèces. Dans le cas de la rainette du Japon, si l’on continue à penser qu’elle se trouve partout en Asie, personne ne s’inquiétera de la protéger. «Par contre, si on prend en compte nos résultats, c’est-à-dire la preuve génétique de la présence d’espèces différentes aux distributions restreintes, on va enfin faire des efforts pour sauver les populations menacées. D’autre part, quand nous décrivons des régions génétiquement peu diversifiées, cela peut être une sonnette d’alarme. Car les espèces d’amphibiens y sont sans doute moins adaptées et plus sensibles à la pression humaine, notamment aux pesticides découlant de l’agriculture intensive.»
Dernier article publié:
Cryptic invasion of Italian pool frogs (Pelophylax bergeri) across Western Europe unraveled by multilocus phylogeography. Dufresnes Christophe, Di Santo Lionel, Leuenberger Julien, Schuerch Johan, Mazepa Glib, Grandjean Nathalie, Canestrelli Daniele, Perrin Nicolas, Dubey Sylvain. Biological Invasions (2017).
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