Gustave Roud, la fascination des corps paysans

Fernand Cherpillod à la charrue. Diapositive, années 1940. © Fonds Gustave Roud, BCU/Lausanne, C.-A. Subilia
Fernand Cherpillod à la charrue. Diapositive, années 1940.
© Fonds Gustave Roud, BCU/Lausanne, C.-A. Subilia

A l’initiative du Centre de recherches sur les lettres romandes, qui fête son 50e anniversaire, trois professeurs en Lettres ont lancé une «Année Roud 2015», soit des publications et des manifestations universitaires ou muséales destinées à explorer les multiples pratiques du poète vaudois. De quoi découvrir cet auteur sous un tout autre jour.

D’abord, il y a la légende. Une représentation collective qui traverse les décennies et fige une personnalité sous quelques traits spécifiques. Ainsi, dans l’opinion publique, Gustave Roud, lorsqu’on se souvient de lui, n’a gardé qu’un seul visage. Celui de ce poète du Haut-Jorat qui n’a cessé de chercher, pendant toute sa vie, au cœur des campagnes vaudoises et de leurs paysages brumeux, les traces éparses d’un paradis perdu.

Les poèmes de l’auteur de l’Essai pour un paradis sont, en effet, tous marqués par cette tension métaphysique, la quête d’un accord réalisé et éprouvé ici et maintenant: un accord vécu dans le monde réel. Qu’ils prennent leur ancrage dans la contemplation des paysages qui l’entourent ou dans les scènes d’un quotidien rural, ses textes tendent tous vers une forme de sacré terrestre, que Roud nomme le «paradis humain».

Il n’en fallait pas plus pour que les commentateurs du poète se concentrent essentiellement sur ces rapports entre nature et spiritualité, solitude et plénitude. Et ce, d’autant plus que la biographie de l’écrivain, qui le dessine en colocataire éternel de sa sœur aînée dans la maison familiale de Carrouge, vient encore grossir cette représentation d’un poète esseulé retranché dans sa campagne. «Pour beaucoup, hélas, persiste la vision d’un homme solitaire, marchant dans les plaines et enfermé chez lui avec sa sœur», relève le professeur Antonio Rodriguez, par ailleurs président de l’Association des amis de Gustave Roud. «Il écrirait des poèmes, prendrait quelques photos le reste du temps, et voilà tout…»

La réalité derrière la légende

L’image d’Epinal est assez jolie, il est vrai, mais passablement sommaire. C’est ce que s’apprêtent à mettre en avant les différentes manifestations liées à cette «Année Gustave Roud» (lire ci-dessous), nourries par les documents et les archives conservés au Centre de recherches sur les lettres romandes et à la Bibliothèque cantonale et universitaire.

En premier lieu, Gustave Roud n’est pas ce poète isolé, retiré du monde et de ses congénères, qu’a cristallisé sa légende. «Ce n’était pas un homme qui vivait dans sa tour d’ivoire», corrige immédiatement le professeur Daniel Maggetti. Et son collègue Philippe Kaenel, historien de l’art, d’enchaîner : «Gustave Roud est un homme de réseau, qui a une correspondance considérable avec les principaux acteurs culturels, non seulement locaux mais bien au-delà. Et ceux-ci appartiennent d’ailleurs aussi bien au monde littéraire, de l’édition ou de l’art, comme les peintres René Auberjonois, Steven-Paul Robert, Jean Clerc ou Jean Lecoultre.» Pour preuve, ses échanges épistolaires foisonnants, attestant de la diversité de ses contacts et de la richesse de ses relations professionnelles.

Antonio Rodriguez évoque également l’influence que le poète aura sur l’histoire même de la poésie romande : «Après la mort de Ramuz, Roud dirige pratiquement tout le milieu poétique. Il est en lien avec les éditeurs, les jurés des Prix, les revues… La plupart des jeunes poètes passent par lui pour commencer leur carrière poétique. Ils lui écrivent, lui rendent visite… Maurice Chappaz, Jacques Chessex, Philippe Jaccottet ou encore Pierre-Alain Tâche sont tous venus à Carrouge.» De quoi en effet bousculer la légende d’un promeneur solitaire en terres vaudoises…

Le correctif n’est pas anodin. Ce malentendu a en effet marqué de son empreinte la réception de l’œuvre photographique. On pourrait même dire qu’il est indirectement en lien avec ce qui s’apparente à une éviction…

Daniel Maggetti, Antonio Rodriguez et Philippe Kaenel Professeurs à la Faculté des Lettres de l’UNIL. Nicole Chuard © UNIL
Daniel Maggetti, Antonio Rodriguez et Philippe Kaenel
Professeurs à la Faculté des Lettres de l’UNIL.
Nicole Chuard © UNIL

Une véritable œuvre photographique

«La photographie de Roud a longtemps été considérée comme une partie subalterne et secondaire de ses activités. Un des buts des manifestations de cette année est justement de rééquilibrer, ou plutôt de mettre en perspective les différentes pratiques de Gustave Roud, en tenant compte aussi de son travail de traducteur, de critique littéraire, de commentateur des arts visuels», explique Daniel Maggetti, tout en soulignant que «Roud est évidemment d’abord un poète et un écrivain». Sur ce point, Antonio Rodriguez est quant à lui très clair: «C’est un écrivain qui fait de la photographie, sans doute un important écrivain-photographe européen, et non un auteur qui illustrerait ses textes ou qui mènerait une unique esthétique à travers deux arts.»

Si le Vaudois a en effet souvent vendu des publireportages à la presse romande, y compris à L’illustré, il n’en reste pas moins qu’il entretenait avec cet art un vrai rapport d’artiste. «Gustave Roud a une pratique précoce de la photographie, à laquelle il s’intéresse non seulement esthétiquement, mais aussi d’un point de vue technique», rappelle Daniel Maggetti. Le poète va ainsi travailler le noir et blanc, mais aussi la couleur dès ses débuts, lorsqu’il réalise notamment des autochromes. Et évidemment il développe lui-même ses clichés et essaie divers procédés, en se tournant aussi, dans la dernière partie de sa vie, vers la diapositive. «Il a été particulièrement expérimental en matière de photographie», souligne Antonio Rodriguez. «Finalement bien plus qu’en littérature, où il était plus conservateur et classique, marqué par Claudel…»

Aujourd’hui, l’œuvre laissée par Gustave Roud est à un tournant. Avec ses 13000 clichés environ, le fonds photographique Roud de la Bibliothèque cantonale et universitaire s’apprête à révéler ce pan méconnu de la création du Vaudois. Mais pourquoi l’œuvre photographique a-t-elle mis autant de temps à être reconnue pour sa valeur intrinsèque ? En premier lieu, les chercheurs avancent le fait que la photographie n’était pas aussi institutionnalisée que de nos jours lorsque Roud s’y est illustré: «La place de la photo, dans l’œuvre de Roud, apparaissait alors comme forcément périphérique, voire anecdotique. Si elle pouvait présenter un intérêt historique ou même ethnologique, elle ne faisait en aucun cas œuvre», relate Philippe Kaenel, avant d’ajouter: «Nous ne sommes pas de cet avis.»

En effet, l’étude des photographies de Roud met en lumière la constance de son travail artistique et de ses recherches dans ce domaine. «C’est une pratique raisonnée, assidue, construite et réfléchie. De plus, c’est une pratique qui a donné lieu à une présence publique: elle ne saurait être strictement de l’ordre de l’intime, puisqu’elle a été en partie publiée», analyse encore l’historien de l’art.

Photographies intimes ?

Publique ou privée ? Voilà la question qui a longtemps freiné la reconnaissance de ce formidable travail photographique, comme nous l’expose Daniel Maggetti: «Une des raisons de la marginalisation des photos de Roud tient au fait que ce qu’on en avait vu était très connoté: il s’agissait essentiellement de jeunes paysans à la plastique irréprochable, en partie dénudés. On n’avait pas vu grand-chose de plus. Du coup, Philippe Jaccottet, qui a joué un rôle de premier plan dans la prise en charge posthume de l’œuvre de Roud, éprouvait un certain malaise face à des images qui lui semblaient laisser transparaître une part de voyeurisme. A ses yeux, la mise à distance ou la sublimation n’étaient pas suffisantes dans ces photos-là pour qu’on les prenne en considération sous un angle strictement esthétique.»

Disons-le plus simplement : le caractère érotique de nombreux clichés de Gustave Roud, toujours avec des hommes pour seuls objets de désir, dérangeait. Et Antonio Rodriguez de confirmer que «pendant plus d’une trentaine d’années, Philippe Jaccottet n’a pas souhaité que l’on mette cette photographie en avant. Sur un certain plan, il avait raison: il fallait d’abord faire vivre sa poésie. Mais pour lui, la photo relevait du domaine privé et menaçait l’œuvre littéraire. C’était une autre époque où les liens entre photographie et littérature ou encore les rapports à l’homo-érotisme étaient différents des nôtres.»

Gustave Roud ne cachait pas ses photographies

Partant de la concomitance entre le désir chez Roud et sa figure de poète solitaire retranché chez lui, la crainte de faire de lui, aux yeux du grand public, un voyeur transi apparaissait comme une menace potentielle pour l’œuvre. C’était pourtant ne pas voir ce que nous révèlent justement ces photographies. Soit le contact réel noué par le poète avec ces paysans, ainsi que leur participation active à ces prises de vue. «On a fait de Roud cet être introverti, enfermé dans sa maison du Jorat, qui aurait dérobé des clichés de jeunes hommes dans les campagnes. Ce n’était pas son but évidemment», pense Antonio Rodriguez, qui poursuit: «Il développe une esthétique identifiable, il a photographié des générations de paysans, faisant des séries, avec des protocoles précis, leur demandant de prendre des poses identiques, mitraillant parfois son modèle, tournant autour de lui avec l’appareil. Il ne cachait absolument pas sa production, il en tirait des cartes postales, partageait des tirages dans sa correspondance, quand il ne les exposait pas dans son bureau. Il a d’ailleurs conservé ce vaste matériel chez lui, sans doute pour le transmettre après sa mort.»

Sur le rapport au paysan, Daniel Maggetti ajoute a contrario: «La photographie s’apparente aussi à une forme de médiation qui lui permettait d’entrer en contact avec les autres, et notamment avec ces travailleurs des champs. Cette activité ouvertement assumée lui donne accès à eux, elle lui confère un rôle, celui de preneur d’images, et lui offre l’occasion de fixer ces moments, sans être considéré comme quelqu’un de complètement hors de propos: il vient avec son appareil, il est à sa place.» Le poète se met d’ailleurs souvent en scène dans l’image, son ombre apparaissant au côté du modèle photographié. «Cette mise en abyme est une manière pour Roud de se projeter dans le monde qu’il capture. C’est un peu la relation entre la proie et l’ombre qui se joue dans ces photos», résume le professeur.

Les athlètes des champs en pleine action

La production photographique de Gustave Roud ne se limite pas aux clichés de corps masculins. Le poète a été inspiré par les paysages, par les natures mortes et par les fleurs; il a tiré des portraits, et photographié des tableaux de ses amis peintres, des animaux (surtout des chats), ainsi que d’innombrables scènes de vie paysanne. Mais c’est dans ces images de corps semi-dénudés, toujours masculins, que se réalise la vraie intersection entre sa poésie et les images qu’il capte. «Le lien et la comparaison entre l’écrivain et le photographe se font surtout par ce biais-là», confirme Antonio Rodriguez. «Dans les écrits de Roud, il est déjà question de corps d’hommes, que l’on voit se baigner ou se reposer nus, mais ce n’est pas si explicite, simplement évoqué. Dans sa photographie, le corps masculin, jeune, musclé, glabre, est mis en scène en tant que force.» Et de poursuivre encore: «Il y a des composantes érotiques dans l’œuvre littéraire, mais la figure d’Aimé, cet être adoré comme la promesse d’une fusion entre l’homme et la terre, est toujours associée à celle d’un ange. Une plume se pose sur son épaule ou des cloches résonnent au loin, avec un arrière-plan spirituel. Dans la photo, cela est différent. Quand Roud photographie le corps de ses jeunes amis paysans, il les magnifie en les prenant en contre-plongée. Il n’en fait pas des paysans naturalistes en train de peiner au travail, mais plutôt des figures d’athlètes des champs en pleine action, proches de statues grecques.» Et le professeur associé de faire le lien avec l’esthétique des sportifs dans les années 30, représentée notamment par une Riefenstahl lorsqu’elle filme les Jeux olympiques de Berlin.

Ces images prolongent l’œuvre littéraire du poète

La composante érotique chez Roud n’était pas inconnue de son vivant, mais elle était masquée: on n’en parlait pas. Pour certains commentateurs, mettre en avant ces images serait revenu à évoquer une homosexualité possible, à quitter le plan artistique pour entrer dans le domaine du privé. Sentiment que nuance aujourd’hui le président de l’Association: «Peu importe que Roud ait été homosexuel ou non. D’ailleurs, ce n’est pas parce qu’on est homosexuel qu’on développe forcément une esthétique homosexuelle. Il est possible de passer par l’évocation d’une femme. Je ne me prononce pas sur l’homosexualité de l’auteur, mais il y a une composante érotique du corps masculin dans sa photographie, qui a donc été pensée et construite. Le reconnaître, ce n’est pas tomber dans des anecdotes intimes à la façon de Sainte-Beuve, mais simplement décrire son esthétique.»

Quel éclairage ce fonds photographique apporte-t-il ? «L’œuvre de Roud est fragmentaire, disséminée, liée à des figures ou à des moments précis; on la lit différemment lorsqu’on la met en dialogue avec sa photo, qui arrête ces instants, ou qui en est un complément, voire un prolongement», déclare Daniel Maggetti. Le regard nouveau qu’on porte sur les textes en ayant pris connaissance des photographies induit une perte de terrain du sacré face au profane. L’accès à ce fameux «paradis humain» tant recherché par le poète ne serait-il pas donné par la beauté des corps et par leur célébration dans le désir ? C’est en cela précisément que l’œuvre photographique de Gustave Roud se révèle résolument moderne, ou plutôt intemporelle. Et Antonio Rodriguez de conclure : «Qui que l’on soit, et quelle que soit notre identité sexuelle, ces photographies touchent, parce qu’elles célèbrent le désir par le regard et la beauté tragique qui le constitue.» Tel le chant mélancolique de la séparation toujours irrésolue entre le sujet désirant et l’objet du désir.

Gustave Roud Photographié par Simone Oppliger. © Fonds G. Roud, CRLR / © Mémoires d’Ici, Centre de recherche et de documentation du Jura bernois, fonds Simone Oppliger
Gustave Roud
Photographié par Simone Oppliger.
© Fonds G. Roud, CRLR /
© Mémoires d’Ici, Centre de recherche et de documentation du Jura bernois, fonds Simone Oppliger

L’Année Gustave Roud

En collaboration exceptionnelle avec des institutions hors de l’UNIL, l’Année Gustave Roud promet mille et une découvertes savoureuses.

Un site

  • A partir du site de l’Association des Amis de Gustave Roud, un nouveau site de référence vient d’être inauguré: biographie illustrée avec de nombreux documents inédits, exposition de photographies du Fonds de la BCU, actualités sur l’auteur. gustave-roud.ch

Trois livres

  • Gustave Roud, la plume et le regard. Dirigé par Philippe Kaenel et Daniel Maggetti. Ed. Infolio, octobre 2015.
  • Chez Gustave Roud: une demeure en poésie. Dirigé par Anne-Frédérique Schlaepfer, avec des photographies de Philippe Pache et Gustave Roud, accompagnées de textes de Georges Borgeaud, Philippe Jaccottet, Antonio Rodriguez et Pierre-Alain Tâche. Ed. Infolio, octobre 2015.
  • Correspondance C. F. Ramuz – Gustave Roud. Edition établie et commentée par Ivana Bogevic et Daniel Maggetti. Cahiers Gustave Roud N° 16, 2016.

Quatre expositions

  • Roud – Burnand, deux visions de la campagne. Du 20 mai au 29 novembre 2015, Moudon, Musée Eugène-Burnand.
    www.eugene-burnand.ch
  • Gustave Roud, Le monde des signes et l’univers des choses. Du 27 juin au 25 octobre 2015, Montricher, Fondation Jan Michalski.
    www.fondation-janmichalski.com
  • Gustave Roud: correspondances électives. Du 10 septembre au 31 janvier, Lausanne, Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne, site Riponne.
    www.bcu-lausanne.ch
  • Gustave Roud, les traces éparses du paradis. Du 8 octobre au 13 décembre 2015, Musée d’art de Pully.
    www.musees.vd.ch/fr/musee-de-pully

Et encore…

Le Centre de recherches sur les lettres romandes fête ses 50 ans cette année. Il sera présent au Livre sur les quais 2015, du 4 au 6 septembre à Morges. Un site iconographique consacré à la vie littéraire romande en images vient d’être ouvert. Extraits des fonds Suzi Pilet, Henry-Louis Mermod, René Auberjonois, Charles Clément, Alexandre Cingria, etc.
https://wp.unil.ch/crlrimages

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