Faux Viagra piégé à l’Université de Lausanne

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Cet appareil, associé à une application pour smartphone, débusque
les contrefaçons de Viagra. Ici, un véritable comprimé a été analysé.
Il a un taux de similarité de 99 % par rapport à la référence enregistrée dans la base de données et contient 16 % de son poids en principe actif, soit la proportion attendue.
Photo Nicole Chuard © Unil


C’est un des médicaments les plus contrefaits au monde. Bonne nouvelle, des scientifiques de l’Unil ont développé un appareil portable et une application pour détecter en quelques secondes les pilules falsifiées. La recherche a été menée par Hervé Rais, assistant-doctorant à l’École des sciences criminelles, dans le cadre de sa thèse.

Ce mardi matin, dans une salle de l’École des sciences criminelles (ESC), quatre comprimés bleus reposent dans des coupelles comme autant de suspects alignés. Un seul dit la vérité: le vrai Viagra. Les trois autres mentent. Un léger sourire aux lèvres, Hervé Rais, assistant en 4e année de doctorat pose une question: «Alors, quel est le vrai?» On se lance, au hasard: «Celui-ci?» Raté! Pas facile de repérer l’authentique prince du plaisir à l’œil nu. Heureusement, il existe désormais un appareil portable qui, associé à une application, débusque les contrefaçons de Viagra en quelques secondes. En plus, il arrive à en quantifier les principes actifs. Pas de doutes, à défaut de sauver le monde, cet appareil a un grand mérite: sauver d’innombrables nuits embarrassantes.

Trêve de plaisanterie, comment fonctionne ce détecteur de pilules frauduleuses? Hervé Rais prend le spectromètre en main; il a l’aspect d’une grande lampe de poche. «Au niveau technologie, c’est incroyable. Les ingénieurs ont réussi à miniaturiser un appareil, qui en laboratoire fait la taille d’un gros four à micro-ondes.» Il poursuit en expliquant que le petit appareil utilise deux lampes au tungstène qui émettent une lumière invisible à l’œil nu: des rayons infrarouges proches. «Ces rayons frappent l’échantillon – ici un comprimé – et interagissent avec sa matière. Une partie de cette lumière est ensuite réfléchie, et revient vers un capteur.» C’est à ce moment que commence la partie la plus complexe: l’appareil, fabriqué aux États-Unis, contient toute une série de traitements électroniques et mathématiques qui permettent de
traduire ces signaux lumineux en un spectre infrarouge proche (ou near-infrared spectrum, NIR). Ce spectre est une sorte de «signature chimique» de la matière: chaque comprimé renvoie donc une empreinte unique en fonction de sa composition. Grâce à cette signature, on peut déterminer si le médicament est authentique ou non. Les spectres collectés sont ensuite analysés dans le cloud par des modèles statistiques entraînés.

Pour que les algorithmes d’analyse soient efficaces, encore faut-il connaître la composition exacte des comprimés. Hervé Rais explique: «Nous avons reçu une vingtaine de saisies différentes de la douane de Zurich. Nous en avons fait un échantillonnage que nous avons fait étudier.» C’est là qu’intervient le professeur Serge Rudaz. Depuis des années, son équipe de l’École de pharmacie de l’Université de Genève collabore étroitement avec les chercheurs. Leur mission: analyser des échantillons, en extraire la composition exacte. Ce sont ces données, rigoureusement établies, qui ont servi à bâtir les modèles statistiques au cœur de l’étude.

Hervé Rais détaille les «ingrédients surprise» retrouvés dans les comprimés, ces substances ajoutées pour remplir les comprimés, en plus du principe actif. «Nous savons, d’après la littérature, que l’on retrouve souvent des excipients comme le talc ou l’amidon, ce qui est tout à fait habituel dans les comprimés authentiques. Mais dans les échantillons que nous avons analysés, nous avons aussi trouvé des substances plus inattendues, comme des composés utilisés pour faire du plâtre, ou encore de la craie.» En clair, les faussaires semblent composer leur recette avec ce qu’ils ont sous la main. Il est cependant étonné, qu’au sein d’une même saisie, les comprimés présentent souvent des quantités très similaires et des spectres quasi identiques. «Cela suggère une certaine régularité dans leur fabrication, malgré le fait qu’il ne s’agisse probablement pas de professionnels ou d’une structure pharmaceutique. La répétabilité du procédé est même assez impressionnante.» Ce qui a également surpris le doctorant: dans la quasi-totalité des comprimés analysés, le bon principe actif était bien présent. «On s’attendait à en trouver certains sans principe actif, puisque c’est l’ingrédient le plus coûteux.»

Entraînement des algorithmes

Les valeurs de référence obtenues grâce aux analyses effectuées à Genève, ainsi que les spectres NIR (infrarouge proche) de chaque échantillon sont désormais disponibles. Ces données sont ensuite introduites dans un algorithme d’apprentissage automatique. Hervé Rais explique: «Pour simplifier, on fournit à l’ordinateur les spectres, en précisant pour chacun la quantité exacte de principes actifs correspondants. L’objectif est alors de lui faire générer le meilleur modèle possible, capable de prédire cette quantité à partir des spectres seuls.»

Le chercheur souligne que les méthodes classiques permettent une certaine analyse, mais atteignent rapidement leurs limites face à la complexité des données spectrales. Le machine learning ouvre la voie à une dimension supérieure en termes de capacité. Basés sur de l’intelligence artificielle, ces modèles peuvent non seulement détecter si les pilules saisies sont des comprimés de Viagra, mais aussi en mesurer la concentration en principe actif. Le doctorant vaudois procède à un test en direct: il saisit son appareil. Doté d’un embout spécial, il permet d’emprisonner le comprimé. Hervé Rais appuie sur un bouton. Quelques secondes plus tard – grâce à une application – il découvre l’analyse du comprimé de Viagra sur l’écran de son smartphone: il est authentique, avec un taux de similarité de 99% par rapport à la référence enregistrée dans la base de données. Il contient 16% de son poids en principe actif, soit exactement la proportion attendue pour un véritable Viagra. Bluffant! 

L’appareil a un coût: environ 15000 francs. «Il existe d’autres marques sur le marché, beaucoup moins chères, mais elles sont loin d’être aussi performantes, ce qui implique, notamment, une perte de temps.» Un tel appareil n’est cependant pas un outil magique. Il a aussi ses limites, car ces modèles sont extrêmement performants lorsqu’ils analysent des substances qu’ils connaissent, c’est-à-dire celles sur lesquelles ils ont été entraînés. «Face à un médicament totalement différent ou à une falsification contenant des composés inconnus, ils risquent de ne fournir aucune réponse, ou alors une analyse nettement moins précise. Le modèle ne peut pas identifier ce qu’il n’a jamais “vu”.»

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Hervé Rais. Assistant-doctorant à l’École des sciences criminelles (Faculté de droit, des sciences criminelles et d’administration publique). Photo Nicole Chuard © Unil

Spin-off de l’Unil

Pour sa thèse et l’élaboration de ce traqueur de faux Viagra, Hervé Rais a bénéficié de tout le savoir de NIRLAB, une spin-off de l’Unil (lire l’encadré ci-dessous) qui propose un laboratoire portatif de spectroscopie NIR connecté au cloud, conçu pour détecter et quantifier rapidement diverses substances, avec une précision équivalente à celle des laboratoires conventionnels. Tout a commencé avec la conception d’un système qui permet d’analyser en temps réel les drogues saisies par les brigades des stupéfiants et autres autorités. En quelques secondes et sur le terrain, des substances illicites peuvent désormais être analysées par toutes les brigades des stupéfiants (lire l’encadré ci-dessous). À noter qu’une analyse en laboratoire prend environ deux semaines.

Avancées scientifiques obligent, les débuts de cette méthode étaient bien plus laborieux. Lorsque Florentin Coppey – actuel directeur de NIRLAB – alors doctorant, s’est lancé dans les premières recherches, il fallait plusieurs semaines pour obtenir des modèles fiables. Hervé Rais souligne les progrès fulgurants réalisés depuis dix ans: «Aujourd’hui, en seulement dix minutes d’entraînement, on peut générer d’excellents modèles. La grande force de NIRLAB, c’est cette capacité à entraîner un modèle en quelques minutes, à le déployer immédiatement sur l’application, puis à commencer à effectuer des mesures sur le terrain. On peut tester en temps réel si cela fonctionne ou non, ce qui était totalement impensable auparavant.»

À souligner encore que, pour mettre au point ce système d’analyse de comprimés de Viagra, Hervé Rais a aussi bénéficié de l’équipe software developers de NIRLAB pour toute la technologie qui concerne l’application pour les smartphones.

Top 1 des saisies

Au fait, pourquoi Hervé Rais s’est-il attaqué au Viagra? Le doctorant explique la genèse de ce projet. C’est lors d’un cours donné par Florentin Coppey qu’il découvre l’appareil qui permet d’analyser des substances illicites en quelques secondes. C’est le déclic. Il y consacre d’abord son master. «Le but était de différencier le Viagra authentique du falsifié. Ce sont les professeurs Esseiva et Delémont qui souhaitaient tester cette méthode sur des médicaments.» Pourquoi le Viagra? Tout simplement parce que le sildénafil — principe actif du Viagra et des deux autres rock stars de l’érection que sont le Levitra et le Cialis — s’impose aussi en tête d’un autre classement: celui des saisies du médicament le plus falsifié, à la douane postale de Zurich. Swissmedic publie chaque année son palmarès des saisies de médicaments illégaux. Et le vainqueur est… le stimulant de l’érection, qui représente à lui seul 57% des importations interceptées en 2024.

La plupart viennent de Chine ou d’Inde. Loin derrière, les somnifères et tranquillisants occupent la deuxième place avec 10% des saisies, suivis des sprays nasaux et laxatifs, bons troisièmes avec 6%. Selon les chiffres du CHUV, environ 50% des hommes de 40 à 70 ans ont des troubles de l’érection. Tabou, gêne de consulter, solution rapide et discrète et vente massive sur Internet, peuvent expliquer ces records. Hervé Rais pense qu’une petite partie des clients de Viagra falsifié sont certains d’acheter le vrai produit, trompés par des sites bien présentés, avec logo et drapeau suisse. «Mais la majorité sait qu’il ne s’agit pas de l’original, ils veulent simplement éviter une consultation médicale et recevoir le médicament discrètement. Et selon moi, la grande majorité pense acheter des génériques. Malheureusement, Swissmedic ne fournit pas de données précises sur la répartition entre faux et génériques.»

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À Embrach (ZH), action de contrôle dans le trafic courrier lié aux commandes sur les plateformes en ligne. © Office fédéral de la douane et de la sécurité des frontières

Médicaments vitaux

Laxatifs, antiparasitaires, mais aussi produits amincissants, on l’aura compris, la majorité des préparations saisies par la douane postale sont des médicaments de confort. Hervé Rais constate: «C’est en contraste total avec la problématique dans les pays en voie de développement. Dans les pharmacies, mais également les hôpitaux, les malades peuvent être confrontés à des falsifications, par exemple des médicaments contre la malaria (appelés antipaludiques) ou des anticancéreux.» L’enjeu est donc de taille. Hervé Rais et l’équipe de NIRLAB sont en contact avec un pharmacien du Burkina Faso, venu se former à l’École des sciences criminelles, et très intéressé par cette technologie. «Il avait entendu parler de nos travaux, et il nous a contactés. Il nous a rapporté des échantillons de comprimés vendus au Burkina Faso, que nous avons analysés avec le NIR.» Ces mêmes échantillons seront ensuite examinés, en territoire burkinabé, en chromatographie liquide, pour vérifier la présence et la quantité des bons principes actifs. «En tout cas, les premiers résultats semblaient très prometteurs. Le principal frein reste toutefois le prix de l’appareil. Idéalement, il faudrait trouver des sponsors qui offrent ou prêtent cet appareil.»

Il n’est pas interdit de rêver. Le but d’Hervé Rais serait de pouvoir déployer cette technologie en Afrique, pour qu’elle soit utilisée sur le terrain. L’objectif: retirer rapidement du marché des comprimés inefficaces qui ne contiennent pas de principe actif, ou alors dans des quantités insuffisantes pour être efficaces. «C’est dans ce contexte-là que l’outil serait vraiment utile. Pour la suite, nous aimerions nous concentrer sur les médicaments antipaludiques. C’est ce qu’on a commencé à analyser avec ce pharmacien du Burkina Faso. Et la bonne nouvelle, c’est que ces comprimés-là se prêtent très bien à l’analyse NIR: ils donnent de très beaux spectres, les principes actifs sont présents en quantités suffisantes, et la taille des comprimés est adaptée.» L’avenir d’un tel projet se jouera sur le terrain, là où chaque analyse pourra faire la différence. 

En attendant, c’est sur le continent américain que le doctorant s’est envolé pour passer trois semaines dans le laboratoire de recherche et d’analyse de l’une des principales agences de régulation de médicaments, très intéressée par le dispositif de NIRLAB. Un premier jalon solide pour une innovation promise à un bel avenir.

NIRLAB, la PME qui analyse tout

Fondée en 2022 par le professeur Pierre Esseiva et par Florentin Coppey, deux chercheurs de l’École des sciences criminelles (ESC), NIRLAB Forensics Sàrl est un spin-off de l’Unil. La PME vaudoise compte 17 collaborateurs, dont certains à temps partiel. Le dispositif phare de cette PME: un logiciel créé sur mesure et un appareil portatif produit aux États-Unis, qui, couplé à une application mobile, permettent d’analyser en quelques secondes des substances illicites comme la cocaïne, la MDMA ou les fleurs de cannabis. Florentin Coppey, directeur de NIRLAB, se souvient: «J’ai travaillé cinq ans, pratiquement jour et nuit, sur mon ordinateur, à programmer, pour trouver une solution pour toutes les drogues.» 

Le résultat force le respect. NIRLAB a commencé par équiper les polices cantonales. Florentin Coppey constate: «Nous répondions à un vrai besoin. En voyant les statistiques d’utilisation, nous avons vite pu constater que les appareils ne sont pas restés dans les tiroirs.» Il explique encore que l’Unil et la direction de l’ESC ont beaucoup soutenu le projet. «Celle-ci nous a aussi permis de faciliter les contacts avec les diverses polices. Sans elle, il aurait été difficile de se faire notre petite place.» Côté finances, NIRLAB a trouvé des soutiens financiers privés pour se déployer à l’international.

Désormais, l’appareil a conquis la France, l’Espagne, l’Allemagne, l’Autriche, la Finlande et l’Australie par l’intermédiaire de distributeurs locaux. «Et quand un nouveau stupéfiant apparaît sur un marché, nous collaborons avec un laboratoire sur place pour obtenir des valeurs de référence et mettre à jour l’algorithme de prédiction.» Les amphétamines sont par exemple très présentes en Finlande, et la méthamphétamine en Australie. Aujourd’hui, les appareils de NIRLAB font plus de 2000 analyses par jour.

On l’aura compris en lisant les propos d’Hervé Rais, l’idée de NIRLAB est de se diversifier et de développer d’autres dispositifs d’analyse, notamment pour des médicaments et des explosifs. Les besoins sont là, les applications se multiplient et NIRLAB trace sa route.


Intéressant pour les douanes

L’appareil mis au point par Hervé Rais grâce à l’écosystème NIRLAB n’est pas encore en vente, mais prêté aux personnes qui souhaitent le tester. Le doctorant explique que ce genre de technique ne remplacera jamais le laboratoire. «Ce n’est absolument pas son but. L’objectif est de faire un premier tri et d’avoir des informations utiles directement sur le terrain.» Les clients potentiels? Les douanes, notamment, qui effectuent des contrôles dans les centres de tri postal ou d’autres prestataires comme DHL. Formés et munis d’une solide expérience, les agentes et les agents ciblent les colis sur la base d’une analyse des risques. Ceux-ci sont ouverts par le transporteur en vue d’un contrôle.

En fonction de la description détaillée du produit original donnée par le détenteur des droits – en l’occurrence Pfizer pour le Viagra – et sa demande d’intervention, les services douaniers saisiront les comprimés qu’ils soupçonnent être des contrefaçons. La suite? C’est au «titulaire de droit» qu’elle appartient. La douane lui signale la saisie. C’est à lui de décider s’il s’agit de contrefaçons ou non, et de prendre la décision de les détruire ou non. Même s’il s’agit d’un usage strictement privé, le destinataire peut être amené par le titulaire des droits à devoir payer les frais engendrés par la destruction.

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