Les normes internationales de type ISO régissent de nombreux aspects de notre vie quotidienne. Leur élaboration n’implique pourtant que rarement les consommateurs ou la société civile en général. Mené à l’UNIL, le projet Internorm tente de répondre à cette lacune.
Si le magazine que vous tenez entre les mains mesure 21 par 29,7 centimètres, c’est parce qu’il répond à ISO 216, qui définit les formats des feuilles de papier. L’article que vous lisez a été rédigé à l’origine dans un fichier dont le nom se termine en .docx. Derrière ces 4 signes se niche ISO/IEC 29500, à l’histoire étonnante (lire ci-dessous). Supposons ensuite que vous souhaitiez envoyer Allez savoir! par la poste. Le glisser dans une enveloppe B4 (ISO 269) est la meilleure option.
Le domaine de la norme s’étend partout, du filetage des boulons (ISO 261 et 262) aux dimensions des cartes de crédit et des cartes SIM (ISO/IEC 7810). Mais également hors des questions techniques: le management de la qualité (ISO 9000) ou la responsabilité sociétale des organisations et des entreprises (ISO 26000) sont concernés. Sans oublier la sécurité de la chaîne alimentaire, des vêtements pour enfants, des automobiles, ainsi que sur les chantiers de construction, etc.
Basé à Genève, le secrétariat central de l’International Organization for Standardization ne compte guère plus de 150 employés. Mais les normes elles-mêmes, fruits de consensus, sont élaborées sur une base volontaire et selon un système de milice par des dizaines de milliers d’experts issus de l’industrie, de l’économie, des administrations et – très peu – de la société civile. Ces armées de l’ombre se réunissent dans des comités techniques ad hoc aux quatre coins du monde.
«Les normes internationales sont typiques des nouvelles formes de régulation, situées à cheval entre les secteurs public et privé, explique Jean-Christophe Graz, professeur à la Faculté des sciences sociales et politiques et responsable du projet Internorm. Méconnues, elles possèdent néanmoins une importance croissante dans la mondialisation.» Une économie aussi interconnectée que la nôtre ne saurait en effet fonctionner comme elle le fait sans la «grammaire» commune que constituent ces documents de référence. Lors d’une journée consacrée à ce sujet le 18 mars dernier à l’UNIL, Christophe Perritaz, chef du secteur mesures non tarifaires au SECO, rappelait que «l’article 2.4 de l’OMC sur les entraves techniques au commerce oblige les Etats signataires à prendre en compte les normes internationales lorsqu’ils éditent des normes techniques nationales».
Mobiliser les consommateurs
Et nous, là-dedans? «Le domaine de la normalisation est assez hermétique à la participation de la société civile, sous le prétexte du manque d’expertise technique de celle-ci», explique Christophe Hauert, doctorant en Sciences sociales et politiques et membre du comité de pilotage d’Internorm. Ce dernier, créé dans le cadre de «Vivre ensemble dans l’incertain» (VEI), un programme de l’UNIL qui relie la recherche académique avec les préoccupations de la population, vise justement à combler un déficit démocratique en mobilisant les syndicats, les PME et les associations. Le but consiste à les faire accéder aux «arènes de la normalisation». Le sol de ces dernières n’est toutefois pas recouvert de sable mais de moquette, car il s’agit plus prosaïquement des salles de réunion où les discussions se déroulent et où les décisions se prennent.
Déjà active dans ce secteur, la Fédération romande des consommateurs (FRC) s’est logiquement jointe aux partenaires du projet. «Les normes internationales sont élaborées pour les clients, mais sans eux, remarque Mathieu Fleury, secrétaire général. Dans ce domaine, le grand public ne joue pas un rôle équivalent à son poids économique. En Suisse, par exemple, la consommation privée représente ainsi 60% du PIB. De plus, pour que le marché fonctionne, il faut que les consommateurs aient confiance. La normalisation y contribue.» Cette dernière constitue un énorme marché, puisque les spécifications techniques sont vendues. Sans oublier le business de la certification, qui consiste à d’abord conseiller sur les moyens de les mettre en œuvre, puis vérifier leur application réelle.
Comment entrer dans la danse? Il faut commencer par collaborer aux travaux à l’échelle de notre pays. Internorm est ainsi membre de l’Association suisse de normalisation (SNV) et participe à deux comités techniques, l’un consacré au tourisme et l’autre aux nanotechnologies. Chacun d’eux possède un équivalent au niveau international, qui répondent respectivement aux doux noms de TC228 et TC229. A la fin de 2012, l’ISO recensait ainsi 224 comités techniques actifs à travers le monde, sans parler d’une myriade de sous-groupes, qui travaillaient sur un peu plus de 4000 documents dans tous les domaines de la Création…
S’équiper pour l’arène
Officiellement, la société civile est la bienvenue dans les «arènes». L’ISO fait des efforts en ce sens. «Nous avons davantage affaire à un déficit de participation qu’à un déficit démocratique, selon Urs Fischer, membre de la direction de la SNV. Car nous avons mis en place les procédures qui permettent un accès large. Mais cela exige du temps: pour se préparer et pour assister aux réunions.»
Comment Internorm équipe-t-il ses gladiateurs modernes? D’abord avec de l’information et de l’analyse. Un solide travail de décodage, réalisé à l’UNIL, a été nécessaire. En effet, avec ses groupes et sous-groupes, plus son vocabulaire très particulier, la planète ISO requiert l’apprentissage de son fonctionnement. Ce milieu génère une montagne de textes techniques, dans lesquels il faut repérer les éléments importants, sur lesquels la société civile a des chances d’obtenir un résultat. Pour cela, «nous avons fourni une veille et des compétences d’experts pour les deux domaines choisis pour le projet», explique Jean-Christophe Graz.
Dans son bureau situé au 4e étage du bâtiment Géopolis, où est installée la Faculté des sciences sociales et politiques, Christophe Hauert fait défiler à l’écran les 26 pages du document ISO 21?101 (Tourisme d’aventure – Systèmes de management de la sécurité – Exigences), encore en développement. «Nos partenaires de la FRC nous ont fait remarquer que ce genre d’activité ne concernait pas seulement les loisirs, mais également les ressources humaines, à l’occasion par exemple d’exercices de team-building. Il faut le prévoir dans le texte pour anticiper les cas d’accidents.» Cet exemple a priori évident montre l’importance de faire émerger les questions du terrain lors les discussions parfois stratosphériques des comités techniques.
Pour être traités, les commentaires et les amendements issus des délégations nationales doivent être préparés selon une procédure précise. Ces points sont ensuite discutés lors de sessions plénières internationales. En moyenne, 18 séances de travail autour de l’élaboration de nouvelles normes ISO se sont tenues chaque jour ouvrable de 2012, quelque part dans le monde.
«Il est indispensable d’être présent et bien préparé lors des réunions, afin de défendre son point de vue. Même si les représentants de l’industrie dominent largement en nombre en ces occasions, nous pouvons obtenir des résultats», soutient Christophe Hauert. Les discussions se poursuivent dans les couloirs, avec une bonne dose de lobbying: littéralement, une visite des coulisses de la mondialisation. Qui donne parfois le vertige: «Vous pouvez vous retrouver à Séoul, en compagnie d’une dizaine de personnes, à élaborer des normes qui vont toucher beaucoup de monde dans le domaine du tourisme. Même avec des moyens limités, il est donc possible d’exercer une influence», note Jean-Christophe Graz. Qui nuance aussitôt: «Pour autant que l’on ne touche pas à quelques tabous, comme la question des étoiles dans l’hôtellerie par exemple?!» Depuis son lancement au printemps 2011, Internorm a ainsi participé à 29 jours de séance.
L’aspect financier compte également: il faut s’acquitter de cotisations à quatre chiffres pour accéder aux «arènes», qu’elles soient nationales ou internationales. Sans parler des frais de déplacement et d’hébergement quand les rencontres ont lieu au bout du monde. Au début de mars 2013, c’est à Mexico que s’est réuni le TC 229. Marc Audétat, membre du comité de pilotage Internorm et propulsé chef de la délégation suisse en l’absence d’autres représentants, était accompagné par Huma Khamis Madden, spécialiste des nanotechnologies et responsable des tests comparatifs au sein de la FRC. Ces derniers sont justement régis par… des normes ISO.
Signaler les nanomatériaux
L’une des sessions portait sur l’élaboration de ISO/PRF TS 13?830, soit l’étiquetage volontaire des produits par les industriels. «Le consommateur aimerait bien savoir si ce qu’il achète contient des nanomatériaux», soutient Huma Khamis Madden. La scientifique souhaite que la description de la nanoparticule, ainsi que sa plus-value, soient clairement indiquées. «Notre souci porte sur les objets dont l’étiquetage n’est pas obligatoire, ou vague, comme les vêtements.» Prenons l’exemple d’un T-shirt traité avec des nanoparticules d’argent, à l’action bactéricide. Celles-ci entrent directement en contact avec la peau. Et au fil des lavages, une partie d’entre elles partent dans les eaux usées, ce qui pose des questions environnementales.
Au Mexique, l’équipe d’Internorm a trouvé des alliés au sein de la délégation des Etats-Unis. Ainsi que du côté de l’industrie cosmétique allemande, très en pointe, qui souhaite obtenir des standards élevés pour maintenir son avance. Mais «c’est un travail de longue haleine, qui demande de la patience», ajoute Huma Khamis Madden. Un marathon parfois difficile à défendre pour une association aux moyens limités. «Nous devons des comptes à nos adhérents, pour qui ces questions semblent lointaines», remarque Mathieu Fleury.
Prévu pour durer trois ans, Internorm arrive à son terme l’an prochain. Sa pérennisation est toutefois souhaitée par les associations partenaires, pour qui il représente «de l’or en barres», comme l’image Huma Khamis Madden. Grâce à l’expertise accumulée, la plateforme a déjà démontré que la société civile pouvait accéder aux arènes de la normalisation, pour y débattre de questions qui touchent tout le monde. Il reste maintenant la seconde manche. Afin de capitaliser sur les acquis de ce projet et de ne pas briser sa dynamique participative, l’équipe est en train de passer le relais au monde politique pour la mise en place d’une structure pérenne de représentation des associations de la société civile dans les arènes de normalisation en Suisse.
Mon royaume pour une norme
Paru en mars 2013 et dirigé par Jean-Christophe Graz et Nafi Niang, l’ouvrage Services sans frontières s’intéresse à la normalisation dans le secteur tertiaire. Plusieurs études de cas, dont celui du XML, sont présentées. Ce langage informatique, développé dans les années 90, permet de décrire n’importe quel ensemble de données et facilite l’échange de ces dernières. Evolutif, le XML est hautement interopérable.
A l’époque, la suite Office de Microsoft dominait la bureautique. Ses formats de fichiers propriétaires, comme le célèbre «.doc», étaient des standards mondiaux par défaut. De leur côté, Sun Microsystems et IBM soutenaient l’ouverture, dans le droit fil de la philosophie open source.
Racontée en détails dans l’ouvrage, une lutte entre ces géants de l’informatique s’engagea sur le terrain de plusieurs arènes de normalisation. La première manche fut remportée par IBM et ses alliés, avec l’adoption du format de fichier bureautique ouvert ODF par l’ISO, en 2006 (norme 26300). Mais à la fin de 2006, une autre agence de normalisation, l’Ecma, admit le format concurrent réalisé par Microsoft: l’OfficeOpenXML. Après un intense lobbying, une importante polémique et plusieurs procédures judiciaires, la firme de Redmond réussit ensuite à faire reconnaître son format en tant que norme ISO (29500) au printemps 2008. Deux standards coexistent ainsi. Les auteurs de l’ouvrage relèvent que «c’est le modèle d’affaires de la bureautique d’entreprise pour les prochaines années qui s’est joué».
Services sans frontières. Sous la direction de Jean-Christophe Graz et Nafi Niang. Presses de Sciences Po (2013), 396 p.