Contrairement à ce que prétend une lecture tardive et fausse de la Genèse, il y a une autre explication à l’anéantissement de cette ville «pécheresse», explique le prof honoraire de l’UNIL Thomas Römer.
La destruction des deux villes pécheresses de Sodome et Gomorrhe par l’ombrageux Yahvé, le dieu obscur de l’Ancien Testament, est l’un des épisodes les plus célèbres de la Bible. «C’est aussi l’un des plus mal compris, ce qui a causé beaucoup de tort», explique Thomas Römer. Le professeur honoraire de l’UNIL, désormais administrateur du Collège de France, a donc consacré de nombreuses pages de son dernier livre à revisiter cette catastrophe antique qui s’est transformée en drame moderne.
Car la destruction des deux cités «pécheresses» a été «traditionnellement interprétée comme une punition pour le péché d’homosexualité». Cette histoire a d’ailleurs donné naissance au terme de «sodomie» au XIXe siècle. Et pourtant, «on fait dire à ce texte biblique ce qu’il ne dit pas», assure Thomas Römer.
«Connaître», ça veut dire quoi?
Revenons donc au texte, et plus précisément au chapitre 18 du livre de la Genèse, où tout commence par une discussion entre Abraham et Dieu. Dans un échange philosophique sur la justice divine, Abraham évoque le problème qu’il y aurait à «supprimer les justes avec les méchants». Et Yahvé répond que, s’il devait trouver 10 innocents à Sodome, il épargnerait la ville. L’histoire se poursuit chez Loth, le neveu d’Abraham, qui s’est installé récemment à Sodome, et qui vient d’accueillir deux étrangers supplémentaires (parfois présentés comme des anges). Cette nouvelle arrivée incite «tous les hommes de la ville, des adolescents jusqu’aux vieillards», à débarquer chez Loth, pour lui demander «qui sont ces visiteurs? Fais-les sortir pour que nous les connaissions!» (Genèse 19).
Cette dernière phrase et surtout le verbe «connaître» jouent un rôle central dans le récit. A priori, on peut penser que cet impératif «fais-les sortir» témoigne d’un souci sécuritaire: l’envie de vérifier l’identité de visiteurs inconnus qui ont été accueillis chez un étranger. Mais le verbe «connaître» est souvent utilisé dans la Bible pour évoquer des relations sexuelles. Notamment dans la formule célèbre, «Adam connut Eve».
Loth comprend d’ailleurs la demande des habitants de Sodome comme un appel au viol de ses visiteurs. Et il propose d’échanger «ses deux filles qui n’ont jamais eu de relations avec un homme» contre ses deux hôtes! La foule refuse, prouvant par là qu’il n’y avait pas dix innocents à Sodome, ce qui explique que Yahvé frappe peu après.
Les explications de la Bible
Le récit de la Genèse ne précise pas quel était ce péché si terrible qui a provoqué la destruction de la ville. Et la proposition stupéfiante de Loth laisse planer le doute à ce sujet. Au risque de surprendre les modernes, les autres textes bibliques ne sont pas plus clairs sur le mobile divin, et ils «ne mentionnent jamais l’homosexualité», rappelle Thomas Römer.
Ézéchiel (16, 49-50) pense éclairer ses lecteurs en annonçant: «Voici ce que fut la faute de… Sodome». Mais la révélation fait pschitt quand l’auteur de ce texte précise que la ville «était orgueilleuse, repue, tranquillement insouciante».
Jérémie 23,14 n’est pas plus clair quand il évoque «l’adultère, la fausseté et l’encouragement des malfaiteurs». Enfin, le rédacteur de Siracide 16,8 parle simplement «d’orgueil insolent». Bref, selon Thomas Römer, «la tradition biblique n’a pas retenu un péché spécifique, elle s’est plutôt fixée sur la destruction effrayante de cette ville».
Avant la catastrophe, Sodome était un paradis
Plus qu’une question de mœurs, ce qui a frappé les Anciens, c’est la destruction de cette région qui avait été autrefois comme le «jardin de Yahvé», un paradis sur terre. «Ce récit de Sodome et Gomorrhe explique pourquoi les contours de la mer Morte offrent un spectacle inquiétant, marqué par l’absence de toute vie.» Il en donne deux causes, parfois la destruction par le feu, et parfois un «renversement», probablement un tremblement de terre.
Cette tradition «fait un peu penser à une Atlantide locale. Quant à l’histoire de la femme de Loth, qui devait fuir sans se retourner au moment où Yahvé frappait la ville, et qui a été transformée en statue de sel pour avoir désobéi, «elle apporte une explication aux nombreuses formations salines que l’on peut voir dans la région, et qui ont parfois des formes humaines», note Thomas Römer.
La version de Jésus
Pour trouver un début d’explication, on peut ouvrir le Nouveau Testament, où Jésus fait allusion à Sodome dans l’Évangile de Luc 10, 10-12. Le maître évoque avec ses disciples l’hypothèse où ils seraient mal reçus dans une ville qu’ils voudraient évangéliser. Dans ce cas, leur dit-il, vous devrez répondre: «Même la poussière de votre ville qui s’est collée à nos pieds, nous l’essuyons pour vous la rendre.» Quand le règne de Dieu sera arrivé, précise Jésus, une ville qui accueillera mal les disciples sera traitée avec davantage de «rigueur» que Sodome.
Dans la compréhension de Jésus, ce qui était reproché aux habitants de la ville, ce n’était pas l’homosexualité, mais le viol qu’ils voulaient infliger à des visiteurs, alors qu’ils devaient être protégés au nom des règles de l’hospitalité.
«Dans l’Antiquité, ces règles étaient très importantes, précise le professeur honoraire de l’UNIL. Les lois sur l’hospitalité étaient un des piliers qui permettaient à la société de fonctionner. Quand un voyageur passait, vous ne pouviez pas lui indiquer l’adresse de l’hôtel le plus proche. Vous deviez l’accueillir, cela faisait partie de vos devoirs. Tenter de s’y soustraire, c’était commettre une faute grave.» Le dilemme de Loth, c’est donc un choix impossible entre la protection qu’il faut garantir à ses invités, et la défense de ses propres enfants. Ce dilemme explique l’offre saugrenue de ce père apparemment indigne qui propose ses filles à un groupe de Sodomites. «Le péché de Sodome, c’est clairement le viol des droits des visiteurs», estime Thomas Römer, qui pense que «ce texte est l’un des plus incompris de la Bible».
La sexualité antique
Ajoutons un anachronisme à cette lecture déviante de l’histoire de Sodome et Gomorrhe. «Il faut savoir qu’il n’y a pas de mot pour évoquer l’homosexualité dans les langues anciennes», précise Thomas Römer. Les anciens avaient d’ailleurs une vision très différente des relations sexuelles. «À l’époque, seul le partenaire passif d’une relation sexuelle entre deux hommes était méprisé, voire puni. Ce qui était reproché, c’était de changer les rôles attribués, selon lesquels la femme avait forcément un rôle passif, et l’homme avait le rôle actif.»
Dans l’Antiquité, on trouve encore des récits et des représentations de viols de prisonniers de guerre chez les Grecs. Il s’agissait de leur infliger l’une des plus grandes humiliations possibles à l’époque: leur faire jouer le rôle de la femme.
En réalité, la condamnation de l’homosexualité est formulée longtemps après que le récit de Sodome n’a vu le jour. Thomas Römer la situe à l’époque où la culture juive a rencontré la civilisation hellénistique. «On construit alors à Jérusalem un gymnase où l’on voyait de jeunes gens faire du sport tout nus. À cette époque, les juifs ont encore été confrontés à des pratiques comme la pédérastie, qui les ont choqués, et ils ont dû relire l’histoire de Sodome dans cette perspective.»
Et ce n’est qu’au IVe siècle que l’empereur romain Théodose punit du bûcher les rapports sexuels entre hommes. Longtemps après Abraham, très longtemps après Sodome et Gomorrhe.
Article principal: Abraham, à la recherche du patriarche perdu