C’est dur à accepter pour un intellectuel, pour un homme du chiffre et de l’écrit, mais c’est une réalité. Il est quasi impossible de trouver des mots ou des statistiques qui soient capables d’effacer une photo choc. Surtout quand l’image est géniale, et qu’elle pèse de tout son poids dans l’imaginaire collectif. Vous retrouverez, dans ce numéro, deux exemples de ce phénomène qui agace régulièrement les gens de laboratoire et les amateurs de vraie science.
Astérix, pour commencer. Autant on adore suivre ses aventures, autant il ne faudrait jamais regarder ces cases désopilantes comme une représentation historiquement fiable. Et pourtant, depuis bientôt cinquante ans, les aventures du petit Gaulois accompagnent l’enfance d’innombrables écoliers et façonnent l’image qu’ils se font du monde celte. Après avoir lu ces formidables BD, nous nous imaginons des ancêtres poilus et barbus, mais encore gros buveurs et grands bagarreurs, aussi prompts à tailler le menhir qu’à chasser le sanglier dans des forêts touffues. Et pourtant, rien de tout cela n’est vrai.
Les fouilles archéologiques de ces dernières décennies ont permis de réécrire l’histoire et de redessiner le visage de nos ancêtres. Nous savons désormais qu’ils étaient plus civilisés que ne l’ont raconté les Grecs et les Romains. Mais ces résultats, pourtant publiés dans des revues de référence, et parfois même imprimés dans les livres d’histoire, ne luttent pas à égalité avec les récits géniaux de Goscinny et Uderzo, qui n’ont pas perdu une miette de leur influence. Dans l’esprit du grand public, le Gaulois reste un joyeux sauvage.
Astérix n’est pas le seul à résister aux contre-enquêtes des scientifiques. Le grand requin blanc – le deuxième exemple de ce phénomène à découvrir dans ce magazine – serait, lui, un mangeur d’hommes assoiffé de sang. Une étiquette dont il a hérité avec le film «Les Dents de la mer». Et tant pis pour les statistiques qui nous rappellent avec obstination que les abeilles tuent davantage que les squales, et que 80% des rares personnes mordues par un requin ont survécu à l’attaque. Aucune démonstration rationnelle ne parvient à effacer les images fantasmatiques créées par Steven Spielberg en 1975.
Que faire, face à ces clichés qui se montrent irréductibles à toute explication savante? Admettre son impuissance en se réfugiant dans sa tour d’ivoire, et critiquer ces oeuvres de pop culture qui ne proposent qu’un opium frelaté au peuple? L’échappatoire est tentante. Elle est couramment suivie par les intellectuels. Mais elle est totalement inefficace.
A deux reprises, dans ce numéro d’«Allez savoir!», vous emprunterez une autre piste, qui est désormais explorée par des chercheurs moins défaitistes. Pour découvrir les vrais visages de nos ancêtres gaulois. Vous y trouverez le résultat de la collaboration entre un archéologue d’aujourd’hui et un dessinateur. Et pour vérifier qu’un requin blanc de cinq mètres peut nager à côté d’un plongeur sans l’avaler, pour regarder une photo encore plus saisissante que celles de Steven Spielberg.
Dans ces deux cas, les scientifiques ont pensé à fabriquer eux-mêmes des visuels pour répondre aux clichés. Avec leurs images, parfois aussi fortes, toujours plus réalistes que les mythes dont ils parlent, ces chercheurs donnent davantage de poids à leurs démonstrations. La recette est encore trop peu exploitée dans le monde académique, où l’on laisse volontiers la pratique du «choc des photos» aux journalistes. C’est dommage, car la voie est visiblement très prometteuse.
Jocelyn Rochat