Après des années de délocalisations, certaines entreprises reviennent au pays. Et pour cause : un nouvel outil développé à l’UNIL prouve qu’une migration coûte souvent plus cher que les patrons ne l’imaginent.
De Barack Obama à François Hollande, et en passant notre ministre de l’Economie Johann Schneider-Ammann, tous les leaders politiques vantent les bienfaits de la réindustrialisation de la nation. Après l’ère de la délocalisation en Chine ou au Bangladesh, l’heure du retour des industries en Europe et aux Etats-Unis pourrait bientôt sonner. Pas seulement parce qu’avoir des usines dans le pays permet de limiter le chômage, mais aussi parce que des chercheurs, dont Suzanne de Treville, professeure au département des opérations de la Faculté des Hautes études commerciales (HEC) de l’UNIL, ont développé des outils qui prouvent que délocaliser coûte beaucoup plus cher que ne le pensaient jusqu’ici les patrons. Cela serait même, souvent, plus coûteux que rester sur place. L’administration Obama a d’ailleurs vanté les mérites du logiciel développé à Lausanne.
Aujourd’hui encore, on délocalise
Longtemps, la mode fut à la délocalisation. Comme l’explique Suzanne de Treville, «c’est un réflexe qui a toujours existé parce qu’il est très naturel – on le voit bien au niveau des individus qui passent régulièrement la frontière pour aller faire leurs courses en France ou en Allemagne, simplement parce que c’est moins cher».
Naturel et donc aujourd’hui encore très pratiqué. Quelques exemples en vrac: Sonova, société spécialisée dans les appareils auditifs, a annoncé la suppression d’une centaine de postes et la relocalisation d’une partie de ses activités en Chine. Wifag, active dans la conception et la construction d’installations d’impression pour l’industrie de l’emballage, va supprimer dans les prochains mois 85 emplois sur son site fribourgeois – une partie de la production va être délocalisée en Thaïlande et en Europe de l’Est.
En novembre, c’est Tetra Pak qui annonçait la probable suppression de 123 emplois sur son site de production de Romont et la délocalisation vers la Hongrie de ses activités. La responsable de la communication soulignant au moment de l’annonce que le salaire d’un ouvrier travaillant en équipe dans ce pays de l’Est coûte 70% moins cher qu’en Suisse.
Délocaliser, ça coûte aussi
C’est ce gain, et lui seulement que voient les patrons, comme les particuliers voient uniquement le prix auquel est affiché le steak ou le pain. Ils oublient tous les frais cachés, comme l’essence par exemple, ou le temps perdu à gagner l’étranger pour les familles – pour les entreprises, il y a des dizaines d’autres montants jamais totalement pris en compte au moment de décider une délocalisation.
Les dirigeants politiques sont sensibles aux coûts sociaux de ces déménagements, qui se traduisent notamment par du chômage. «Dans certaines villes des Etats-Unis, qui ont perdu en quelques années toutes leurs industries, on voit des gens qui gagnaient très décemment leur vie comme ouvrier cumuler deux ou trois Mac Jobs pour réussir à survivre – des villes entières sont en voie de paupérisation, c’est terrible», raconte Suzanne de Treville, qui souligne que «pour un emploi dans l’industrie, vous créez autour huit emplois dans les services – c’est l’industrie qui soutient ce secteur, il ne faut pas l’oublier». Au temps donc pour la vision d’une Suisse entièrement universitaire, tournée uniquement vers le secteur tertiaire, la recherche, l’innovation et le développement.
Ford, Siemens, Intel ou DuPont sont de retour
Johann Schneider-Ammann l’a bien compris, qui plaide régulièrement pour le maintien des industries en Suisse. Dans un entretien accordé en automne à la NZZ, il a ainsi mis en garde contre «les dangers de la désindustrialisation» : «La Suisse ne doit pas suivre l’exemple d’autres pays européens, comme la France ou la Grande-Bretagne, où il ne reste pratiquement plus que le secteur des services. »
Comme lui, d’autres dirigeants politiques souhaitent inverser la tendance, freiner les délocalisations, voire convaincre certaines industries de revenir à la maison. C’est un des thèmes phares du deuxième mandat de Barack Obama sur le plan économique – la réindustrialisation de son pays a été l’élément clé de son discours sur l’Etat de l’Union en 2013. Le président met volontiers en avant dans les médias le retour aux Etats-Unis de certaines lignes de montage et autres fabriques liées à l’automobile. Des entreprises qui avaient délocalisé au Mexique ont ainsi fait, comme Ford, le choix de revenir, le secteur entier ayant créé quelque 500’000 places de travail. Mais des entreprises actives dans d’autres domaines reviennent également, comme Siemens, Intel ou DuPont.
Les salaires, ce ne sont que 20% du prix du produit
Pour encourager ces retours et éviter d’autres départs, le président américain a élaboré une stratégie qui inclut notamment la mise à disposition d’outils économiques qui permettent au patron d’évaluer le coût et les bénéfices réels d’une délocalisation à l’autre bout du monde. «Il y a des aspects évidents, comme les frais de transport, de douane, d’autres moins, comme les questions de traduction ou d’emballages: vous ne pouvez pas mettre dans des containers de la marine marchande votre produit tel quel», précise Suzanne de Treville. Qui souligne que se focaliser à ce point sur les salaires est une erreur de perspective : au final le coût de la main-d’œuvre ne représente que 20% du prix du produit, autant dire que ce n’est pas forcément un paramètre déterminant, juste un parmi les 30 facteurs que le Gouvernement américain a listés.
Elle a pour sa part travaillé sur un aspect très précis jusqu’ici ignoré de tous ces calculs, la chaîne d’approvisionnement et ce qu’il en coûte de l’allonger par une délocalisation. Le principe «Lorsqu’une entreprise basée en Suisse dépend de pièces fournies par une usine en Chine, les délais de livraison s’allongent considérablement, ce qui oblige l’entreprise à passer des commandes plus grosses. Elle est ainsi beaucoup plus exposée aux fluctuations de la demande, et doit assumer des problèmes de gestion des stocks : elle est soit en situation de rupture, soit de surplus. Et cela lui coûte cher.»
Lausanne intéresse Barack Obama
L’analyse de ce type de coûts se fait désormais plus facilement puisqu’ils ont été modélisés et que le logiciel développé par Suzanne de Treville au sein du laboratoire OpLab de la Faculté des HEC est ouvert à tous (sur Internet, à l’adresse http://cdf-oplab.unil.ch). Cet apport a été remarqué par le département américain du commerce et par des économistes chargés de mettre en œuvre la stratégie de réindustrialisation des Etats-Unis de Barack Obama.
Le CDF, pour Cost-Differential Frontier Calculator, est désormais promu par son administration auprès des décideurs et chefs d’entreprise. Il est d’ailleurs à leur disposition sur le site du département américain du commerce, aux côtés du Total Cost of Ownership Estimator, l’outil qui permet d’évaluer la trentaine de paramètres, aux côtés du simple salaire des ouvriers. Les deux se complètent, ce qui a valu au CDF le qualificatif de «pièce jusqu’ici manquante du puzzle» par les économistes d’Obama.
Délocaliser, c’est rarement une bonne affaire
Suzanne de Treville a fait forte impression aux Etats-Unis mais est-elle prophète en son pays ? Pour l’heure, le CDF intéresse le SECO (Secrétariat d’Etat à l’économie), qui l’a mis à disposition, sur son site Internet, des PME qui seraient tentées par l’étranger. Et des entreprises implantées en Suisse romande ont aussi pu profiter de cet outil via des analyses réalisées par des étudiants en HEC de Suzanne de Treville dans le cadre de leur travail de master.
Ces jeunes ont notamment identifié des goulets d’étranglement et d’autres problèmes liés à l’organisation de la chaîne de production. Dans l’une des fabriques étudiées, ils ont ainsi pu réduire de 30 à 3 jours le délai entre la commande et la livraison de la pièce, permettant une production à la demande et réalisant de grosses économies à la clé.
Est-ce à dire qu’en rationalisant la chaîne des opérations des entreprises suisses, on en arriverait à la conclusion que l’on peut réaliser sans s’exiler en Asie les économies souhaitées lors d’une délocalisation ? «Il y a quelques occasions où délocaliser peut faire sens, analyse la professeure. Si vous voulez pénétrer le marché chinois, ça n’est pas idiot de produire sur place. Mais dans les autres cas, ça n’est presque jamais intéressant économiquement parlant.»
La preuve, raquette de tennis à la main
Mise au défi par son collègue Ari-Pekka Hameri, professeur lui aussi à la Faculté des HEC, de prouver que produire en Suisse peut s’avérer rentable même pour des articles de masse au coût de revient très faible, Suzanne de Treville s’est lancée dans les calculs concrets. «Il existe trois usines en Chine qui fabriquent des raquettes de tennis pour toutes les marques. Leur prix de revient est de moins de 10 dollars la pièce et leur prix de vente initial est d’environ 400 francs.»
Pour être compétitif en produisant en Suisse, la chercheuse propose de cibler le même marché mais avec une raquette plusieurs fois plus chère et de qualité radicalement meilleure, profitant notamment de la recherche en termes de nouveaux matériaux. Le fournisseur low-cost offre certes un produit de masse qu’il revend à un prix élevé, mais il sera vulnérable à la concurrence d’un objet plus riche en technologie. Une usine flexible établie à proximité à la fois du marché et du centre de recherche et développement peut produire 10’000 raquettes différentes – ou même un produit fait sur mesure. Pour ces raquettes haut de gamme, qui peuvent être vendues plus cher que les 400 dollars de la raquette de masse venant du producteur low cost, il est évident que rester en Suisse peut être profitable. Ce qui est paradoxal est que pour être compétitive, cette usine doit également concevoir des raquettes qui seront vendues beaucoup moins cher.
Produire du cher et du bon marché
Suzanne de Treville explique : «La demande pour les raquettes à haut prix sera très volatile. Si l’usine fabrique seulement des raquettes haut de gamme, soit le délai de production sera très long, soit la capacité de production sera sous-utilisée. L’usine idéale sera construite pour la production de raquettes haut de gamme avec une capacité qui assure que toute la demande sera satisfaite. Le coût de cette capacité sera attribué à ces raquettes. Comme une bonne partie de la capacité ne sera pas nécessaire pour répondre à la demande pour ces objets, l’usine va utiliser le surplus de capacité pour produire des raquettes moins chères qui peuvent être vendues profitablement au prix des raquettes de masse qui restent après le début de la saison, soit 200, 100 ou 50 francs. Une simulation montre clairement comment cette stratégie peut être supérieure à une stratégie de low cost.»
Combiner fabrication de produits de masse bon marché et produits à valeur ajoutée est un modèle qui fonctionne dans des secteurs très différents : Suzanne de Treville a utilisé ces mêmes idées pour expliquer pourquoi la société Flexcell a fait faillite, produisant d’abord seulement des produits haut de gamme, puis seulement des produits de masse – un portfolio des deux types de produits aurait donné une chance de survivre à cette entreprise. Elle reste convaincue que Tetra Pak a la possibilité d’être plus profitable en restant à Romont qu’en partant en Hongrie si cette usine, établie à proximité de la recherche et développement et dotée d’employés expérimentés, combine produits innovants et standards. Ce mix correspond en outre particulièrement à l’économie suisse, dans laquelle l’innovation et le développement jouent un grand rôle. «Sans oublier qu’en Chine ou dans d’autres pays d’Asie, la question de la propriété intellectuelle et des brevets est une question sensible, ajoute la professeure. En développant les innovations en Suisse, vous êtes sûr de rester propriétaire de l’idée.»
Le développeur a besoin de descendre à l’usine
Sans compter que la recherche et le développement sont voués à l’échec si l’usine n’est pas à côté. «Vous ne débouchez sur rien de bon si vous travaillez de manière abstraite dans votre laboratoire : en théorie, tout fonctionne toujours, analyse Suzanne de Tréville. La réalité est plus contrariante et comme développeur, vous avez besoin de descendre à l’usine poser votre prototype entre les mains des ouvriers pour voir comment la production se passe. Quand l’usine est en Chine, vous ne pouvez pas, et ça débouche sur beaucoup moins d’innovation dans les firmes.» Il est donc illusoire de penser garder en Suisse les secteurs à haute valeur ajoutée comme la recherche et le développement pour externaliser la production de masse en Asie : de fait, découpler les deux secteurs comme s’il s’agissait de deux univers économiques indépendants ne marche pas.
Bref, délocaliser, contrairement à ce que l’on pourrait penser au premier coup d’œil, est rarement le meilleur moyen d’augmenter ses bénéfices. Optimiser la chaîne de production est une voie bien plus prometteuse et permet de garder les industries en Suisse.
Ne faudrait-il pas alors créer une entreprise basée sur l’outil développé à Lausanne, qui analyserait les envies de délocalisation, et proposerait des solutions pour améliorer la rentabilité sans déménager et tuer l’emploi local ? «Il y a très clairement un marché pour cela, répond Suzanne de Tréville. Mais franchement, lancer une start-up sur ce concept ne m’intéresse pas vraiment. Mes étudiants peuvent déployer les outils déjà créés – je sais que plusieurs souhaiteraient lancer une telle entreprise. Mon rôle à moi est de conceptualiser les besoins dans mon domaine et de réfléchir à la façon de les résoudre : mon truc à moi, c’est la recherche !»