La colonisation hante encore aujourd’hui la construction du savoir. La science moderne, développée conjointement aux idées impérialistes, reste dominée par un système et une méthodologie anglo-saxonne. Pour la décoloniser, de nombreux piliers sont à déconstruire.
Au XVIIe siècle, les armées coloniales et les scientifiques entrent dans une danse interdépendante. Ils guident réciproquement les pas des autres, rendant leur expansion simultanée. Pour envahir de nouvelles terres, il est nécessaire de les connaître. Il faut cartographier, comprendre les moyens de défense des populations locales et la manière de les soumettre. Les scientifiques, eux, dans leur vision révolutionnaire, souhaitent explorer la globalité du monde pour en tirer des règles universelles. Ils bénéficient donc de l’accès aux nouvelles terres. C’est la naissance de la science dite moderne, qui a pour ambition de construire un savoir «objectif», un nouveau concept occidental. Le but? Créer des méthodes pour atteindre la Vérité avec un grand V.
Vers une hiérarchie des connaissances?
La science fut un outil de légitimation pour coloniser d’autres populations qui ne possédaient qu’un savoir dit «primitif». Si c’est bien ce dont l’Europe se vantait, il lui manquait pourtant beaucoup de connaissances. Bernard C. Schär, professeur d’histoire à l’Institut d’études politiques de l’UNIL, parle d’appropriation culturelle: «Dans les régions tropicales, la moitié des armées mouraient lors des colonisations. Pas seulement dans les batailles, mais surtout à cause des maladies. Les savoirs médicaux de l’Europe étaient plus primitifs que les locaux. En Indonésie par exemple, ils demandaient conseil aux femmes indigènes pour maintenir en vie les troupes.»
L’influence demeure
Après treize années de conflit armé, Haïti déclare en 1804 le premier peuple noir libre du Nouveau Monde. S’ensuit une vague de décolonisation politique en Amérique latine et plus tardivement en Afrique. Mais l’ancrage est plus profond en ce qui concerne la science. Elle reste majoritairement anglo-saxonne, vestige de cette influence coloniale. Les coûts freinent les pays non-occidentaux, puisque la recherche est chère, non seulement technologiquement, mais aussi pour publier ou accéder aux articles. Les cinq premiers éditeurs de revues scientifiques, tous d’Europe ou d’Amérique du Nord, publient 56 % des papiers. Leur facteur d’impact élevé, qui quantifie leur influence, motive autant les universitaires à booster leur carrière que le système à se perpétuer.
Pour être publié, il faut faire plaisir aux revues anglo-saxonnes
Mame Penda Ba, professeure et directrice du Laboratoire d’analyse des sociétés et pouvoirs / Afrique – Diasporas à l’Université Gaston Berger au Sénégal, dénonce: «Pour être publiés dans une revue reconnue, nous devons nous aligner sur les priorités et les standards définis par les Occidentaux, ce qui place toujours les problématiques et les intérêts africains en marge.» Si l’Europe, qui décide des financements, s’intéresse par exemple beaucoup à l’intelligence artificielle aujourd’hui, l’Afrique a besoin de développer l’agroécologie. «Seule une petite élite de chercheurs africains a la possibilité d’accéder aux revues des éditeurs majeurs tels qu’Elsevier et Springer. Les autres sont exclus», continue la chercheuse.
Déstructurer pour valoriser
La décolonisation du savoir est une théorie de la connaissance qui tente de déconstruire ce système inégal qui favorise amplement une construction occidentale au détriment des 84 % de la population mondiale restante. Elle tente de questionner et relativiser la manière dont la science est faite et donne une place aux notions et méthodologies qui ont été trop longtemps dénigrées, appropriées et invisibilisées. Cela commence par la compréhension que l’objectivité absolue, concept on le rappelle occidental, n’existe pas. Et nécessite aussi de remplacer Savoir avec un grand S par savoirs au pluriel.