Interview d’Alexander Bergmann*, professeur de l’UNIL
Spécialiste du comportement en entreprise, le professeur de l’UNIL Alexander Bergmann est un fin connaisseur des valeurs des managers helvétiques.
Les cadres romands semblent obéir facilement. Avez-vous repéré, dans d’autres recherches, des cas où ils s’opposeraient à leur hiérarchie?
Arès peu de recherches ont été menées sur ce thème. Une autre thèse consacrée à la peur dans les entreprises suisses, que j’ai également dirigée, sera prochainement publiée. En ce qui concerne l’obéissance, j’ai pu constater de manière empirique qu’il y a beaucoup plus de docilité de la part des cadres suisses que ce qui ressort de la thèse de Veronica Velo. C’est probablement dû à la méthode d’enquête. En effet, il est difficile pour un cadre d’avouer qu’il est docile, comme il lui est difficile d’admettre qu’il a peur. Ce n’est pas tellement compatible avec l’image qu’il a de lui-même. Pourtant, la hiérarchie et le système de récompenses sont organisés pour obtenir un comportement con-forme, et les exigences ainsi que la précarité croissantes créent, bien sûr, des conditions tout à fait menaçantes.
A mon avis, beaucoup de dirigeants, dans les entreprises suisses et ailleurs, ne se comportent pas vraiment comme des adultes. Ils sont nombreux à se plaindre, notamment de leur chef, mais ils finissent pas s’écraser. On peut toutefois espérer que, s’ils se trouvaient confrontés à des demandes allant contre leurs convictions profondes, ils prendraient le risque de s’opposer à leur chef – même s’ils devaient ensuite quitter l’entreprise.
Il y a une énorme contradiction entre la demande affichée de cadres entreprenants et responsables, avec un esprit indépendant et critique, et la pratique qui fait qu’on ne veut pas de gens qui dérangent.
Comment définiriez-vous la Suisse?
Si je devais définir la Suisse d’un seul mot, je choisirais «contradictoire». Dans les entreprises, la pression pour la conformité est énorme, mais dans le même temps chacun a sa propre idée et l’exprime.
La Suisse est contradictoire dans bien des domaines. Les Suisses sont xénophobes mais le pays accueille plus d’étrangers (en pourcentage) qu’aucun autre pays européen, sauf le Luxembourg; machos, mais il y a plus de femmes dans les parlements et gouvernements qu’en France par exemple; militaristes, mais ils ne font pas la guerre…
Ce sont ces contradictions qui rendent la Suisse tellement intéressante et peut-être qu’elles font la force de ce pays. La vie étant complexe, il faut des réponses complexes.
Quels sont les points forts du «Swiss way of management»?
Voici une autre contradiction! Ce qui m’avait frappé lors de mon arrivée dans ce pays, c’est que les entreprises avaient une organisation extrêmement hiérarchique – à l’époque, les grades à l’armée avaient encore de l’importance pour le choix des cadres – mais que les gens en bas de la pyramide n’étaient pas des esclaves, ni considérés comme tels. On ne traite pas en Suisse les subordonnés de façon aussi cavalière que cela peut être le cas dans d’autres pays. On respecte la personne.
Ce «Swiss way of management» peut-il être adapté lorsque les entreprises sont confrontées à des changements rapides de leur environnement économique?
Il faudrait sans doute écrire une nouvelle édition du «Swiss way of management». Ce livre a été écrit il y a près de quinze ans. J’ai l’impression que les choses ont passablement changé ces quinze dernières années, notamment pour le management supérieur. De nombreux dirigeants de haut niveau ont étudié aux Etats-Unis ou dans des business schools européennes qui diffusent des valeurs anglo-saxonnes, néolibérales, pures et dures.
Lors d’un cours de senior management à l’INSEAD, il y a quelque temps, trois participants sur quarante étaient Suisses. Or, deux d’entre eux ont appris pendant ce cours que leur emploi était supprimé et que cette formation constituait leur cadeau de départ. De tels licenciements à distance étaient inimaginables dans les entreprises suisses il y a quelques années encore.
Je pense que plusieurs des grands scandales qui ont secoué l’économie suisse ces dernières années étaient liés à des changements brutaux de culture. J’avais constaté dans mon livre que les entreprises suisses étaient prudentes, leurs managers humbles et pragmatiques et qu’elles adaptaient leur stratégie à leurs moyens, et non l’inverse. Il semble que les dirigeants de Swissair, de la Winterthur ou de la Rentenanstalt se soient plutôt crus les plus forts et aient succombé à des crises de mégalomanie.
Un autre élément de la culture des entreprises suisses qui pourrait évoluer est l’obsession de l’indépendance. Les entrepreneurs suisses préfèrent ne pas croître plutôt que de devenir dépendants. Or, nous sommes entrés dans l’ère de l’interdépendance.
Propos recueillis par Françoise GUY
*Co-auteur de «La culture des entreprises suisses comme reflet de la culture nationale» dans «Management interculturel, modes et modèles», Economica, 1991;
et auteur de «Le «Swiss way of management» ou les évidences cachées des entreprises suisses», ESKA,1994.