Depuis sa publication en 1859, la théorie de l’évolution des espèces a elle-même évolué. Spécialiste en philosophie des sciences à l’UNIL, Christian Sachse montre comment la génétique a fourni de l’eau au moulin du scientifique.
Darwin tient le coup. Cent cinquante ans après la publication de «L’origine des espèces», la théorie de l’évolution n’a pas perdu beaucoup de plumes. Au contraire même: philosophe et épistémologue à l’UNIL, Christian Sachse raconte que «le XXe siècle a permis de confirmer et de renforcer la vision darwinienne».
La domination de cette théorie est d’ailleurs devenue si grande que ses idées sont progressivement sorties de la sphère biologique pour conquérir des domaines auxquels on ne l’appliquait pas initialement.
L’homme et le singe
On peut résumer la théorie de Darwin en deux thèses principales. La première avance que tous les êtres vivants ont évolué à partir de quelques ancêtres communs. Exemple: l’homme et le singe partagent le même ancêtre, qui lui-même partage le même ancêtre que d’autres espèces, etc…
La deuxième thèse postule que les individus porteurs d’un avantage sur leurs semblables finissent par dominer leur espèce. C’est la théorie bien connue de la sélection naturelle. Schématiquement, elle signifie que les plus faibles se voient progressivement minorisés, puis éliminés par les plus forts. Elle implique aussi que la physionomie des êtres vivants se modifie en changeant d’environnement.
Christian Sachse donne un exemple: «Si on prend une population d’oiseaux et qu’on la déplace dans un endroit totalement différent de son environnement, la forme de son bec va peut-être changer. Si ce type de changements s’accumule, cela finit par donner un nouveau type d’oiseau, une nouvelle espèce.»
Ces combinaisons qui font de Darwin un génie
Mais lorsque le naturaliste anglais élabore sa théorie, il n’invente pas réellement de concepts révolutionnaires. «Avant Darwin, l’évolution était une idée courante en biologie, dit Christian Sachse, elle n’était simplement pas encore admise par la science.»
L’idée de sélection était aussi dans l’air avec Malthus et ses réflexions sur la croissance des populations, dont le biologiste s’est inspiré. «Si l’on prend individuellement chaque élément de sa théorie, Darwin n’a rien amené de nouveau pour son époque, dit Christian Sachse, c’est surtout son sens de la combinaison qui fait de lui un génie.»
«L’Origine des espèces» puise dans les idées récentes de Georges Cuvier en paléontologie et de Charles Lyell en géologie. Autrement dit: «Darwin applique des théories non biologiques au domaine biologique.» Après son voyage aux îles Galápagos, il amène aussi une foule de données empiriques, soigneusement récoltées, longuement validées, qui imposent finalement la thèse de l’évolution naturelle auprès du monde académique.
La théorie génétique au secours de Darwin
La théorie darwinienne révèle cependant bientôt certaines lacunes. «Le principe de la sélection naturelle ne suffit pas à tout expliquer, dit Christian Sachse. Darwin postule l’apparition de changements au sein des espèces, mais il ne dit pas de façon concluante comment la transmission héréditaire se produit.
La théorie génétique viendra combler ce manque. Au début du XXe siècle, on redécouvre le travail du botaniste autrichien Gregor Mendel, tout premier théoricien de la transmission génétique en 1865. Dans les années 1930, tout en parachevant la théorie des gènes, l’Américain Thomas Morgan découvre que les chromosomes sont capables de se modifier. Le concept de mutation génétique est né.
Une reconnaissance planétaire
Dès lors, la voie est ouverte pour une reconnaissance planétaire du génie de Darwin: «Dans les années 1930, on opère une grande synthèse entre la théorie génétique et la théorie de l’évolution, dit Christian Sachse. Ce travail a beaucoup renforcé l’œuvre de Darwin.
Pris au sens strict, le principe de sélection naturelle avait un gros défaut: en postulant la sélection permanente des meilleurs, il impliquait une uniformisation progressive de la nature: «Les choses ne se passent cependant pas comme ça. La nature montre au contraire beaucoup de variété.»
L’apport de la génétique a donc permis de mieux comprendre le rôle de la sélection: «Si la mutation d’un gène apporte un avantage, la modification subsiste. Dans le cas contraire, elle disparaît.» Sélection et diversification se combinent ainsi sans cesse dans la construction de la vie.
En 1953, la découverte de l’ADN de Crick et Watson apporte encore sa pierre à l’édifice. La biologie moléculaire peut décrire l’évolution génétique avec plus de précisions encore. La théorie de Darwin reçoit alors une nouvelle confirmation. «Plusieurs expériences l’ont encore confirmée depuis, dit Christian Sachse. On a aussi pu voir la sélection naturelle à l’œuvre en observant les bactéries qui augmentent leur résistance par mutation face aux médicaments.»
Aujourd’hui, l’approche évolutionnaire sert à de multiples domaines de recherche. La sociobiologie utilise la théorie de la sélection pour comprendre des comportements d’ordre psychologique.
L’histoire des idées cherche à expliquer la reproduction d’une pensée en s’inspirant du modèle darwinien: «Par exemple, si je raconte une blague à ma sœur et qu’elle la raconte ensuite à quelqu’un d’autre en y ajoutant quelque chose qui la rend meilleure, cette blague a plus de chances de se transmettre à beaucoup de personnes», dit Christian Sachse.
Après l’évolution naturelle, Darwin peut donc servir à expliquer notre évolution culturelle. Permet-il donc de tout comprendre des êtres vivants? Pas tout à fait. Sachse avoue que «la théorie de l’évolution n’explique pas l’apparition de la vie en tant que telle». Pourquoi y a-t- il de la vie plutôt que rien? Voilà une faille dans laquelle peuvent toujours s’engouffrer les créationnistes.
Pierre-Louis Chantre