Depuis le début de la pandémie, le débat sur les libertés s’est durci. Il est influencé par un mécanisme
de défense psychologique aussi puissant que méconnu: la réactance.
«Ils ne comprennent pas, on devrait tout réexpliquer.» Combien de fois a-t-on entendu cette phrase durant la crise du Covid-19? Beaucoup trop souvent, parce que les gens qui la répètent font fausse route. Depuis les premières mesures sanitaires, les «rassuristes» et les «alarmistes » échangent des faits, des arguments, le nombre des admissions à l’hôpital, la liste des pays qui ont choisi une autre stratégie sanitaire, des modèles informatiques qui annoncent des vagues de malades, le pourcentage d’efficacité des vaccins ou encore des bons cadeaux de 50 francs et des billets pour des concerts gratuits. Chacun imagine que les arguments les plus percutants finiront par éclairer ses opposants. Mais ça ne se passe pas toujours comme ça, parce qu’un mécanisme de défense psychologique, puissant et méconnu, est à l’œuvre: la réactance se déclenche quand nous sentons que notre autonomie est menacée.
1. Tous réactants?
«Le concept de réactance psychologique a été développé dans les années 60. Cette théorie postule que, quand un individu se retrouve dans une situation où il pense que ses libertés fondamentales sont menacées, il va faire le contraire de ce qu’on lui demande », explique Cinzia Zanetti.
Cette chercheuse de l’UNIL mène une thèse sur la tricherie collective. En temps normal, elle étudie les fraudes académique et scolaire. Mais avec la pandémie de coronavirus, elle a aussi observé des gens qui s’affranchissaient des recommandations sanitaires.
«Si on demande à une population de porter un masque, de respecter les distances sociales, d’arrêter de se serrer la main, de ne plus aller au restaurant ou encore de se vacciner, et que certains perçoivent ces mesures comme non justifiées ou illégitimes – ce point est très important –, ils vont désobéir.» La plupart sont des réactants qui s’ignorent.
À la différence du rebelle, du résistant ou de l’anticonformiste, le réactant «ne se rend pas toujours compte de son comportement. Il ou elle lutte pour ses libertés, mais ça arrive tous les jours pour de nombreuses raisons, parfois futiles. Il y a notamment de nombreux exemples de réactance chez les enfants, et il y a toute une littérature qui étudie la réactance des consommateurs», précise la spécialiste de la psychologie sociale à l’UNIL.
La réactance peut apparaître chez tout le monde, ce qui explique la composition atypique des manifestations contre les mesures sanitaires, où l’on croise la prof de yoga écolo et le sonneur de cloches de l’UDC, mais aussi l’ultra libéral, le cafetier désespéré et l’infirmière adepte de l’homéopathie. Autant de profils qu’on n’a pas l’habitude de voir défiler dans la rue, encore moins côte à côte.
L’aspect hétéroclite de cette nouvelle opposition n’étonne pas Cinzia Zanetti. «Dans les recherches expérimentales qui ont étayé la théorie de la réactance, il apparaît que c’est la perception de l’individu qui compte. La personne doit avoir l’impression qu’une de ses libertés est menacée pour qu’elle ait envie de résister à la pression. Mais aujourd’hui, ce mot de liberté englobe tellement de comportements, d’actions et de pensées, qu’on pourra retrouver des réactants dans des groupes très différents. Cela va de la personne qui ne peut plus aller au restaurant comme avant, à des libertés plus intellectuelles, comme la liberté de penser contre le courant dominant.»
2. Tout le monde ne réacte pas
S’il y a de nombreux réactants dans les manifestations, tous les opposants aux diverses mesures sanitaires ne sont pas des réactants. Notamment chez les «antivax». «Ce groupe est très hétérogène, il existait avant l’arrivée du Covid-19 et on y trouve à la fois des gens qui, à tort, ont peur que le vaccin provoque l’autisme, des sceptiques et des gens qui ont fait leurs recherches sur Internet et qui hésitent. Ceux qui ressentent le vaccin comme une obligation sont des réactants, pas ceux qui en ont peur», précise Cinzia Zanetti.
Et puis, il y a des opposants moins épidermiques et plus politiques à ces mesures sanitaires. «Quand on parle de libertés, on voit des individualistes ou des hédonistes. On pose un diagnostic quand on parle de réactance, alors qu’il y a aussi des gens qui ne veulent pas de ces mesures contraignantes, parce qu’ils ont juste une autre conception de la vie en société», relève la professeure Laurence Kaufmann.
La sociologue de l’UNIL étudie les conséquences du coronavirus dans le cadre d’un projet FNS. Elle travaille sur l’impact de la pandémie sur les émotions, comme sur les effets du confinement et de la distanciation sociale qui ont été imposés.
«J’ai aussi dirigé un livre sur les émotions collectives 1). Ce qui m’intéresse, c’est de voir comment et à quel moment la souffrance est vécue individuellement, comme quelque chose qui nous incite au retrait et à l’abattement, et à quel moment elle nous conduit à la révolte. Savoir comment on transforme ses blessures en force politique, c’est un des grands enjeux de notre temps.» Durant ses recherches, elle a croisé de nombreux antipass, des antivax et même «des étudiants zombies en quête de sens». Elle a interviewé des jeunes «bouleversés par le pass sanitaire, cette mesure qui a été plus mal perçue que les précédentes. Les gens nous disaient: je ne suis pas vacciné mais je fais attention, je respecte les règles de distanciation, j’ai joué le jeu pendant longtemps et je me sens trahi par une sanction incohérente qui limite gravement ma vie sociale».
3. Un cas de confiance?
Pour Laurence Kaufmann, «la pandémie a clairement érodé la confiance dans l’État». Cette évolution nous ramène à la réactance. Car la confiance est un élément-clé pour comprendre cette théorie.
«Nous avons participé à une grosse étude, pilotée par des chercheurs italiens, et menée dans 23 pays aussi différents que la Suisse, l’Australie, la Chine, la Russie ou le Chili, explique Cinzia Zanetti. Cette étude 2) a montré que l’acceptation et la mise en œuvre des mesures anti-Covid sont prédites par la confiance que les gens ont dans leur gouvernement, leurs concitoyens et la science. Plus ils font confiance, et plus ils vont suivre les mesures qui ont été décidées.»
Mais voilà, «il y a eu beaucoup de critiques sur les scientifiques», rappelle la chercheuse de l’UNIL, notamment parce que les médecins ont affiché leurs désaccords à la télévision et sur les réseaux sociaux, ce qui a aggravé la confusion.
Problème N° 2: des mesures différentes ont été prises d’un pays à l’autre. Les Chinois ont été bien plus autoritaires que les Suédois, les Israéliens ont vacciné plus vite que les autres, et, plus près de nous, les Français ont imposé un couvre-feu et pas les Suisses. Chez les individus sensibles à la cohérence des mesures sanitaires qui sont imposées, ces différences sèment le trouble.
«C’est un bon exemple d’application d‘une autre théorie, celle de la comparaison sociale qui parle du besoin des humains de se comparer aux autres, précise la psychologue de l’UNIL. Les résultats empiriques montrent que la comparaison permet de réduire l’incertitude, quand on n’a pas de mesure pour savoir si ce que l’on fait ou ce que l’on croit est juste, et quand, comme dans la crise du Covid, on n’a pas de compétence particulière en épidémiologie ou en vaccins.»
Mais, si on en revient à la réactance, ces comparaisons entre pays, et parfois entre cantons suisses, peuvent générer des doutes. Comment faire confiance à une mesure qui n’est plus appliquée dès qu’on franchit une frontière? Or «l’un des éléments essentiels de la théorie de la réactance, c’est que les gens doivent percevoir les mesures comme justifiées et légitimes, souligne Cinzia Zanetti. Dans une situation nouvelle et incertaine, comme c’était le cas au début de la pandémie, les messages véhiculés n’ont pas toujours été cohérents et consistants, ce qui a favorisé la perte de confiance.»
4. Ce qu’il ne faut pas faire avec un réactant
Quand on veut convaincre un réactant, «il ne sera d’aucune aide de lui répéter qu’il n’est pas solidaire, ou encore de le culpabiliser», dit Cinzia Zanetti. Or, la culpabilisation et les répétitions ont été utilisées comme des armes de conviction massives depuis l’arrivée du Covid-19. C’est, en tout cas, comme cela que les messages «pro-pass et provax» ont été ressentis. «Les opposants ont été définis par des dispositions psychologiques, comme la bêtise, l’égoïsme, l’irrationalité, et ils ont aussi été présentés comme des déviants et des délinquants sanitaires face à la Raison avec R majuscule», détaille Laurence Kaufmann. Et pourtant, «beaucoup de manifestants n’utilisent pas les termes d’“anti-pass ” ou d’“antivax”, ils parlent de liberté et de modèles de société alternatifs. Ils ne se présentent pas davantage comme des complotistes. Dans notre langue de sociologue, on parle d’hétéro attribution, de mots qui viennent de l’extérieur et qui sont disqualifiants par définition. C’est une machine à faire taire les critiques.»
5. Comment parler à un réactant?
«Il faut revenir au concept de confiance, suggère Cinzia Zanetti. Ce qui est important, c’est de communiquer un message clair, cohérent et scientifiquement appuyé, c’est central pour donner le sentiment de légitimité et de justification.» La psychologue sociale de l’UNIL évoque encore l’importance du processus démocratique, qui «permet aux gens de s’approprier le sujet, et de conserver leur autonomie, qui est l’un des besoins les plus fondamentaux de l’être humain».
L’idéal serait de trouver des scientifiques qui inspirent la confiance. Or, paradoxalement, le médecin dont le nom a été le plus souvent associé à la pandémie, c’est le professeur Didier Raoult, qui a été régulièrement accusé de semer la zizanie. Sans le savoir, le Marseillais a trouvé une manière efficace de parler aux réactants.
«Ce qui est intéressant avec cet exemple, c’est l’idée de reprendre le contrôle, observe Cinzia Zanetti. Dans un contexte très incertain et extrêmement anxiogène, des gens qui proposent une solution concrète à laquelle on pourrait se raccrocher vont trouver un public, lorsque l’on perçoit que l’État et les autres scientifiques n’ont rien à proposer.»
De son côté, Laurence Kaufmann plaide aussi «pour que l’on mise sur des relais intermédiaires, comme les médecins généralistes. Les théories de la communication, comme celle de la communication à double étage (Two-Steps Flow), l’ont souvent montré: les Autorités n’ont jamais le pouvoir de convaincre directement les gens, les yeux dans les yeux. Leurs messages doivent être relayés par des leaders d’opinion de proximité. C’est le voisin qui sait toujours tout, mais aussi, désormais, des gens que l’on suit sur les réseaux sociaux et qui offrent parfois une illusion de proximité. Enrôler des médecins généralistes, plutôt que des épidémiologistes, permettrait une communication plus efficace.»
L’autre piste suggérée par Laurence Kaufmann, «c’est d’arrêter de confondre la politique et la morale. La politique, c’est quand on discute pour savoir ce qu’il faut faire ; la morale, c’est quand on disqualifie les personnes. Il y a beaucoup de discours moraux dans la politique, mais avec le pass sanitaire, on est passé dans l’hyper moralisation. C’est devenu une affaire de vice et de vertu, davantage que de droit ou de politique.»
Cette dérive n’est pas sans risques, comme le montre l’histoire de la robe que Laurence Kaufmann raconte à ses étudiants. «Il y a quelques années, une femme a posté sur Internet l’image d’une robe qu’elle voyait noire et bleue, mais que d’autres ont vue dorée et blanche. Le monde s’est vite divisé en deux types de perceptions, totalement incompatibles. Cela a déclenché une véritable panique collective.»
Plus fondamentalement, cette panique vestimentaire révèle une situation inquiétante: «Si on n’arrive même plus à se mettre d’accord sur des choses aussi élémentaires que les couleurs d’une robe, on ne peut plus rien construire ensemble.»
C’est dire l’urgence de rétablir le courant entre les deux camps qui ne se comprennent plus, quitte, cette fois, à réexpliquer souvent ce qu’est la réactance, et comment elle fonctionne.
1) Les émotions collectives. En quête d’un «objet» impossible. Dir. par Laurence Kaufmann et Louis Quéré. Éditions de l’EHESS (2020), 424p.
2) Trust predicts COVID-19 prescribed and discretionary behavioral intentions in 23 countries. PLoS One (mars 2021). Doi: 10.1371/journal.pone.0248334. Étude en accès-libre.