Entre nous, chercheuses et chercheurs en sciences humaines et sociales, il est devenu courant de dénoncer la dictature de l’anglais dans nos disciplines, tout en continuant à rédiger dans cette langue des articles calibrés pour des revues qui les publient non pas en fonction de leur originalité scientifique, mais pour nourrir leur propre visibilité. La pression s’étend puisqu’il est quasi indispensable, même pour des postes de relève, d’afficher de tels articles sur son CV. Au niveau professoral, une postulation pourtant excellente risque d’être écartée si elle ne contient pas tant de publications dans cette langue. L’anglais devient la clé pour séduire les pairs et les experts détenant le pouvoir d’accorder des postes et des crédits.
Chose étrange, nos chercheuses et chercheurs subissent une situation qu’ils jugent déplorable du point de vue scientifique et humain, tout en se pliant à ces normes mondialisées?: aucune résistance collective ne s’organise dans nos disciplines et nos institutions.
Systématiser la publication et les interventions en anglais ne peut relever que de la servitude volontaire. C’est faire allégeance à une puissance – notamment universitaire –dominante en se plaçant automatiquement dans une situation d’infériorité. Le spectacle de chercheuses et chercheurs, parfois confirmés, baragouinant un Pidgin English plus ou moins disgracieux serait risible s’il ne constituait pas le lot de plus en plus ordinaire de la communauté universitaire. La piètre qualité d’écriture de la plupart des articles rédigés en anglais par des non-anglophones inspire les mêmes sentiments. Il ne s’agit pas, en effet, d’une lingua francaque personne ne maîtrise comme sa langue maternelle. C’est, pour les millions d’universitaires non anglophones de par le monde, la langue de l’autre, et il s’avère que cet «?autre?» tire une partie de sa puissance de ce simple fait.
Les exemples, encore nombreux, de travaux ignorant les débats menés dans d’autres langues sur leur objet de recherche sont d’ailleurs tout aussi inquiétants. Une certaine pratique de l’anglais nous semble nécessaire et cette aptitude peut s’étendre à d’autres langues encore?; une connaissance au moins passive permettrait à la communauté universitaire de mettre en commun ces différentes lectures. Or, aujourd’hui, c’est moins de mise en commun que de sens unique qu’il s’agit.
La pensée n’est pas antérieure au langage. Condamner l’université, la recherche et la science au monolinguisme, c’est automatiquement les appauvrir. Soit parce que nos textes devront être traduits avant d’être diffusés, soit parce que nous nous efforcerons de penser dans une seule langue.
L’injonction à se plier à ce rituel absurde s’inscrit dans un mouvement d’ensemble de la recherche et des universités, visant à faire de ces dernières un grand marché homogénéisé et standardisé au sein duquel les personnes et leurs «?productions?» se trouvent en perpétuelle concurrence. La qualité desdites productions – livres, articles, interventions, organisations de rencontres, etc. – est devenue bien secondaire, seule compte leur quantité. Les universitaires sont ainsi animés d’une véritable frénésie qui produit tout sauf des travaux créatifs, originaux, inventifs. La contrainte du nombre ne peut conduire qu’au mimétisme des thématiques et des concepts, travers de plus en plus fréquent puisque cette répétition garantira les meilleures chances de publication. Le monolinguisme intégré comme une évidence creuse cette dérive.
Ces évolutions servent en réalité deux objectifs?: la fin des universités conçues comme des services publics, au sens le plus noble du terme, et l’affaissement de la pensée critique au sein même des universités. L’espace d’autonomie et de liberté que nos institutions ont pu représenter, dans certains moments privilégiés, est en train de disparaître. On sent chaque jour davantage les ravages de ces transformations, et l’on désespère en constatant la faible résistance qui leur est opposée. Pour les chercheurs et chercheuses que nous sommes, ce qu’il est désormais urgent d’imaginer, ce sont des stratégies de résistance. Et nous ajoutons qu’il faut le faire collectivement.