Si la nature nous émerveille et qu’on s’émeut de sa préservation, elle n’a cependant pas la même valeur pour tous. Entretien avec Laine Chanteloup, professeure assistante en géographie des ressources de montagnes à l’UNIL et membre du Centre interdisciplinaire de recherche sur la montagne à Sion (VS), qui s’intéresse notamment à la perception qu’ont les sportifs et les chasseurs dans les territoires de montagne.
Comment appréhende-t-on la nature aujourd’hui?
Les publics qui investissent l’environnement naturel sont extrêmement diversifiés, ce qui rend la gestion et la prise en charge de la nature très compliquées. Cette diversification inclut des connaisseurs, souvent très spécialisés. Dans les zones de montagne que j’étudie, un skieur de randonnée va par exemple avoir de larges connaissances sur les avalanches, la structure de la neige, etc. mais ne va pas forcément prendre en compte l’impact de sa pratique sur la biodiversité. C’est un vrai problème aujourd’hui pour différents usagers de la montagne. Les agriculteurs, par exemple, font face en saison estivale aux trailers ou aux vététistes, experts en météo ou en topographie, qui ne connaissent toutefois rien au pastoralisme. Sans compter sur le phénomène de massification du tourisme et des activités récréatives avec l’arrivée de personnes qui n’ont que peu de connaissances de l’environnement.
Un public qui veut «consommer» de la nature…
Oui, avec l’impression de se rapprocher de la faune et de la flore tout en restant dans la méconnaissance de ce qui l’entoure. En montagne, des activités de loisirs se déroulent toute l’année, de jour comme de nuit, avec des courses nocturnes par exemple, parfois sans laisser de zones ou de moments de tranquillité aux animaux. Le vivant n’a alors plus aucun instant de répit, ce qui est problématique. L’écologue Robert Michael Pyle parle d’extinction de l’expérience de la nature pour souligner le phénomène d’une perte de connaissance des milieux qu’on investit. Cela se voit en ville, où les enfants n’arrivent pas à mettre un nom sur les insectes de leur cour de récré, mais sont imbattables quand il s’agit de nommer des Pokémon. Cette extinction de l’expérience va souvent de pair avec le concept d’amnésie environnementale du psychologue Peter H. Khan. Par exemple, quelqu’un qui n’a jamais connu un monde plein d’oiseaux ne sera pas choqué qu’il y en ait peu actuellement. Néanmoins, concrètement, les oiseaux disparaissent.
Vous avez étudié les sportifs de montagne. Quel lien ont-ils avec leur environnement?
Les études montrent que la rareté intéresse, surtout les animaux iconiques. Croiser un bouquetin durant une excursion ravit. La première fois, les randonneurs vont s’arrêter, l’observer, prendre du temps. Cependant plus ils vont en croiser, moins ils vont s’y intéresser. La plupart des sportifs interrogés lancent sur la faune des coups d’œil furtifs, que j’ai nommés des regards hébétés. S’ils voient des animaux, c’est bien, parce que cela fait partie d’un paysage vivant. Mais s’ils n’en voient pas, ils apprécient tout autant leur activité en extérieur.
Contre toute attente, il semblerait d’après vos recherches que les chasseurs soient plus mutualistes.
En effet, les plus de 3300 chasseurs qui ont répondu à notre questionnaire dans les Alpes françaises ne considèrent pas l’animal uniquement comme une ressource pouvant servir l’Homme, mais plutôt comme un être à part entière faisant partie d’un écosystème. Souvent, ce sont des passionnés de la faune qui connaissent tout le cycle de vie de leur gibier. Ils peuvent établir des biographies animales, car ils suivent certains animaux depuis des mois, voire des années. Ici, prendre soin du sauvage passe par la gestion de la faune. De nombreux chasseurs parlent de «leur cheptel» quand ils évoquent le gibier, un parallèle intéressant avec le monde agricole. En période de canicule, certains, inquiets, vont apporter des seaux d’eau en forêt pour désaltérer la faune, y compris celle qu’ils chassent. Toutefois, lors d’entretiens personnels, nous avons constaté avec mon équipe de chercheurs que cette tendance mutualiste disparaît quand le loup entre en scène. Il y a donc un paradoxe assez fort entre ce profil mutualiste et le rejet de certaines espèces. D’un côté, les animaux qu’on aime et qu’on aime chasser – ce qui ne signifie pas uniquement tuer, mais aussi pister, connaître – de l’autre, les prédateurs.
Idem pour le lynx?
S’il n’y a pas de loup, oui. Mais dès que le loup s’installe sur le territoire du lynx, ce dernier change de catégorie pour les chasseurs, c’est-à-dire qu’il n’est plus un problème. L’acceptation du lynx se fait de manière croissante avec l’arrivée du loup. Aujourd’hui, dans les territoires où le loup est revenu, les discours se focalisent sur la présence de l’espèce. C’est un moteur de l’énervement, qui perturbe le gibier, le laisse agoniser, etc. On va même parler de la souffrance animale qu’il fait endurer. Quand mon équipe a demandé aux sportifs de montagne les stéréotypes qui entourent les deux prédateurs, le lynx s’en est aussi mieux sorti que le loup. Du premier, on met en avant sa discrétion, le fait qu’il ne va s’attaquer qu’à une seule proie et la respecter puisqu’il va la manger entièrement. Contrairement au second qui pourrait avoir un comportement d’overkilling (nommé aussi syndrome du poulailler: frénésie de tuer tout ce qui bouge sans discernement, ndlr). Ceux qui se méfient le plus du loup sont ceux qui ont des proches dans le monde agricole. Cependant, il y a aussi chez les sportifs une espèce de fascination pour ce prédateur. On espère en voir un, mais de loin. En Suisse, une étude menée sur les mesures de protection des troupeaux auprès de pratiquants d’activités récréatives dans le Val d’Hérens (VS) montre que le loup est globalement accepté par ce public…
Dans un canton où le loup sème la discorde…
Il faut bien sûr tempérer cette acceptation de l’animal, car la population qui a répondu aux questions est composée uniquement de sportifs de montagne. Mais une bonne partie de notre échantillon habite en Valais. Un autre élément m’a passablement étonnée dans cette étude: les mesures de protection utilisées contre le loup sont très bien acceptées, notamment les chiens. À partir du moment où il y a un chien de protection sur un alpage, on pense à des interactions négatives ou à la peur de traverser l’endroit. Or, les enquêtes ont montré que les chiens de protection étaient bien tolérés par plus de 80 % des personnes interrogées. Nous avons fait la différence entre ceux qui en avaient déjà rencontré un et les autres. Dans les deux cas, cette mesure de protection a été approuvée, toutefois dans une moindre mesure par les personnes en ayant croisé.
Quelles autres attentes ont les randonneurs et autres vététistes sur leur parcours?
Des aménagements des pouvoirs publics, ou des agriculteurs, pour pouvoir continuer à pratiquer leur activité. Par exemple, ils aimeraient que les chemins de protection soient balisés et que les chiens soient parqués avec le bétail. Le problème, c’est qu’il a été prouvé qu’imposer une limite au chien le rend moins efficace. Les sportifs seraient aussi intéressés par des itinéraires alternatifs, afin d’éviter le contact avec les troupeaux. Mais ces détours peuvent être impossibles dans les zones escarpées.
Au Canada, vous expliquez que, dans les parcs nationaux, on utilise des lignes de fladerie, sortes de clôtures munies de fanions de couleur, pour éloigner les loups des humains. Une mesure réalisable en Suisse?
En France, et cela commence en Suisse, on utilise aussi différentes clôtures, parfois électrifiées, ainsi que la méthode Foxlight, qui émet une lumière censée effrayer les loups. En général, ces techniques fonctionnent très bien quelque temps, jusqu’à ce que des individus de la meute se rendent compte que cela ne représente aucun danger. La ligne de fladerie utilisée au Canada a pour but d’éloigner les loups de zones de camping installées à l’intérieur des parcs, car il y a eu des cas de «loups familiers», qui venaient sans peur se servir de nourriture dans les poubelles. Il s’agit ici de réensauvager les prédateurs avec une barrière potentiellement psychologique pour eux. L’efficacité de ces moyens va dépendre à la fois de la configuration du territoire – certaines clôtures ne peuvent pas être installées sur tous les alpages – et à la fois de la personnalité de la meute. Le chien de protection est toujours considéré comme l’un des meilleurs moyens de se défendre contre les loups. À noter qu’au Canada, on emploie aussi des techniques plus radicales pour éloigner certains animaux. Les ours trop familiers dans les parcs sont ainsi endormis et déplacés plusieurs centaines de kilomètres plus loin.
C’est aussi dans ce pays que les ours sont parfois mis en scène pour les touristes, avez-vous découvert durant votre doctorat…
J’ai travaillé sur la mise en tourisme du sauvage et comment cela joue sur notre rapport à la nature. Ce qui est ressorti de mes analyses, c’est qu’on aime se confronter au sauvage, mais à un sauvage construit. Et puisqu’il est construit, il ne correspond pas à la nature telle qu’elle est. L’être humain est content de voir un ours dans son milieu naturel, mais seulement s’il se trouve loin ou qu’il ne représente aucun danger. Au Québec, on a créé des sites d’appâtage d’ours noir sur un territoire ouvert où les animaux (caribous, orignaux, ours) circulent librement. En face d’une cabane vitrée destinée aux touristes, on a installé une plateforme où les plantigrades viennent manger non pas dans une bassine, mais sur des constructions en bois les obligeant à bouger pour réussir à se nourrir. L’ours se retrouve en démonstration pour attraper une pomme en haut d’une construction par exemple. Cela plaît parce qu’on a l’impression d’avoir vu un ours en pleine nature et que le voir actif correspond aux attentes d’un touriste, alors qu’il s’agit d’une construction. La mise en tourisme permet une mise en contexte compatible avec ce qu’on peut accepter, ou pas, du sauvage. À noter qu’il existe également un développement touristique autour des ours présents dans des décharges, même si cela ne correspond pas à notre vision idyllique du sauvage.
Vous avez passé du temps au nord du Québec au Nunavik, chez des Inuits. En quoi leur rapport à la nature est-il différent du nôtre?
Bien que leur rapport à l’animal se soit transformé – une grande partie des jeunes ne chassent plus et s’intéressent moins à la faune – ils gardent une tendance animiste. Nous avons travaillé sur la place des chiens de nos jours dans les villages. Le chien est pour eux un être indépendant, capable de se nourrir aussi par lui-même. Traditionnellement, il ne rentre pas dans la maison et on ne le caresse pas. Ce qui ne signifie pas qu’on ne l’aime pas. Il arrive qu’on lui donne le nom d’un membre de la famille disparu pour qu’il ait sa personnalité. De nombreux Inuits pensent que l’animal doit être libre et vivre en meute pour être bien psychologiquement. L’attacher, c’est le faire souffrir, ne pas respecter sa nature et le rendre agressif. Dans les villages, vu de l’extérieur, on croit voir des chiens errants qui se baladent. En réalité, la plupart appartiennent à quelqu’un et peuvent bénéficier du réseau familial pour passer de maison en maison. Mais ce grand nombre provoque aussi des problèmes lorsque les femelles sont en chaleur, car des meutes de chiens se forment et peuvent être agressives. Avant, les Inuits étaient nomades, ce qui laissait de l’espace à ces meutes. Aujourd’hui, du fait de leur sédentarité et de leur proximité avec les chiens, les habitants commencent à avoir peur d’être mordus.
Pourtant, il semblerait que ces canidés libres soient plus équilibrés que les toutous de maison des habitants du sud du Canada.
En effet, des entretiens réalisés dans des refuges du sud où des chiens venus du nord sont accueillis démontrent qu’ils sont généralement en bonne forme. S’ils ont l’air d’avoir besoin d’être sauvés à cause de leur maigreur, de leur solitude et qu’ils semblent errer sans maître ou pire avoir été maltraités, ils sont en fait souvent en bonne santé. Ils possèdent des dents saines, parce qu’ils mangent autre chose que des croquettes et surtout, sont équilibrés psychologiquement. Ils ont appris à vivre en meute et respectent les hiérarchies sociales. Contrairement aux chiens d’appartement qui sortent peu et sont fréquemment en surpoids. L’imaginaire du poids de forme d’un chien ne correspond souvent pas à la réalité.
Les chiens du Nord auraient parfois été poussés à se reproduire avec des loups pour en avoir la force.
Je l’ai entendu, mais je ne l’ai pas vu. Il faut préciser que lors de la sédentarisation, on a abattu tous les chiens de traîneau des Inuits du Nunavik, dans les années 50-60. La race de husky de cette région a failli disparaître et elle est aujourd’hui protégée. Une grande course annuelle nommée l’Ivakkak tente de relancer la tradition d’élevage de ces chiens. Quant au loup, il est souvent chassé pour protéger les caribous. Alors que le chasseur va lui-même aller chasser les caribous, ce qui est intéressant. Mais le tir n’est pas systématique et cela reste difficile de voir un loup de près sur un territoire aussi vaste que le Canada.
Que dire de notre rapport au loup en Suisse aujourd’hui?
Le loup est très politisé depuis des années. Avec lui, on est toujours jugé pro ou anti-loup, il n’y a pas de milieu. Cela rend le débat stérile. On peut être facilement classé dans les pro-loups quand on explique que des éthologues ont démontré qu’il fallait éviter de tirer sur n’importe quel animal, parce que cela déstructure les meutes et que cette solution empire le problème. Pour ma part, je tente d’adopter un discours mesuré qui développe un bien-vivre ensemble, mais cela se heurte souvent à des a priori. Le retour du loup fait aussi resurgir des peurs au sein de la population: est-ce qu’il va attaquer les enfants? Ces inquiétudes reviennent parce qu’on n’a plus l’habitude de vivre avec un monde sauvage. De même, on n’acceptera pas qu’un sanglier vienne retourner un jardin, alors qu’on a construit un pavillon sur la zone qu’il occupait. On s’est déshabitué du sauvage, notamment des grands prédateurs, parce qu’ils avaient disparu. Avec les connaissances que l’on a, on peut limiter les risques, mais personne ne peut prédire si une attaque peut ou non arriver. De même qu’un chien peut tuer un Homme et une vache encorner un agriculteur. Le risque zéro n’existe pas. Accepter qu’il y ait une part de sauvage dans chaque animal, c’est aussi accepter qu’on vive ensemble./