Si le Major Davel est devenu le plus grand homme vaudois, c’est grâce à Juste Olivier. Directeur des Archives cantonales, Gilbert Coutaz montre comment l’écrivain a sorti le rebelle d’un profond purgatoire.
Un cerveau dérangé: voilà l’image dont jouit Jean Daniel Abraham Davel en 1840 dans l’esprit de la plupart des notables vaudois. Plus de cent ans après son exécution pour rébellion contre l’occupant bernois, le Major est loin de faire l’unanimité parmi ses compatriotes. Beaucoup ne voient en lui qu’une figure secondaire, voire surfaite, de l’histoire vaudoise.
Et puis un jour de 1842, Juste Olivier publie un portrait du personnage, 150 pages dédiées à l’officier vaudois, à son entrée à Lausanne en 1723 avec 500 hommes, à son procès et à son discours sur l’échafaud. A peine publié, le texte transfigure le personnage. En quelques années, Davel devient un mythe. On le chante, on le peint, on le met en scène. La peinture qu’en fait Charles Gleyre en 1850 déplace les foules et bientôt, il n’y aura plus d’autre héros dans le coeur des Vaudois.
Les Bernois ont cherché à étouffer l’affaire Davel
Comment l’historien et poète a-t-il réussi ce tour de force? Directeur des Archives cantonales vaudoises, Gilbert Coutaz a minutieusement étudié la longue marche du Major vers la réhabilitation. «En 1723, les Bernois ont tout de suite cherché à étouffer l’affaire Davel. Au cours de son procès, ils l’ont présenté comme un simple illuminé. Ils ont ensuite fait couper les trois feuillets du Registre du Conseil de Lausanne dans lequel avait été consigné le manifeste de Davel, soit le cahier de doléances qu’il avait rédigé pour stigmatiser le régime bernois. Il est clair qu’ils craignaient l’émergence et la circulation d’idées défavorables à leur domination.»
Le récit de l’entreprise du Major se répand tout de même très vite dans la population. Bouche à oreille et lettres transmettent l’image d’un homme très digne face à la mort. Mais parmi les notables, personne ne l’évoque. Un silence officiel qui dure jusqu’au départ des Bernois en 1798.
Trop tôt pour réhabiliter Davel
Cette année-là, une porte s’ouvre. L’Assemblée provisoire du Canton du Léman, qui doit établir les bases de la nouvelle organisation du Pays de Vaud, se cherche des figures de référence. Principal instigateur de l’indépendance vaudoise, Frédéric-César de La Harpe essaie de hisser Davel au rang de héros: «Le moment n’est cependant pas encore le bon, dit Gilbert Coutaz. Davel suscite encore trop d’indifférence. On évoque son nom, mais il ne s’impose pas comme une figure emblématique. On lui préfère d’autres personnalités proches de la fin des événements du XVIIIe siècle, tels que le général Amédée de La Harpe, le pasteur Jean-Rodolphe Martin ou encore l’assesseur baillival Fernand- Antoine Rosset.»
Une source inédite
Il faut donc attendre cette période de construction identitaire, qui marque la première moitié du XIXe siècle vaudois, pour que le climat devienne enfin favorable à la célébration du Major. Dans les années 1830, sous l’action des idées libérales et des sociétés d’histoire, on commence à publier de nombreux documents d’archives.
On lance aussi de nombreuses recherches historiques: «L’année 1837 voit naître la Société d’histoire de la Suisse romande et le premier poste d’archiviste cantonal», relève Gilbert Coutaz. Dans ce contexte, Juste Olivier utilise les instruments susceptibles de donner du poids à son travail. Au moment où il écrit son portrait de Davel, l’histoire du Major a déjà été racontée dans plusieurs périodiques et opuscules; mais l’écrivain est le premier à se baser sur les actes du procès: «Ce document est resté à Berne pendant très longtemps, dit Gilbert Coutaz. Mais sans que nous en connaissions la date exacte de restitution, les autorités bernoises ont fini par le remettre aux Archives cantonales vaudoises. Grâce à cette source inédite, Juste Olivier a pu écrire un texte extrêmement bien documenté.»
Le héros idéal
L’énorme et soudain succès populaire de Davel tient cependant aussi à d’autres facteurs. D’une part, en continuant de défendre la place du Major jusqu’à la fin de sa vie, Frédéric-César de La Harpe a bien préparé le terrain. D’autre part, dans le portrait de son personnage, Juste Olivier a eu l’intelligence de lui laisser une dimension raisonnable – vaudoise, en quelque sorte: «Il n’en a pas fait un superhéros, dit Gilbert Coutaz. Il en a fait quelqu’un d’ici. Dans la vision de Juste Olivier, Davel est un héros à la dimension de son terroir.»
Le directeur des Archives cantonales note aussi que le Major appartient à une catégorie de personnalités idéalement configurées pour devenir populaires: «On sait très peu de choses sur le Major Davel; on a conservé de lui quelques traces de son activité de notaire et cinq documents de son initiative de 1723, mais on ne sait pas véritablement ce qu’il pensait. On ne connaît pas non plus son visage: sa tête a été volée après son exécution et n’a jamais été retrouvée.»
Avec Juste Olivier, Davel devient un martyr de la libert
Ce flou rend le personnage propre à toutes les appropriations. Dans son texte, Juste Olivier érige Davel en martyr de la liberté et de la patrie. Charles Gleyre l’a peint en Christ vaudois prêchant la foule. Plus tard, d’autres artistes le représentent en vigneron ou en soldat. Chacun peut investir son Davel de qualités idéales.
Que serait cependant tout cela sans la flamme et le style de l’écrivain? Juste Olivier a nourri une passion particulièrement forte pour le Major Davel. «Il a prêté ses traits à la peinture de Charles Gleyre, raconte Gilbert Coutaz. Il a même appelé l’un de ses fils Edouard Davel.»
Et puis il a chanté l’aventure du rebelle avec une verve qui a marqué les mémoires: «Le culte de Davel a connu son apogée en 1923, lors du bicentenaire de sa mort. Ramuz a rédigé un «Hommage au Major», et, depuis, on a publié sur le personnage beaucoup de nouvelles études qui dépassent le travail historique de Juste Olivier. Mais son style reste exceptionnel. Certaines de ses phrases sont extraordinaires et de ce point de vue, son travail n’a toujours pas d’égal.»
Pierre-Louis Chantre