Du pain fait maison, des achats locaux et beaucoup, beaucoup moins de trajets en voiture et en train, voici ce que le citoyen lambda dirait si on lui demandait ce qui a changé dans la façon dont les Suisses ont consommé durant les confinements dus au Covid. Moins d’essence brûlée, une attention particulière portée aux dépenses énergétiques et des achats utilitaires avant tout, voilà ce qu’on dirait pour les conséquences de la guerre en Ukraine et de l’inflation. Juste ? Pas si simple, répond Rafael Lalive, professeur d’économie à la Faculté des hautes études commerciales de l’UNIL.
Le 13 mars 2020, Alain Berset annonce que pour contenir la pandémie de Covid-19 qui sévit en Suisse comme partout dans le monde, les écoles, les administrations, les magasins à l’exception des commerces indispensables (alimentation, pharmacies et c’est à peu près tout) vont fermer, les employés qui le peuvent vont télétravailler. Rafael Lalive, professeur d’économie à l’Université de Lausanne, est dans la foulée invité avec d’autres experts à faire partie de la task force mise sur pied par la Confédération pour conseiller le Conseil fédéral sur le plan économique. C’est la première fois en effet que le pays connaît un lockdown d’une telle ampleur. «Nous souhaitions disposer d’un outil pour évaluer les conséquences des décisions prises par les politiques, explique Rafael Lalive. Nous voulions surtout nous faire une idée précise de la diminution de la consommation privée, qui est au fond la plus importante. Nous nous inquiétions avant tout de savoir ce qui allait se passer sur le plan des achats alimentaires – selon la pyramide des besoins de Maslow, la nourriture est en effet le premier besoin à combler pour être heureux. Nous souhaitions donc aussi avoir des infos sur le bien-être de la population. Avec mon collègue lausannois Marius Brülhart, nous avons aussi suivi par exemple l’évolution des appels à la Main Tendue, pour citer un indicateur très différent.»
Pour suivre en temps réel ce qui se passe, le chercheur lausannois et des collègues de l’Université de Saint-Gall, avec la collaboration du groupe Six et de la compagnie Worldline (pour la récolte et le traitement des données), mettent très rapidement sur pied, soit dès début avril 2020, un monitoring, qui permet de savoir ce qui a été dépensé où – à la fois la localité et le type de magasin, et via quels moyens de paiement. Les enseignements qu’on en tire sont pour certains attendus, pour d’autres plus surprenants.
1. Les banlieues et les villages remportent la mise
Durant la pandémie, non seulement les commerces situés au centre-ville ont fermé (il y a peu de magasins d’alimentation dans les hypercentres des villes, plutôt de la mode), mais en plus ces rues ont été désertées: employés en télétravail, restaurants fermés, il n’y avait plus âme qui vive. Et donc plus guère de dépenses. «L’un des principaux reports s’est opéré en faveur des commerces de proximité, dans les zones péri-urbaines, les villages et autour des villes», détaille Rafael Lalive. Ainsi, les gens sont restés chez eux et ont acheté leurs produits alimentaires dans un périmètre nettement plus réduit qu’avant le Covid, autour de la maison. Ils ont également acheté plus de nourriture qu’avant le lockdown – plus moyen en effet d’aller de temps en temps au restaurant ou de s’acheter une salade ou un pâté sur le pouce à la cafète de l’entreprise. Tout ce qui a été mangé ou presque a été cuisiné à la maison. Corollaire évident de ce mode de vie moins nomade, les déplacements, que ce soit en voiture ou en transports en commun, ont très notablement diminué durant ce premier confinement.
2. L’e-commerce est florissant
Ce n’est pas parce que Zara ou H&M étaient inaccessibles que les gens ont cessé de s’acheter des vêtements. L’e-commerce (comprenez les achats sur Internet) a considérablement augmenté sa part de marché durant les périodes où les «magasins non essentiels» ont dû cesser leurs activités. «La tendance était déjà à la hausse avec le premier confinement, souligne Rafael Lalive. Mais les confinements successifs ont vraiment boosté les achats sur Internet, dans tous les domaines.» Avant le fameux 13 mars, la part de marché de l’e-commerce représentait environ 10% – elle a fait un bond spectaculaire de 50% dès la première semaine. Quelques mois plus tard, quand les magasins ont rouvert, la part de marché de l’e-commerce avait continué sa belle progression et se situait à 20-25%. Elle a un peu diminué depuis, mais elle reste plus élevée qu’avant le Covid, puisqu’elle est stabilisée à 15% environ. L’e-commerce est donc l’un des grands gagnants de la pandémie.
3. Le cash devient désuet, les cartes et les paiements
mobiles prennent leur envol
Le cash par contre a nettement reculé. En 2017, la part des achats réglés en espèce était de 70%; fin 2020 ce n’était plus que 44%. Cette chute vertigineuse s’explique par différents facteurs. Qui dit plus d’achats en ligne dit forcément un règlement par carte, certes. Mais la carte de débit a vu son utilisation augmenter de 10% environ durant la pandémie, par exemple pour les dépenses faites dans les magasins d’alimentation, où il a toujours été possible de payer en espèces. La possibilité de régler la plupart de ses courses sans devoir composer de NIP, suite à l’élévation de la limite autorisée, a sans doute accéléré la généralisation de ce moyen de paiement durant la pandémie. Mais la progression la plus spectaculaire vient des paiements dits «mobiles», soit ceux que nous faisons via une application sur smartphone, comme Twint par exemple. «Sur notre indice, on était à une valeur de 3 versés par ce biais durant une semaine “normale” en 2019, et à 6 en 2020. Depuis la pandémie, on constate une explosion: c’était une valeur de 16 en une semaine en 2021, 32 en 2022», souligne le professeur d’économie. Qui n’exclut pas que ce moyen de paiement concurrence à terme les cartes de débit, si les montants dépensés par semaine continuent de doubler chaque année.
4. Les stations de montagne et lieux de vacances ont bien profité
Le monitoring mis en place par Rafael Lalive et ses partenaires a confirmé un sentiment partagé par toutes celles et tous ceux qui ont passé leurs vacances d’été 2020 au pays: les stations et lieux de vacances ont fait le plein. Les dépenses des Suisses sont très concentrées autour des lieux touristiques, par exemple Lucerne, Uri, le Tessin, et beaucoup aussi à la montagne, dans toutes les stations des Alpes. Depuis, les habitudes d’avant le Covid ont repris en grande partie leurs droits, et on ne trouve plus les mêmes concentrations, surtout estivales, au pays: les habitants ont repris le chemin des plages, à l’étranger.
5. On brûle toujours autant d’essence
On s’en souvient, il y a un peu plus d’une année, au début de la guerre en Ukraine, les prix de l’essence ont flambé et sont restés à un niveau très élevé durant plusieurs mois, avant de baisser un peu. Les Suisses ont-ils parfois renoncé à faire le plein, par exemple à des fins de loisirs, ont-ils privilégié les transports en commun pour certains trajets ? «On a pu observer que les gens dépensent beaucoup pour l’essence, explique Rafael Lalive. On pourrait croire que les gens prennent plus la voiture qu’avant, mais ce serait faux de l’affirmer, puisque le prix du carburant a augmenté. En corrigeant pour l’inflation le prix de ce dernier, en valeur réelle, il y a une très légère diminution des dépenses dans ce domaine, mais vraiment pas autant qu’on aurait pu l’imaginer au début – dans les quelques premiers jours, on a vu un véritable impact, mais il n’a clairement pas duré.» Pour ce qui est de l’alimentation, pas de grand changement non plus sur ces données agrégées: apparemment, les Suisses n’ont pas dévalisé les commerces pour se constituer des réserves de guerre. Même s’ils vont de nouveau faire du tourisme d’achat en France ou en Allemagne pour profiter des prix bas, comme avant la pandémie. Autre conséquence de la guerre: on ne note presque plus d’achats réglés chez nous avec des cartes bancaires émises en Russie…
La crainte d’une pénurie énergétique n’a pas non plus modifié les habitudes de consommation des Suisses – les gens ne se sont ni rués sur les génératrices, ni cloîtrés chez eux sans rien dépenser en attendant sans bouger que le risque s’éloigne.
C’est qu’en matière d’achats aussi, chassez le naturel et il revient au galop. «Si le Covid a créé des changements brusques et importants, on voit aujourd’hui que les vieilles habitudes de consommation reviennent très vite», constate le professeur d’économie. Mais le monitoring mis en place permet tout de même de dégager des tendances nées durant la pandémie qui perdurent, et dont les conséquences politiques peuvent être importantes. C’est le cas par exemple pour les villes, qui s’inquiètent de leur perte d’attractivité économique: même si les employés ont repris le chemin du bureau, ils télétravaillent plus qu’avant la crise, et continuent de consommer davantage à la fois dans les commerces proches de leur lieu de résidence et via l’e-commerce. «Cet outil de monitoring reste très utile puisque, on le voit, les crises peuvent se succéder rapidement – c’est essentiel pour prendre des décisions politiques de savoir comment les consommateurs réagissent sur le moment. Avec des informations plus étoffées sur le type de consommation, il serait aussi possible d’analyser la consommation responsable, en tenant compte de l’impact écologique des achats», conclut Rafael Lalive.