C’est en novembre prochain que la capitale française fêtera Hodler, au Musée d’Orsay. Mais l’admiration de Paris pour le peintre suisse a commencé bien plus tôt. Histoire d’une reconnaissance internationale qui prend sa source dans le refus qu’opposa un jour Genève devant «La Nuit», l’un des chefs-d’œuvre du peintre.
C’est une toile de trois mètres de long sur plus d’un mètre de haut. On y voit huit corps nus d’hommes et de femmes, pour la plupart endormis, partiellement recouverts de tissus sombres. On y voit un homme saisi de terreur devant une forme noire, assise sur lui comme la Mort à l’affût. On y voit surtout une très belle paire de fesses.
Au premier plan, montrée de dos, une femme entièrement nue enlace un jeune homme. Les yeux fermés, ce dernier respire la chevelure de sa partenaire comme un parfum enivrant. Pas de doute, ces deux-là entament l’un de ces jeux de corps qu’on ne montre pas aux enfants.
Genève, février 1891
Nous sommes à Genève, au mois de février 1891. Devant la dimension hors norme du tableau, devant cette atmosphère morbide et surtout, devant ces fesses rondes et entières, le sang des autorités ne fait qu’un tour. Le lendemain s’ouvre l’Exposition municipale qui se tient chaque année au Palais de l’Athénée. Comme le veut la tradition, le gouvernement de la Ville vérifie que les toiles sont conformes aux bonnes mœurs.
Un expert de la Commission scolaire fédérale a déjà averti: le tableau intitulé «La Nuit», présenté par Monsieur Ferdinand Hodler, présente des nudités potentiellement néfastes pour le peuple. Les douze membres du jury de l’exposition, Théodore Turrettini en tête, ont pourtant admis l’œuvre à l’unanimité. Qu’à cela ne tienne. C’est avec une même unanimité que les trois membres du Conseil administratif de Genève interdisent la toile pour cause de «lubricité» et d’«immoralité».
Le lauréat du pain sec
A vrai dire, vu les rapports d’amourhaine que le peintre entretient avec Genève, ce geste de censure n’a rien d’étonnant. Lorsqu’il arrive dans la ville de Calvin en 1872, à 19 ans, Ferdinand Hodler reçoit rapidement du soutien. Peintre apprécié, professeur à l’Ecole des beaux-arts et personnage éminent de la vie mondaine, Barthélemy Menn encourage le Bernois dès leur première rencontre. C’est sous son aile que le jeune peintre va découvrir les techniques de la peinture moderne.
La toute-puissante Société des Arts de Genève, qui organise chaque année deux concours de peinture, accueille aussi Hodler d’un bon œil. Le Bernois figure même parmi les personnes les plus primées par la scène artistique locale: en vingt ans de participation aux divers concours genevois, Hodler a figuré dix fois parmi les trois premiers lauréats. Il aurait empoché un cinquième de toutes les sommes attribuées pendant cette période.
Malgré de réels soutiens, Hodler reste très pauvre
Mais les notables officiels ou fortunés de la ville ne regardent pas le jeune artiste avec la même aménité. En 1881, le jury de l’Exposition municipale recommande «Une prière dans le canton de Berne» à l’achat pour le patrimoine public. Mais déjà, sourdes à l’avis des experts, les autorités de la Ville de Genève décident de ne pas entrer en matière.
L’année suivante, l’Exposition municipale se dote d’un nouveau règlement qui semble directement viser Hodler en interdisant les toiles de trop grandes dimensions. Et, bien que plusieurs portraits témoignent de ses liens avec des personnalités haut placées, les commandes lucratives sont rares.
Hormis quelques amateurs, les bourgeois de Genève préfèrent les gentils paysages familiers au réalisme hodlérien inspiré de la vie populaire. Malgré de réels soutiens, Hodler reste longtemps très pauvre. L’argent des concours finance tout juste l’achat de toiles et des couleurs. Son menu se compose souvent de pain sec trempé dans une fontaine. Et le soir venu, il décroche la porte de son armoire pour en faire un sommier, son manteau militaire pour seule couverture.
Le peintre de la laideur
On retrouve la même ambivalence du côté de la scène littéraire et journalistique locale. Dès ses premières expositions genevoises, la presse parle beaucoup de Hodler. Rapidement, le peintre réunit derrière lui une tribu de critiques et d’écrivains enthousiastes. Professeur en histoire de l’art à l’Université de Lausanne, Philippe Kaenel parle même d’une «clique Hodler, qui promeut le peintre en héros national».
On y trouve le journaliste et poète Mathias Morhardt, l’écrivain et fondateur de «La Revue contemporaine» Edouard Rod, le peintre et architecte Albert Trachsel, ou encore Louis Duchosal, éminent poète symboliste, directeur de «La Revue de Genève» dédiée aux idées artistiques nouvelles.
«M. Hodler voit laid»
Mais plusieurs autres critiques, notamment dans le «Journal de Genève» ou la «Tribune de Genève», rudoient régulièrement les œuvres du jeune peintre. On lui reproche son réalisme à la Courbet. On lui parle parfois comme à un amateur qui ferait mieux de retourner à l’école. Un critique juge que «malheureusement, M. Hodler n’a pas – si nous pouvons nous exprimer ainsi – le procédé habile». Un autre estime que son travail «manque de dessin».
«Le Genevois» lui reproche un jour de «prendre ses fautes d’orthographe pour de l’originalité». Devant «Une prière dans le canton de Berne», «Le Journal de Genève» écrit: «M. Hodler voit laid.»
Bien sûr, comme le souligne Philippe Kaenel, «c’étaient les règles du jeu». Mais ce jeu avait l’art de mettre Hodler dans une rage qu’il exprimait facilement en public – et parfois en peinture, comme dans un autoportrait intitulé «Le Furieux», où il semble vouloir consumer le spectateur de son seul regard.
Le déchirement du paysage
Alors pourquoi tant de je-t’aime-moinon-plus entre le peintre et sa ville d’adoption? Philippe Kaenel explique le phénomène par un déchirement entre attentes nationales et courants internationaux que tout peintre suisse vit à cette époque: «Peu de temps après l’arrivée de Hodler à Genève, le paysage artistique suisse change radicalement. En 1888, on crée la Commission fédérale des Beaux-arts que l’on dote d’une somme de 100’000 francs, ce qui est considérable à l’époque. La Confédération peut désormais lancer des commandes publiques, organiser des salons, effectuer des acquisitions, attribuer des bourses.»
Et pour décrocher ces soutiens alléchants, les artistes réorientent leur stratégie de manière souvent explicite. Dans le but de participer à la construction identitaire de la nation suisse, ils produisent une peinture nationale, essentiellement tournée vers les paysages de montagne et les hauts faits de l’histoire helvétique.
Pendant ce temps, à Paris et à Vienne…
Or, dans les autres pays d’Europe, les attentes sont très différentes. Dès le début des années 1880, dans la foulée du mouvement littéraire initié par Baudelaire, Paris vit sa révolution symboliste avec Odilon Redon, Gustave Moreau et Pierre Puvis de Chavannes.
Vienne et Berlin vont bientôt connaître des révoltes d’artistes, avec des peintres comme Gustav Klimt, Fritz von Uhde ou le Suisse Arnold Böcklin, qui vont se démarquer des courants dominants en créant une sécession dans leurs capitales. Rebelles au naturalisme en vogue, leurs groupements militent pour un art nouveau, fondé sur l’expression d’une idée ou d’un état d’âme plutôt que sur la reproduction plate de la réalité.
Le choix de Ferdinand
«Dès les années 1880, les artistes suisses sont donc placés devant un dilemme, dit Philippe Kaenel. Soit ils orientent leur travail vers des thèmes proprement helvétiques, soit ils cherchent à s’inscrire dans le mouvement international.» Ou alors, ils jouent sur les deux tableaux.
Ferdinand Hodler va faire ce choix exigeant. D’une part, il répond à la demande locale et nationale avec des paysages et des évocations de l’histoire suisse qu’il place dans des institutions, des expositions nationales ou dans le populaire Turnus, exposition itinérante organisée par la Société suisse des Beaux-Arts. Pour Genève, il peint «La Mère Royaume» et «Le Cortège de l’Escalade».
Pour la Suisse, une foule de personnages et de batailles légendaires de la saga helvétique.
Mais dans le même temps, dès le début de sa carrière, Hodler entame un virage stylistique de plus en plus marqué.
Hodler travaille sur un double registre
«Dès 1884, il travaille sur un double registre, dit Philippe Kaenel, puis il passe progressivement d’une esthétique naturaliste à une esthétique symboliste. On le voit notamment dans un tableau comme «Regard dans l’infini», avec ce personnage de menuisier plongé dans ses pensées, la barbe à la main. Cette pose ne correspondait pas à la manière habituelle de traiter une peinture de genre.»
Moins réaliste encore et peint pendant la même période, le «Dialogue intime avec la Nature» est une composition poétique et mystérieuse très inspirée des symbolistes français.
Une erreur de public
Sous cette lumière historique, la censure genevoise de «La Nuit» prend une certaine logique. Certes, il y a la nudité frontale de ces fesses qui bondissent au regard, mais en proposant ce tableau à l’Exposition municipale genevoise, Hodler crée surtout un malentendu. Sorte de manifeste de sa nouvelle esthétique symboliste, le tableau peut difficilement se comprendre dans une Genève qui ne connaît encore rien de ce langage.
«Hodler estimait que «La Nuit» était sa première œuvre à part entière, dit Philippe Kaenel, mais avec ses figures placées de façon rythmique, ces chairs terreuses bleutées et verdâtres et son caractère morbide, elle se situe totalement en dehors des attentes helvétiques et des normes d’un salon municipal.»
Autrement dit, lorsqu’il propose «La Nuit» à la ville de Calvin, Hodler s’adresse à un autre public. Il montre à Genève une œuvre peinte pour Paris.
Une provocation délibérée?
A moins qu’il ne joue volontairement du malentendu? Le lendemain de son exclusion, Hodler loue la salle de garde du Bâtiment électoral à Genève pour y accrocher l’œuvre répudiée. Malgré le prix de l’entrée (un franc), la foule s’y précipite et permet à l’artiste de récolter une belle somme d’argent, de quoi se rendre ensuite à Paris avec le tableau. Reçu membre de la Société nationale des artistes français, il expose «La Nuit» au Salon du Champ-de-Mars et remporte un grand succès.
Gustave Moreau, Puvis de Chavanne, Monet, Degas le félicitent, l’admirent. En quelques mois, Hodler passe du statut de peintre local à celui d’artiste d’avantgarde, et entame un parcours international qui le mènera jusqu’aux sécessions de Vienne et Berlin. Tout cela était-il calculé? «La Nuit» est-elle une provocation délibérée? Rien ne permet de l’affirmer. Mais ce n’est pas impossible, tant Hodler, comme tout grand artiste, a mené sa carrière avec habileté.
Pierre-Louis Chantre