Après Paris et Marrakech, la COP 23, la conférence internationale sur le climat, fera escale à Bonn, en Allemagne, en novembre. Que faut-il en attendre? Et que reste-t-il à imaginer face au scénario des changements climatiques? Les réponses de Suren Erkman. Propos recueillis par Sabine Pirolt. Illustration originale de Kevin Chilon
Après la COP 21 de Paris, qui a été très médiatisée, il y a eu la COP 22 à Marrakech, à la fin 2016, qui a donné des résultats moins spectaculaires. Et cette année, la COP 23 fera escale à Bonn, en Allemagne, du 6 au 17 novembre. Que faut-il attendre de cet évènement qui intervient dans un contexte quasi surréaliste, avec, d’un côté, des voix innombrables qui prédisent l’apocalypse, et de l’autre, un président américain qui a annoncé son retrait de l’Accord de Paris? Nous l’avons demandé à Suren Erkman.
Professeur associé à la Faculté des géosciences et de l’environnement de l’UNIL depuis 2005, il est un spécialiste des questions d’écologie industrielle. Suren Erkman suit aussi le dossier climatique depuis 25 ans, comme observateur, mais encore de l’intérieur, puisqu’il a notamment travaillé en tant que consultant pour la Convention sur le climat.
Que faut-il attendre de la COP 23?
Suren Erkman: Rien de spectaculaire, tout simplement la continuation des COP précédentes. Nous entrons dans les détails de la mise en œuvre de l’Accord de Paris.
Cette conférence sur les changements climatiques sera organisée à Bonn, en Allemagne, par les îles Fidji. Faut-il y voir une signification particulière?
Oui, une signification symbolique. Dès le début des négociations climatiques, plusieurs petits Etats insulaires ont uni leurs forces pour créer un lobby très efficace. Ils ont fait vibrer une corde sensible qui a reçu un écho considérable, hors de proportion avec leur faible poids démographique et économique. Leur complainte: nous n’émettons quasiment rien, mais à cause du train de vie des pays riches, nos paradis tropicaux vont disparaître sous les eaux! L’argument a fait mouche dans l’imaginaire occidental. Mais les îles du Pacifique ou des Caraïbes ne sont pas les seules menacées. Les zones côtières, où vivent des centaines de millions d’habitants, le sont tout autant. On parle beaucoup moins de cet aspect, alors que les conséquences sociales et économiques seront bien plus importantes.
Début juin, le président américain Donald Trump a confirmé le retrait des Etats-Unis de l’Accord de Paris. Est-ce un drame?
Ce retrait, malgré le psychodrame qui l’entoure, n’est pas une catastrophe. Mais cette décision laisse perplexe. Si le président Trump avait voulu renforcer la Convention sur le climat, il ne s’y serait pas pris autrement, puisqu’il a suscité une mobilisation générale pour le climat. Pourtant, ses conseillers lui avaient plutôt recommandé de sortir rapidement de la Convention sur le climat. Ce processus n’aurait pris qu’un an, entraînant du même coup le retrait de l’Accord de Paris. Alors qu’en dénonçant l’Accord de Paris, compte tenu du délai d’attente, la procédure est nettement plus longue (quatre ans), soit après la fin du mandat actuel de Donald Trump.
Faut-il comprendre qu’il y a d’autres enjeux derrière ces gesticulations?
Oui! Le véritable enjeu est domestique: il s’agit de recréer un cadre favorable aux lobbies des énergies fossiles aux Etats-Unis. Pour cela, il faut démanteler des législations souvent très volontaristes élaborées durant les deux mandats du président Obama. Certaines dispositions de ces législations lient les Etats-Unis à des accords internationaux sur l’environnement. Pour éviter des oppositions internes invoquant des violations de leurs engagements internationaux, les Etats-Unis doivent donc se libérer d’instruments tels que l’Accord de Paris.
A ce stade, il faudrait rappeler que nous ne vivons pas encore à l’heure de l’Accord de Paris, dont on parle tous les jours à cause du Président Trump…
La situation actuelle est effectivement un peu surréaliste. Nous vivons depuis plus de quatre ans sous le régime de l’Amendement de Doha, qui couvre théoriquement la période 2013-2020, mais qui n’est toujours pas entré en vigueur! Pour mémoire, la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques, adoptée en 1992, pose, comme son nom l’indique, un cadre général. Sa mise en œuvre se concrétise par le biais de protocoles d’application. Le premier est le Protocole de Kyoto, adopté lors de la COP3 au Japon en décembre 1997 (non ratifié par les Etats-Unis), entré en vigueur en 2005. Cet accord prévoyait une «période d’engagement» de cinq ans, du 1er janvier 2008 au 31 décembre 2012. Dans ce cadre, seuls 37 pays industrialisés ont pris des engagements modérés concernant leurs émissions de gaz à effet de serre. En décembre 2012, lors de la COP18 au Qatar, les Etats se sont mis d’accord in extremis sur une extension de la période d’engagement du Protocole de Kyoto: du 1er janvier 2013 au 31 décembre 2020. Pour que cet «Amendement de Doha» – «Kyoto II» pour les intimes – entre en vigueur, il doit avoir été ratifié par au moins 144 Etats. Seuls 79 l’ont fait à ce jour. A ce rythme, le nombre de ratifications nécessaires pourrait n’être atteint qu’après son expiration en 2020!
Pourquoi y a-t-il autant de pays qui ne ratifient pas Kyoto II?
D’une part, il n’y a pas de pressions pour le faire et d’autre part, le bilan que l’on tire de Kyoto I est très mitigé. Donc, de nombreux Etats ne trouvent pas un grand intérêt à ratifier un instrument quasiment mort-né.
Est-ce que depuis 1992, lorsque l’ONU s’est dotée d’une Convention-cadre sur les changements climatiques, les choses ont beaucoup changé?
Il faut reconnaître que 25 ans plus tard, le résultat est peu convaincant… puisque les concentrations de gaz à effet de serre dans l’atmosphère ont fortement augmenté. Ce qui est spectaculaire, par contre, c’est le boom des énergies renouvelables depuis 1992. Ce développement n’est pas uniquement lié au climat ou à l’environnement. C’est aussi l’essor de nouveaux marchés. Le système industriel capitaliste fonctionne ainsi. Mais les énergies renouvelables représentent une proportion encore assez modeste de la consommation énergétique globale.
Quand on suit ce débat, on en retire une impression étrange, parce qu’il y a d’un côté des annonces très alarmistes, et de l’autre des Etats qui traînent les pieds. Avons-nous un réel problème avec le climat?
Une chose est sûre: le climat est en train de se modifier, comme il l’a d’ailleurs toujours fait. Il évolue, selon une dynamique propre à la période actuelle. Notamment la rapidité du changement, par comparaison avec des transformations documentées sur de longues périodes de temps. Une majorité des chercheurs qui travaillent aujourd’hui sur le sujet estiment que les activités humaines jouent un rôle non négligeable dans ce processus. Mais, sur le plan scientifique, la question climatique est loin d’être close. Il reste d’importantes incertitudes et zones d’ombre, il ne faut donc pas en faire un dogme. Qu’ils soient ou non en partie d’origine humaine, les changements climatiques ont des effets sur les sociétés humaines, notamment sur leur économie, avec des gagnants et des perdants.
Qui sont les gagnants?
Plusieurs pays situés dans les zones froides, comme le Canada et surtout la Russie, qui considèrent le réchauffement comme une opportunité.
Et qui sont les perdants?
Les pays africains, l’Asie du Sud-Est, tous les pays proches des régions chaudes, où il va faire encore plus chaud, avec parfois plus de sécheresse mais aussi plus d’inondations. Mais la question que j’ai envie de poser de façon un peu provocante est: pourquoi les humains n’auraient-ils pas le droit de modifier le climat, alors que l’on considère que c’est tout à fait normal que les autres le fassent?
Comment ça, «les autres»?
Ce qu’on appelle les changements «naturels» n’ont, d’une certaine manière, rien de naturel. La dynamique climatique résulte des «perturbations» occasionnées par les diverses espèces vivantes. A commencer par les vrais «patrons» de la biosphère que sont les micro-organismes (bactéries, plancton, etc.), en interaction avec des processus physico-chimiques et géologiques, comme par exemple les éruptions volcaniques.
L’être humain n’a tout de même pas intérêt à scier la branche sur laquelle il est assis…
Il est évident que les humains ont tout intérêt à veiller à ce qu’il y ait une biosphère habitable pour le plus grand nombre d’espèces possible, leur permettant de mener une existence digne de ce nom. Ce qui me frappe, c’est qu’il y a une mobilisation phénoménale autour d’un aspect particulier qui est le changement climatique, malgré de nombreuses incertitudes, alors que dans le même temps, on se préoccupe beaucoup moins d’un phénomène massif, tel que l’empoisonnement des écosystèmes par des produits chimiques comme des pesticides, et dont les impacts sont clairement avérés.
Mais si on écoute certains climatologues, nous sommes proches de la catastrophe. Est-ce vrai?
J’ai de la peine à être convaincu par ces discours catastrophistes. Quelques climatologues ont tendance à être extrêmement alarmistes, mais en général, ce ne sont pas ces derniers qui tiennent des propos apocalyptiques. C’est un autre aspect extrêmement frappant de ce dossier: les voix qu’on entend le plus dans l’espace public sont fréquemment celles des gens qui ne sont pas des experts du climat. Souvent, ils n’ont pas de formation scientifique. Ils ont trouvé là une cause à défendre, et surtout un levier d’influence pour exercer une forme de pouvoir sur la conscience et le comportement d’autrui. Mon message, ici, c’est de ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain: cela fait sens de prendre un certain nombre de mesures pour limiter la consommation de combustibles fossiles et de réduire nos émissions polluantes. Mais ça ne veut pas dire pour autant qu’il faille se sentir coupable lorsque l’on prend l’avion.
Vous-même, vous ne vous sentez pas coupable?
Pas le moins du monde. Concerné et responsable, certainement. Mais je suis intrigué de voir des gens quasiment rongés par la culpabilité…
Seriez-vous climato-sceptique?
Ma position n’a rien à voir avec celle d’un Trump ou d’autres climato-sceptiques, notamment américains, qui défendent certains intérêts économiques. S’il fallait me coller une étiquette, j’aimerais mieux celle de climato-critique. En tant que climato-critique, je constate que les chercheurs ayant des approches différentes ont beaucoup de peine à publier dans des revues scientifiques. Il existe un vrai débat scientifique, que les climato-dogmatiques tentent de discréditer en l’assimilant aux arguments, incontestablement fallacieux, des climato-sceptiques caricaturaux tels que Trump.
Vous n’avez pas peur des changements climatiques?
C’est une affaire à prendre au sérieux, naturellement, mais il ne sert à rien de paniquer. L’histoire de l’humanité, c’est aussi celle de son adaptation aux changements climatiques. Cette capacité est l’un des plus grands moteurs de l’évolution de l’humanité, et ça continue de l’être. Bien sûr, les économies modernes sont devenues plus vulnérables aux changements climatiques par le fait qu’on a développé de gigantesques infrastructures qui n’existaient pas il y a quelques milliers d’années. Il y a donc plus de risques que ça fasse des dégâts. Mais nous ne sommes pas démunis: l’humanité n’a jamais eu autant de moyens de s’adapter, de prendre des contre-mesures et de s’affranchir dans une certaine mesure des contraintes de son environnement.
A quelles mesures pensez-vous?
On a aujourd’hui des moyens de génie civil gigantesques, si on veut protéger les côtes contre la montée des océans, par exemple. Ou pour construire des infrastructures dimensionnées pour résister à des crues ou à des pluies torrentielles. Par contre, face à des évènements climatiques extrêmes, il y a une différence entre les pays riches, qui ont les moyens de prendre des mesures, et les pays pauvres qui n’en ont pas.
Vous proposez aussi de considérer le CO2 comme une ressource, et pas seulement comme un problème…
Je le pense depuis longtemps. Le CO2, il ne faut pas le diaboliser, car il est étroitement associé à la vie: il résulte de toute activité vivante en présence d’oxygène. Ce qui se passe, depuis deux siècles environ, c’est que les humains créent involontairement une «mine gazeuse» en expédiant de grandes quantités de CO2 dans l’atmosphère. Par rapport aux ambitions affichées dans l’Accord de Paris, les mesures de réduction des émissions de gaz à effet de serre ne suffiront pas. En complément, d’autres approches peuvent contribuer à faire baisser la concentration de CO2 dans l’air. Notamment, celle qui consiste à récupérer l’excès de gaz accumulé, soit à partir d’effluents concentrés (cimenteries, incinérateurs, raffineries, aciéries, etc.), soit directement dans l’air, ce qui est un peu plus compliqué. Ce domaine fait l’objet de recherches considérables depuis quelques années, et l’on peut dire que nous sommes à bout touchant. Du point de vue technologique, nous arrivons à la phase de pilotes industriels.
Et ces gaz, on en fait quoi?
Il s’agit de les stocker en dehors de l’atmosphère. Soit dans le sous-sol (séquestration géologique), ce qui consiste à en enfouir de grandes quantités, mais c’est une stratégie coûteuse, comportant certains risques. Soit on les stocke dans l’économie, sous forme de produits utiles, parfois à forte valeur ajoutée. Le CO2 capté peut servir de matière première pour fabriquer des polymères plastiques, des matériaux de construction, des médicaments, de nouveaux carburants, etc. Les quantités de CO2 ainsi valorisées seraient assez modestes, quelques centaines de millions de tonnes par an, du moins pour commencer. Mais, ces produits ayant une valeur économique, cela permettrait de financer en partie les efforts de réduction des émissions.
Pourquoi on ne le fait pas?
Je constate d’abord une forme de réticence psychologique. Considérer le CO2 comme une ressource et non plus comme un déchet dangereux nécessite une sorte de «saut cognitif». Il y a aussi des réticences idéologiques, certains craignant que cela ne serve de prétexte pour relâcher les efforts, alors qu’il ne s’agit évidemment pas de cela. Mais, dans les milieux spécialisés, en particulier certains secteurs industriels (énergie, chimie, métallurgie), on y travaille d’arrache-pied. Je reviens par exemple de Dunkerque où nous discutons avec les autorités du Grand Port Maritime et de la Communauté urbaine de projets à grande échelle de valorisation du CO2. Par exemple, à elle seule, l’aciérie ArcelorMittal de Dunkerque rejette 13 millions de tonnes de CO2 par an. Le potentiel est donc considérable, et pour une installation industrielle de ce type, la capture et valorisation du CO2 constituent même sans doute une condition de sa survie.