Cléopâtre était-elle une blonde aux yeux bleus?

La reine d’Égypte dissout une perle dans du vinaigre. Cet épisode célèbre est peint par Carlo Maratta (1625-1713). Huile sur toile. Rome, Museo Nazionale del Palazzo di Venezia. ©akg-images/Pirozzi

Les «fake news» ne sont pas une invention de Donald Trump. Il y a plus de 2000 ans, la reine d’Égypte en a aussi été victime.

«C’est la femme la plus célèbre de l’Antiquité, mais pas la mieux connue, raconte Anne Bielman Sánchez. La plupart des choses qu’on croit savoir sur Cléopâtre sont des désinformations et des calomnies, puisque la reine d’Égypte a été victime d’une véritable campagne de désinformation orchestrée par Octave», l’héritier de César qui va devenir empereur sous le nom d’Auguste. Mais, comme l’histoire est écrite par les vainqueurs, cette légende noire n’a cessé de s’enrichir, jusqu’à notre époque, où les chercheurs commencent à rendre justice à la reine d’Égypte (vers 69 av. J.-C. – 30 av. J.-C.) Quand on pense à Cléopâtre, on voit généralement Elizabeth Taylor, une belle brune, séductrice et un peu peste. L’essentiel est faux.

I   Les «fake news» de Cléopâtre

Elle était vraiment belle?

Le cinéma et les peintres nous ont présenté une reine de beauté. Or, les sources antiques nous disent que Cléopâtre «ne séduisait pas à prime abord» (Plutarque) et «les monnaies ne nous montrent pas une femme éblouissante. Or, ces pièces sont la seule image réaliste de la reine qui nous reste, on ne peut se fier qu’à elles», précise Anne Bielman Sánchez.

Les statues de Cléopâtre sont souvent très belles, mais elles «sont totalement idéalisées, qu’elles soient en style égyptien ou gréco-romain», précise la professeure d’Histoire ancienne à l’UNIL. Même son nez légendaire, qui, «s’il eût été plus court, la face du monde en eût été changée», serait «une autre manière de suggérer que la reine a réussi grâce à son physique. Blaise Pascal, qui a imaginé cette formule célèbre, aurait aussi pu parler de la bouche ou de l’oreille de Cléopâtre. Il rapporte visiblement la propagande critique de l’Antiquité».

La reine de la promotion canapé?

Dans l’imaginaire collectif, Cléopâtre abuse de son pouvoir de séduction. L’épisode du tapis, qu’elle utilise pour se dissimuler avant d’apparaître en majesté devant Jules César, explique cette réputation. Mais ce n’est pas parce que Cléopâtre a séduit César qu’elle se jetait au cou de tous les hommes qu’elle rencontrait.

Pour ce que l’on sait, la reine n’a eu que quatre hommes dans sa vie. «Cléopâtre a dû épouser ses deux frères, pour des raisons dynastiques, mais ils avaient 12 et 13 ans, ce qui ne signifie pas forcément qu’elle a eu des relations sexuelles avec eux», précise Anne Bielman Sánchez.

Ensuite, la reine a eu des enfants avec les deux hommes les plus puissants de son époque. Césarion avec César, et trois enfants avec Antoine. Pas de quoi jouer la Donna Juan. Surtout quand on la compare aux autres politiciens de son époque. Jules César était surnommé par ses soldats «le mari de toutes les femmes et la femme de tous les maris». Marc Antoine était connu comme un séducteur invétéré, et Octave avait à peine meilleure réputation. «La vertu n’est pas là où on l’attend, résume Anne Bielman Sánchez. Cléopâtre a eu moins d’amants que les autres, mais c’est elle qu’il fallait faire passer pour une dévergondée, ce qui permet de mettre en doute la paternité de Césarion. Ce fils qu’elle a eu avec César est né quelques semaines après l’assassinat du général romain. Cet enfant constituait un énorme danger politique pour le futur empereur Auguste, qui n’était que fils adoptif de Jules César.»

Égyptienne?

On parle souvent de Cléopâtre l’Égyptienne, mais cette formule est un piège. «Elle est certes reine d’Égypte et pharaon, ce qui est une rareté pour une femme, mais elle appartient à une famille de dirigeants de l’Égypte qui sont d’origine gréco-macédonienne depuis 300 ans environ», rappelle Anne Bielman Sánchez.

Cléopâtre est la lointaine descendante de Ptolémée Ier, ce général macédonien qui s’empare de l’Égypte en 323 av. J.-C., après la mort d’Alexandre le Grand, et qui fonde la dynastie lagide.

Brune?

On représente généralement Cléopâtre comme une Égyptienne, avec le teint mat, avec des yeux et des cheveux foncés. «Mais son père, Ptolémée XII, est le descendant d’une longue lignée de rois Ptolémée d’origine macédonienne et qui se sont mariés dans la famille durant 30 générations», observe Anne Bielman Sánchez.

«Quand on sait qu’Alexandre le Grand était probablement blond, on ne peut pas exclure que Cléopâtre ait été une blonde aux yeux bleus, puisque les Macédoniens sont plutôt des gens au teint et aux yeux clairs. Ce n’était peut-être pas une blonde oxygénée, mais on peut l’imaginer avec des cheveux clairs, ou alors bruns avec des reflets roux.» En fait, «tout dépend de l’origine de sa mère. On ne sait pas si c’était la femme du roi ou une concubine égyptienne», précise la professeure de l’UNIL.

II   Ce que la légende noire ne dit pas

Elle était très intelligente

À force de souligner sa beauté, on oublie de dire qu’elle était intelligente. «Elle séduisait par sa conversation», écrit l’historien grec antique Plutarque. Et pour cause: «Cléopâtre parle presque toutes les langues de son empire et celles des territoires de la région (grec, araméen, mède, éthiopien, et sans doute latin). Et c’est l’une des rares souverains lagides qui lit le démotique et peut-être les hiéroglyphes», précise Anne Bielman Sánchez.

Elle a bien géré son pays

Pour écrire un portrait plus réaliste de la reine, il faut commencer par lire attentivement les sources égyptiennes. «Elles nous disent ce que la reine a fait et comment Cléopâtre a gouverné, comment elle s’est présentée et comment elle s’est mise en scène avec Césarion. Ces sources montrent que l’Égypte se porte bien sous son règne, ce qui n’était pas le cas quand son père régnait. Cléopâtre a été une bonne dirigeante pour l’Égypte», estime Anne Bielman Sánchez.

C’était une bonne diplomate

À force de parler des manipulations de la reine, on ne dit pas que l’Égypte d’alors a une importance économique, financière et agricole colossale, ce dont Cléopâtre était parfaitement consciente. «Contrôler l’Égypte, c’est avoir la garantie de trouver assez de blé pour nourrir Rome. Tous les empereurs après Auguste ont fait de l’Égypte la source principale de céréales pour approvisionner leur capitale.»  Et puis, Cléopâtre dispose encore de troupes nombreuses qui peuvent être utiles à Rome qui doit contenir les armées barbares qui constituent une menace à l’Orient, comme les Parthes.

En diplomate aguerrie, elle a fait valoir ces atouts auprès de César puis de Marc Antoine. À la fameuse rencontre de Tarse, où elle fait étalage de toute la richesse de l’Égypte, «elle agit en politicienne. Quand deux puissances se rencontrent, ce qui est le cas de l’Égypte de Cléopâtre, et de Rome, il s’agit de conclure une alliance, et chaque partie montre ce qu’elle peut mettre dans le contrat», analyse Anne Bielman Sánchez.

Elle a choisi sa mort en pensant à la déesse Isis

La mort tragique de la reine, qui aurait préféré se faire mordre par un aspic ou un cobra, «est un des éléments du mythe et aussi l’une des causes de sa légende noire», dit la professeure de l’UNIL.

Reine d’Égypte, Cléopâtre «était la représentante d’Isis sur terre. Un des symboles de cette déesse (qui a été vénérée jusqu’à Lausanne, comme nous l’apprend une découverte de l’UNIL) était le serpent, symbole de vie éternelle. C’est pour cela que la reine préfère la morsure, et ce choix est à l’origine de sa mauvaise réputation chez les auteurs chrétiens qui ont vu dans le serpent la preuve qu’elle est liée au péché, et qu’elle est l’incarnation du mal.»

Mais cette mort «était sa seule porte de sortie honorable. Vaincue à la bataille d’Actium, son destin était d’être emmenée à Rome pour faire partie du triomphe d’Octave, avant d’être mise à mort. Mieux valait se suicider pour être enterrée à Alexandrie», où l’on cherche encore sa tombe, qui n’a jamais été retrouvée.

Tétradrachme. Profil de Cléopâtre. Son titre de reine, basilissa en grec, peut être lu à gauche. Pièce de monnaie en argent, qui date de 37–33 av. J.-C. ©Bridgeman Images

Elle a symbolisé un couple de pouvoir

Aujourd’hui, «tout le monde connaît des couples comme les Obama, où la notoriété et le pouvoir de l’un renforcent ceux de l’autre. Mais de tels couples ont aussi existé dans l’Antiquité, notamment chez les Lagides, qui ont développé le concept», rappelle Anne Bielman Sánchez.

Ces couples de pouvoir étaient mis en scène, lors de cérémonies publiques ou sur les monnaies associant Cléopâtre et Marc Antoine. Ces tétradrachmes, très recherchés par les numismates du XXIe siècle, «tentent de montrer l’égalité de pouvoir, avec une face consacrée à Marc Antoine, présenté avec ses titres romains de trium-vir, et l’autre face consacrée à Cléopâtre, la basilissa, la reine».

Ces pièces «devaient servir la propagande et les intérêts du couple, et elles permettaient de payer les soldats d’Antoine et ceux de Cléopâtre avec les mêmes monnaies». Mais le fonctionnement très progressiste de ce couple au pouvoir, habituel dans la partie orientale de l’empire, a beaucoup choqué les sénateurs romains, beaucoup plus traditionalistes, et adeptes de la Rome aux Romains et de la matrone au foyer.

Les fidèles d’Octave Auguste en ont profité pour répandre des bruits tels que: Marc Antoine est faible, il boit trop, Cléopâtre porte la culotte et c’est elle la véritable ennemie.

III   Aux siècles des siècles

Octave ayant gagné la guerre, ce narratif va être repris par les auteurs chrétiens et par de nombreuses sources antiques favorables à l’empereur. Ces textes sont ensuite lus par Boccace, Dante et Shakespeare, qui vont relancer et même amplifier la légende noire, jusqu’à Hollywood et Elizabeth Taylor.

Mais si les Antiques avaient décrit la vraie vie de la reine d’Égypte, elle ne serait pas devenue notre Cléopâtre. «Avec ces récits biaisés et mensongers, elle est devenue un condensé de débauche, de cruauté, de dépravation, de séduction et de goût effréné du pouvoir qui en font une candidate idéale pour des fictions, dit Anne Bielman Sánchez. Mais les reines lagides qui l’ont précédée sur le trône ont aussi eu des vies riches politiquement, avec des haines et des assassinats, qui n’ont été mises en évidence que récemment, notamment à l’UNIL. Elles pourraient toutes devenir des personnages pour des séries du genre de Games of Thrones.» /

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