Interview d’Etienne Barilier, professeur associé à la Section de français de la Faculté des lettres de l’UNIL.
Le 4 janvier 1960, l’écrivain, philosophe et Prix Nobel de littérature Albert Camus trouvait la mort dans un accident de voiture. Un demi-siècle plus tard, dans un monde qui n’est plus le sien, quel héritage nous laisse-t-il? Les réponses d’Etienne Barilier, professeur associé à la Section de français de la Faculté des lettres de l’UNIL.
Il a notamment écrit, en 1977, une thèse de doctorat intitulée «Albert Camus, philosophie et littérature» (un ouvrage qui a été publié aux Editions l’Âge d’Homme, à Lausanne, en 1977)
«L’absurde naît de cette confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde», écrivait Albert Camus dans «Le Mythe de Sisyphe». Que signifie l’absurde dans sa pensée?
L’homme a soif de sens, et le monde n’a pas de sens: voilà l’absurde. Le jeune Camus (il n’a pas trente ans quand il écrit «Le Mythe de Sisyphe») retrouve ici la pensée et le tourment des philosophes existentialistes comme Kierkegaard, Jaspers ou Heidegger, qui sont tous sensibles au désespoir de l’homme jeté dans un monde insensé: la mort, la maladie, la souffrance, le malheur sont sans explication. Camus invoque aussi Dostoïevski, pour qui l’existence du mal est un scandale insupportable.
La religion propose une réponse à l’absurde. Le suicide en propose une autre, à sa manière. Qu’en pensait Camus?
Il rejetait ces deux réponses. Dans son débat avec la religion, il reprochait à Kierkegaard de trouver dans l’absurde même la preuve ou du moins le signe que Dieu existe. Il lui reprochait de faire le «saut» de la foi, et de confondre le besoin de Dieu avec la réalité de l’existence de Dieu. Camus aimait à dire qu’il ne faut pas confondre ce qui est vrai avec ce qui est souhaitable. Il refusait donc de croire en une transcendance, même s’il reconnaissait que le besoin de Dieu est la forme la plus haute du besoin de sens. Quant au suicide, il le rejetait comme un moyen trop facile de trancher le nœud gordien: la contradiction entre l’homme assoiffé de réponse et le monde désespérément muet, on ne la résout pas en supprimant un de ses deux termes, l’être humain.
Mais alors, qu’est-ce qui permet à l’homme d’échapper à l’absurde?
Au temps du «Mythe de Sisyphe», Camus aurait répondu: rien, sinon d’«imaginer Sisyphe heureux», ce qui, avouons-le, n’est pas facile, puisque ce héros de la mythologie grecque ne fait, dans les Enfers, que rouler une pierre au sommet d’une pente, à perpétuité: la pierre retombe, et le même effort «absurde» recommence. Mais après «Le Mythe de Sisyphe», Camus écrit «L’homme révolté». Désormais, il ne s’agit plus pour lui de constater simplement l’absurde. Il s’agit de mettre en valeur une force qui nous habite tous, et qui est la capacité de révolte contre les malheurs du monde, contre les injustices humaines. Le monde ne répond rien à nos questions, il ne propose aucun sens à notre vie? Soit, mais nous pouvons, nous, lui donner un sens, et c’est cela qui compte. Désormais, il ne s’agit plus d’échapper à l’absurde mais de le combattre. Dans «La Peste», qui est le pendant romanesque de «L’homme révolté», le héros et narrateur est un médecin. Le médecin ne passe pas sa journée à se demander si la souffrance est absurde ou non. Il la soigne.
Jean Daniel, le directeur du Nouvel Observateur, publiait en 2006 un ouvrage intitulé «Avec Camus», et sous-titré «Pour résister à l’air du temps». Est-ce qu’à vos yeux la pensée de Camus reste d’actualité?
Oui, pour la simple raison que cette pensée n’a jamais été parasitée par les idéologies de son temps. En particulier, elle a échappé à la fascination du marxisme qui a troublé ou égaré tant d’esprits, à commencer par celui de Sartre. Aujourd’hui que nous sommes sortis du marxisme (je parle de l’idéologie marxiste, non de la philosophie de Marx, qui reste évidemment digne d’être connue et méditée), le langage de Camus, à la fois intelligent, lumineux, simple et humain, nous touche immédiatement. Et cette liberté qu’il avait face aux idéologies de son temps, il nous permet de l’avoir face aux idéologies de notre temps à nous. Rien de tel, pour nos esprits toujours menacés d’être tordus, que la fréquentation d’un esprit droit.
Camus publie «Le Mythe de Sisyphe» en 1942, en pleine Seconde Guerre mondiale. C’est toujours le monde concret, et l’histoire en train de se faire, qui nourrit sa pensée. Le monde actuel l’aurait-il également inspiré?
Pour «Le Mythe de Sisyphe», s’il l’avait écrit trois ans plus tard, il aurait assurément médité sur la réalité du génocide juif et des camps de la mort, lieu de l’absurde suprême. Mais en 1942, cette réalité-là n’était pas encore connue. L’homme révolté, quant à lui, en découd avec la prétention du communisme soviétique à détenir la vérité sur l’homme et la société, et à faire advenir le bonheur sur terre. Vivant aujourd’hui, Camus réfléchirait sans nul doute sur le monde d’après la chute du Mur de Berlin, d’après le 11 septembre 2001, et sur les nouveaux antagonismes dont il est le théâtre. J’aime d’ailleurs à citer une phrase qu’il écrivit dès 1946 dans le journal Combat: «Le choc des empires est déjà en passe de devenir secondaire, par rapport au choc des civilisations… Dans dix ans, dans cinquante ans, c’est la prééminence de la civilisation occidentale qui sera remise en question.» «Dans cinquante ans»: eh bien! nous y sommes.
«La Chute» se présente comme la confession d’un homme, Jean-Baptiste Clamence, rattrapé par ses remords, et qui s’accuse lui-même tout en accusant le monde entier, en «juge-pénitent». Peut-on en tirer une morale pour notre époque?
J’ai d’abord envie de vous répondre: non. Non, parce que «La Chute» est une œuvre de fiction, une œuvre d’ailleurs admirable de concision, de subtilité, de limpide complexité. Or, d’une œuvre de fiction, on ne peut pas tirer de morale, du moins directement. Une œuvre de fiction n’est pas faite pour cela. Elle nous offre un monde, et libre à nous de tracer nos chemins dans ce monde. Ainsi, le lecteur de «La Chute peut», s’il le veut, se désintéresser de la dimension morale de cette œuvre, pour n’y voir que la splendeur esthétique, celle d’un diamant aux mille facettes. J’insiste sur ce point, parce qu’on a trop souvent fait de Camus un professeur de morale, et lu ses livres comme des homélies humanistes. Or Camus est un artiste autant qu’il est un penseur. Et c’est parce qu’il est un artiste que son œuvre nous touche, nous émeut – et nous fait penser.
Cela dit, «La Chute» opère une descente vertigineuse dans les abîmes humains. Je ne crois pas qu’on puisse en tirer une morale pour notre époque, mais je crois que l’homme d’aujourd’hui peut y découvrir, comme en un miroir, et derrière un voile d’ironie, son propre mystère moral, le mystère de l’impossible innocence (le sens religieux du titre n’a d’ailleurs échappé à personne).
Longtemps, on a taxé Camus de moraliste, et on lui a préféré Sartre. Sa pensée fait un retour en force depuis quelques années. Pourquoi, selon vous?
Essentiellement, comme je le disais tout à l’heure, parce qu’il a échappé aux pièges et à la langue de bois de l’idéologie. Son langage, aujourd’hui, nous paraît moins daté que celui d’un Sartre, «compagnon de route» du communisme. Dans les débats de son temps, qui nous paraissent aberrants aujourd’hui (faut-il dénoncer ou non les camps soviétiques?), il prenait position non pas en fonction de certitudes idéologiques mais de convictions morales. Ce qui ne veut pas dire qu’il faisait la morale aux autres. Il se demandait toujours si telle politique travaillait ou non pour la liberté, la justice et le bien commun. C’est à cette aune toute simple qu’il jugeait. Dès lors, il n’avait aucune peine à appeler un chat un chat, et Staline un meurtrier de masse. Ses choix qui, à l’époque, lui valurent souvent les quolibets ou l’hostilité, étaient évidemment les bons.
Peut-on faire le rapprochement entre Camus et son contemporain George Orwell, journaliste lui aussi? Ses chroniques publiées à Londres entre 1943 et 1947, la lucidité sur son temps, sur la dépression, sur les germes du totalitarisme, la guerre et l’après-guerre ne vous font-elles pas penser à Camus?
Oui, assurément. Camus et Orwell étaient tous les deux des hommes de liberté, tous deux sensibles à l’extrême à tout ce qui entrave ou bafoue la liberté de leurs contemporains. Sensibles, encore davantage si c’est possible, à la souffrance que les hommes infligent aux hommes. C’est pourquoi ils ont été si lucides sur les totalitarismes de leur temps. Ajoutons qu’ils ont été tous deux de très grands journalistes, et l’honneur de cette profession: ils ont écrit l’histoire au jour le jour, au plus près de la vérité – la vérité des faits et la vérité humaine.
En 1948, Camus publie sa pièce «L’Etat de siège», qui démonte le mécanisme de la peur et de la soumission, consubstantiel au totalitarisme. La peur, ainsi qu’une forme de lâcheté et de soumission, habitent notre époque, semble-t-il. Qu’est-ce qui fait le «siège» de la liberté dans notre société?
Je ne sais pas si notre époque est plus lâche ou plus soumise que d’autres, mais ce qui est sûr, c’est que la soumission est une tentation permanente, pour les individus comme pour les peuples. Pour une raison simple: elle évite de penser, elle nous décharge de nos responsabilités, elle nous trace le chemin à suivre et nous met de rassurantes œillères. Cette tentation est si forte que La Boétie a pu dénoncer chez les peuples ce qu’il appelait la «servitude volontaire». Il faut toujours faire effort pour penser par soi-même, ne pas s’en tenir à l’opinion dominante, exercer son esprit critique. Dénoncer les errements et les dangers d’hier est à la portée de tout le monde. Mais c’est ceux d’aujourd’hui qu’il faut tâcher de déceler.
Ces errements et ces dangers, où les voyez-vous?
D’abord dans l’idée vague et confortable que la démocratie n’a plus d’ennemis, et que chacun, de par le monde, partage peu ou prou les mêmes idéaux de tolérance et de paix. Ensuite, dans cette idée si rabâchée que la première urgence est de «sauver la planète». Mais pourquoi diable cet empressement au chevet de Gaïa? Pour que l’humanité perdure? Cela va peut-être de soi, mais cela irait mieux encore en le disant. «Sauver la planète» ne peut être ni une fin en soi ni une fin dernière. Et si c’est une fin dernière, qu’on le dise aussi! Cela signifierait que l’humanité a renoncé à assumer, dans le monde, un rôle spécifique, qui la met à part des plantes et des animaux. Qu’elle renonce, philosophiquement, à être la conscience du monde. Ce n’est pas rien, et j’ose croire que ce renoncement n’aurait pas plu à Camus.
Y a-t-il une dimension universelle, selon vous, de la pensée de Camus?
Oui: si l’homme, selon Camus, se définit par la révolte, cela signifie qu’il se définit par la conscience. On ne cesse aujourd’hui (et c’est notre idéologie dominante, notre impensé dominant) de dire et de répéter qu’entre les animaux et l’homme, la différence est mince, pour ne pas dire négligeable. Il est tout à fait vrai (et la science travaille à l’établir) qu’entre les singes supérieurs et l’homme, les points communs sont plus nombreux qu’on ne l’a cru naguère encore: le tabou même de l’inceste, dont Lévi-Strauss estimait qu’il distingue absolument l’homme de l’animal, semble exister au moins en germe chez certaines espèces animales. Entre le monde humain et le monde animal, il y a continuité plutôt que rupture. Mais cela ne signifie nullement, comme aime à le dire aujourd’hui la doxa, que la différence est dès lors négligeable.
Quelle est-elle donc, cette différence?
Camus nous le dit: l’homme est le seul animal capable de se révolter contre sa condition mortelle, de se révolter contre le mal et la mort, de refuser l’inéluctable. Ce refus, cette révolte, voilà ce qui fait sa singularité irréductible, et qui lui donne sa responsabilité singulière dans le monde. C’est dans sa révolte contre la souffrance que l’homme est digne de ce nom. Il n’y a d’homme que révolté. Nous devons peut-être «sauver la planète», mais pour la seule raison que nous devons réduire la souffrance du monde. Voilà en quoi la pensée de Camus est universelle. Voilà pourquoi, cinquante ans après sa disparition, cet écrivain reste notre contemporain.
Propos recueillis par
Michel Beuret