Lausanne, comme d’autres grandes villes européennes, songe à installer un tramway, quelques mois à peine après l’inauguration de son spectaculaire M2. L’intérêt mondial pour ce moyen de transport fait du tramway le marché le plus prometteur du secteur ferroviaire, avec celui de la très haute vitesse. Les raisons d’un retour en fanfare.
La vie est un éternel recommencement. La politique des transports, aussi. Témoin, le tram! Il avait disparu, il y a quelques dizaines d’années, cédant peu à peu la place à la voiture, réputée plus souple et plus pratique. Le voilà qui revient en force.
Une ligne de tram de 27 km à Bienne en 2018
En Suisse, la ville de Bienne est un parfait exemple de cette reconversion. Historiquement, dans le canton de Berne, elle avait été la première à adopter le tram, pour l’abandonner, en fin de compte, au milieu du siècle passé. En 2018, si les délais sont tenus, il fera de nouveau la fierté des Biennois, avec une ligne qui sera la plus longue de Suisse: vingt-sept kilomètres sur un axe estouest, pour desservir de nouvelles zones en pleine croissance démographique.
Et surtout le territoire helvétique, des projets du même genre, eux aussi souvent très ambitieux, sont à l’ordre du jour.
Dans le monde entier, cet engouement traverse des agglomérations qui en ont les moyens. Au point que le tramway est devenu le marché le plus prometteur du secteur ferroviaire, avec celui de la très haute vitesse, chez les principaux constructeurs.
C’est le cas du numéro 2, le français Alstom (constructeur du M2 Lausannois) qui annonçait, au début de l’année, des commandes d’environ mille véhicules pour vingt-quatre villes.
De retour à Nantes, à Strasbourg et à Paris
En France, c’est la ville de Nantes qui, la première, le 7 janvier 1985, a réintroduit ce mode de transport, vingt-sept ans après l’avoir laissé tomber. Depuis lors, son réseau est devenu l’un des plus étendus de l’Hexagone, avec celui de Strasbourg, et il ne cesse d’inspirer d’autres responsables politiques: dix-huit villes s’y sont mises, y compris Paris, qui a fait le pas en décembre 2006, avec un premier tronçon qui doit en appeler d’autres.
Comment expliquer cet engouement? Les coûts des investissements nécessaires pour réussir ces greffes roulantes dans des paysages urbains où l’espace est compté suffisent à exclure l’hypothèse d’un simple effet de mode chez les spécialistes. Dans les faits, le retour du tram s’appuie sur un catalogue d’arguments qui vont nettement au-delà de l’intérêt d’un rail supplémentaire par-ci par-là: c’est toute une politique de la ville qui est en point de mire.
Il revivifie les quartiers qu’il traverse
«Le tram, c’est bien davantage qu’un outil de transport», souligne dès l’abord Yves Bonard, chercheur à l’Institut de géographie de l’Université de Lausanne (Faculté des géosciences et de l’environnement) qui a pris vigoureusement parti pour le tram dans le débat sur la façon dont sera desservi le nord de l’agglomération lausannoise ces prochaines années. Pour une raison principale: «Le tram, c’est un outil urbanistique pour requalifier les zones urbaines qu’il traverse. »
Pas besoin de faire un dessin! Il s’agit ni plus ni moins que de saisir l’occasion de rééquilibrer socialement le centre de la ville et sa périphérie, de revaloriser des quartiers jusque-là abandonnés à la voiture et qui payent lourdement le prix d’un aménagement du territoire de mauvaise qualité. Avec les conséquences que l’on sait sur la vie quotidienne.
A Bordeaux, le tram a changé la ville
C’est exactement ce que constate, à Bordeaux, l’actuel président de l’Association des riverains et résidents bordelais, Stéphane Pusatéri. Son bilan, enthousiaste: «Qui se souvient des quais de Bordeaux, il y a dix ans? C’était une autoroute urbaine, avec deux fois trois ou quatre voies pour les voitures et des alignements de hangars portuaires abandonnés. Sans oublier une haie quasi ininterrompue de grilles rouillées, qui séparaient la ville de la Gironde. Aujourd’hui, le tram est arrivé et le paysage est totalement transformé, avec un véritable projet de requalification urbaine: la ville s’est ouverte vers le fleuve sur les deux rives, l’aménagement des quais a été financé dans le cadre des travaux concomitants au tramway pour 100 millions d’euros. Piste cyclable, balade piétonnière, skatepark, miroir d’eau, hangars commerciaux et musée Cap Sciences, ou encore marché bio offrent leurs espaces aux usagers. Les promeneurs se sont approprié les quais. C’est comme la passagiate, la promenade en Italie. C’est un vrai succès. Et le tramway a réduit la circulation automobile, c’est aussi très positif.»
Une chance pour les habitants moins privilégiés
Yves Bonard, dans sa défense et illustration du tram, ne dit en somme pas autre chose que l’expérience bordelaise. S’il s’agit uniquement de réintroduire ce mode de transport comme on réintroduit une espèce animale en voie de disparition, alors, «c’est une misère»! Le long des nouvelles lignes, il y a de multiples opportunités à saisir.
Elles tournent autour de la mise en valeur d’espaces jusque-là défavorisés par le développement urbain. Autrement dit, en repensant une tranche de ville, pratiquer ce que l’on pourrait appeler une «justice environnementale», un rééquilibrage au profit d’habitants moins privilégiés. Et c’est là du reste qu’une politique du logement bien comprise peut rejoindre la politique des transports.
Il donne aux passagers le sentiment d’appartenir à une ville
Au passage, il y va de l’image d’une ville et de son pouvoir d’attraction face à ses concurrentes. Cette dimension du pari est très souvent passée sous silence, mais la modernité, ici, est une façon de jouer de deux atouts bien distincts: à la fois conserver ce qu’il reste du passé historique de la cité et aussi vivifier les zones construites plus récentes.
Pour le reste, le tram, comme transport public de surface, a un mérite supplémentaire qui est déjà au centre de la bataille en cours à Paris, pour ou contre l’idée phare défendue par le secrétaire d’Etat français au Développement de la région capitale, Christian Blanc: la construction de la «rocade du Grand Paris», un projet de métro souterrain de 140 kilomètres et 60 stations en grande couronne parisienne.
Ce mérite supplémentaire du tram, c’est d’alimenter le sentiment d’appartenance à la ville. L’urbaniste Jean-Marie Duthilleul, cité par le quotidien «Le Monde» (17.3.09), résume ainsi cet enjeu crucial: «Pour se sentir appartenir à une métropole, il faut pouvoir la découvrir quand on la traverse.»
Le tram chasse aussi les voitures du centre-ville
C’est aussi dans cette perspective que se pose bien sûr la question de fond, qui fâche encore: s’il s’agit grâce au tram, comme l’imagine Yves Bonard, de «transformer les routes en rues favorables aux piétons et aux cyclistes», la circulation automobile est clairement dans le collimateur. Le tram, cheval de Troie du énième épisode de l’offensive menée pour diminuer l’emprise des voitures sur la ville et particulièrement sur son centre? Le chercheur de l’IGUL (Institut de géographie de l’Université de Lausanne) ne le nie pas. Au contraire, il l’assume.
Des problèmes à ne pas sous-estimer
Le retour du tram, c’est aussi ça: se donner les moyens de diminuer les encombrements et de re-réfléchir à l’équilibre des modes de transport. «Finalement, c’est une question de priorités. Face à l’engorgement automobile et à ses inconvénients en tous genres, l’alternative est claire: l’objectif doit-il être de fluidifier encore (s’il reste des marges d’amélioration) le trafic motorisé classique, ou de rendre les transports en commun plus compétitifs?»
Si la réponse d’Yves Bonard est sans ambiguïté, il n’en fait pas une guerre de religion. Loin de là. La pesée des intérêts des uns et des autres imprègne sa réflexion, mais elle ne trouvera sa juste mesure que sur le terrain, au contact des nécessités quotidiennes, pas dans la mêlée des grands principes et des professions de foi.
Inutile de sous-estimer, par exemple, les problèmes de sécurité routière qui peuvent apparaître (il y a potentiellement davantage d’accidents avec un tram qu’avec un métro), ou les complications entraînées par l’emprise au sol des voies du tram, ou encore la spéculation immobilière, stimulée par l’ouverture d’une nouvelle ligne.
Quelle rentabilité pour cet investissement?
Au total, ce rééquilibrage au profit du tram, après l’extraordinaire poussée de la voiture qui déploie ses effets depuis les années 1960, ne peut être assumé que par les pouvoirs publics. Et la question de la rentabilité de ces investissements à moyen et long terme se posera. Inévitablement. Mais comment calculer cette rentabilité avec toute la précision voulue, la question reste encore ouverte pour Yves Bonard. Prendre en compte les gains de santé publique (encouragement de la marche à pied, diminution du bruit et de la pollution, entre autres)? Il reste là des pans entiers de recherches spécialisées encore en jachère.
Le match tram-métro
Vu sous cet angle, l’opposition entre métro et tram prend une autre dimension. A Lausanne, par exemple, le métro a largement fait ses preuves. D’abord, avec le TSOL, rebaptisé M1, puis avec la nouvelle liaison Sud-Nord, le M 2 dont les débuts sont fracassants en termes de fréquentation. La clef de son succès: sa sécurité et sa rapidité, à l’évidence, sans nier l’«effet tunnel», qui a ses désavantages si on espère une régénération des zones urbaines traversées. Cette recette gagnante peut-elle répondre à tous les besoins des nouvelles liaisons envisagées? Tout dépendra de la précision de leur cahier des charges.
Sans oublier toute l’importance des choix technologiques. A Lausanne comme ailleurs, du reste. Pour ne citer qu’elle, la CITRAP, la Communauté d’intérêts pour les transports publics, a bien souligné le poids des décisions très concrètes qui conditionneront pour longtemps l’efficacité d’un réseau train-tram sur le territoire vaudois dans son ensemble.
Yves Bonard écrivait, il y a pratiquement une année: «Le choix d’une variante de transports en commun n’est pas anodin. C’est un véritable choix de société.» Dont acte!
Laurent Bonnard