
À l’Université de Lausanne, on suit de près le canidé sauvage pour mieux le comprendre. Si sa capture s’avère compliquée, l’étude de ses habitudes devrait permettre de trouver un terrain d’entente avec les propriétaires d’animaux de rente.
De retour en Suisse depuis 1994, le loup s’est bien installé dans les Alpes. Trop bien, au goût de celles et ceux qui font paître leurs moutons, mais aussi dorénavant leurs vaches, dans la peur de le voir s’attaquer aux troupeaux. «La prédation sur les ovins est bien connue, mais les attaques sur les bovins sont un phénomène plus récent depuis que le loup est revenu, signale Philippine Surer, doctorante au Département d’écologie et évolution (DEE), dans l’équipe du professeur Philippe Christe, en collaboration avec la fondation KORA (Écologie des carnivores et gestion de la faune sauvage). La première a eu lieu en Valais en 2010, sur une génisse. Puis il n’y a plus rien eu jusqu’en 2020. Ensuite, cela n’a cessé d’augmenter. En 2024, une cinquantaine de bovins ont été attaqués (presque tous avaient moins de 2 ans), majoritairement dans le Jura vaudois (80%).»
Cette question des attaques de loups sur les bovins est particulièrement sensible. «Dans cette région, l’élevage bovin est important économiquement, traditionnellement et également pour l’entretien des paysages (le bétail est monté afin de garder les pâturages ouverts), souligne la biologiste de la faune. Cela crée beaucoup de tensions. Alors que les ovins ont droit à des mesures de prévention, en partie remboursées par l’Office fédéral de l’environnement (OFEV), il n’en est rien pour les bovins de plus de 2 semaines, qui ne sont pas dans la catégorie “à protéger” au niveau national. Le canton de Vaud a toutefois pris des mesures ponctuelles quand la situation était critique.»
D’où l’importance de marcher dans les pas du rusé canidé pour avoir accès à ses secrets. Philippine Surer est bien placée pour le savoir. Ayant grandi à Bière (VD), la chercheuse est ravie d’avoir pu s’intégrer au projet «Wolves and Cattle» («Loups et Bovins», en français) de la fondation KORA, dont le but est d’acquérir des connaissances qui permettent d’assurer une cohabitation pacifique entre les propriétaires de bovins et équidés, et les loups. Comment les scientifiques étudient-ils les faits et gestes du prédateur aux hurlements célèbres? Entrée dans son monde, où on ne s’introduit pas sans le mériter…

Capturer un loup? Un casse-tête helvétique
Pour pouvoir poser un collier GPS autour du cou d’un loup – et ainsi connaître ses déplacements et la meute à laquelle il appartient – il faut d’abord réussir à l’attraper. En Suisse, sa capture à des fins scientifiques est une nouveauté. «Nous avons dû chercher des informations à l’étranger où il y en a depuis plus longtemps, comme en Italie, souligne Florin Kunz, doctorant au DEE à l’Unil, qui travaille avec Philippine Surer dans le cadre des projets «Wolves and Cattle» et «Integrated Monitoring & Management» (surveillance et gestion intégrées) et qui s’occupe entre autres des aspects techniques de la capture. Presque toute la littérature sur le sujet vient d’Amérique du Nord, où le territoire est vaste et où il y a moins d’interactions entre la faune sauvage et les humains. Ici, les loups ont dû s’adapter à un paysage modifié par l’Homme, que ce soit pour l’agriculture ou les loisirs.»
Un expert croate, le professeur Josip Kusak, qui a étudié les procédés américains sur place, est venu en Suisse durant deux mois pour former les doctorants de l’Unil. «Il nous a appris une méthode avec des pièges à mâchoires en caoutchouc, qui ne sont pas faits pour blesser et sont adaptés à notre recherche, indique Philippine Surer. Cependant, notre première saison, en 2023, a surtout été une période d’apprentissage. Les loups passaient devant nos pièges, parfois s’y intéressaient, mais jamais assez pour être capturés. Il faut vraiment être persévérant.» De trente, le nombre de pièges aménagés est descendu à douze. «Nous avons pris le temps de trouver les endroits où il y a le plus de passage, notamment grâce à des pièges photographiques, remarque Florin Kunz. C’est la partie la plus difficile: réussir à faire qu’un loup qui a un territoire de 200 km2 pose sa patte sur une petite surface de 5 cm2.» L’installation des pièges est effectuée au printemps et en automne, pendant un mois, afin d’éviter un stress nuisible aux louves portantes et à leurs petits durant l’été. «Étant territoriaux, ils déposent leur urine et leurs crottes à différents endroits, explique Philippine Surer. Le mieux est de placer les pièges entre deux meutes, là où ils vont marquer leur territoire.»
Florin Kunz ajoute: «On les place près des chemins de routes forestières où ils passent durant la nuit une à deux fois par semaine. Comme des humains et des chiens accèdent aux mêmes lieux en journée, nous sommes obligés de venir bloquer les pièges tous les jours, tôt le matin et tard le soir, afin de prévenir les captures de chiens. Les panneaux informatifs ne suffisent pas.» Attirés par des appâts odorants liquides – urine ou crotte de loup, glande de castor, mélanges de faune et de flore commandés en Amérique du Nord – dont les biologistes ont enduit un morceau de bois avant de l’enterrer dans le sol à 30 cm du piège, certains vont venir sentir cette curiosité et peut-être se faire piéger…

Comment étudie-t-on un loup endormi?
Le miracle est arrivé un matin très tôt, en mars 2024, lorsqu’une patte de louve saisie à la vallée de Joux a fait résonner l’alarme des téléphones portables des doctorants. «Jusque-là, pour nous, les captures se résumaient à apprendre à mettre des pièges et creuser des trous, sourit Philippine Surer. Nous avions derrière nous des mois et des mois sur le terrain sans aucun résultat. Alors, quand nous sommes arrivés sur place avec Florin et que nous avons vu un animal pris au piège, nous étions abasourdis et nous nous sommes demandé s’il s’agissait vraiment d’un loup!»
Le canidé doit être endormi au plus vite à l’aide d’une sarbacane qui envoie une fléchette anesthésiante. Un collier GPS est installé autour de son cou et on prend ses mesures en suivant un protocole clair où chaque minute compte, car le produit narcotique est métabolisé en 40minutes par le corps. «Il est possible de prolonger la narcose, mais plus c’est court, mieux c’est, relève Florin Kunz. Un vétérinaire nous accompagne toujours sur le terrain. Il surveille l’anesthésie, effectue un examen clinique de l’animal et contrôle ses réflexes afin d’être sûr qu’il continue à dormir. Des échantillons de sang frais et de salive du loup sont envoyés à l’Institut vétérinaire de Berne, qui va ensuite procéder à différentes analyses, ainsi qu’au laboratoire de conservation génétique du professeur Luca Fumagalli au DEE de l’Unil pour identifier l’individu. À l’aide d’écouvillons, des prélèvements sont aussi réalisés dans les yeux et dans le rectum afin de faire des recherches sur les parasites.»
Les scientifiques, également accompagnés de gardes-faune, s’éloignent finalement pour observer le réveil et restent le temps qu’il faut pour vérifier que le loup récupérera toutes ses forces avant de s’en aller. «Nous restons à 80 m de distance sans faire de bruit, révèle Philippine Surer. Nous avons pu assister à la scène à l’œil nu lors de notre première capture, car c’était en journée. En revanche lors de la deuxième, en octobre 2024, durant laquelle nous avons attrapé encore une fois une louve, nous sommes arrivés au milieu de la nuit. Nous avons donc utilisé des jumelles thermiques plutôt qu’une lampe, dans le but de ne pas l’effrayer, pour assister à son réveil. À ce jour, nous n’avons capturé que deux louves avec les pièges à mâchoires en caoutchouc dans le Jura vaudois. Mais nous travaillons avec les données GPS de dix autres loups déjà munis d’un collier dans les Grisons, en Valais et à Glaris.»

Que mangent vraiment les loups?
Dans le cadre de sa thèse, Florin Kunz a travaillé sur près de 700 échantillons de crottes de loup afin d’établir leur régime alimentaire. «En collaboration avec le laboratoire du professeur Luca Fumagalli (DEE), j’ai pu obtenir et analyser des échantillons provenant des Alpes et du Jura suisses. Afin d’augmenter l’échantillon dans le Jura vaudois, nous y avons collecté des crottes supplémentaires sur le terrain. Nous avons aussi travaillé avec l’organisation bâloise «Artenspürhunde», qui entraîne des chiens à la détection des excréments de différents animaux comme les loutres, les martres ou les fouines.»
La méthode DNA metabarcoding, qui utilise le séquençage de l’ADN afin d’identifier plusieurs espèces dans un échantillon environnemental, lui a donné l’occasion de constater que les loups consomment surtout des animaux sauvages. «Ils représentent plus de 88% de leur alimentation, précise le chercheur. Le cerf apparaît le plus souvent et durant toute l’année, suivi du chevreuil (plus consommé en hiver, période où la neige le rend plus vulnérable) et du chamois. Nous avons aussi retrouvé des marmottes, des rongeurs, des oiseaux, et même des poissons.» Sur les 12% d’animaux de rente avalés, le mouton (environ 7%) devance les bovins et les chèvres.
Le biologiste de la faune émet l’hypothèse que les loups suivent les cerfs, ce qui explique par exemple qu’ils trouvent plus de chamois en hauteur dans les montagnes en été. Par ailleurs, il semblerait que les individus n’étant pas intégrés à une meute consomment plus de chevreuils que les autres. «Les meutes qui chassent en groupe peuvent se permettre d’attaquer des animaux plus grands, mais cela reste une hypothèse.» Les résultats de son étude seront publiés prochainement dans le journal Wildlife Biology. Florin Kunz espère que cela pourra avoir une influence sur la gestion des ongulés. «Intégrer sa présence à la planification de la chasse me semble important.»
D’où vient le stress des bovins?
Dans sa thèse, Philippine Surer a analysé les cas de prédation de loup sur les bovins dans le Jura vaudois. Entre 2023 et 2024, 98% des victimes avaient moins de deux ans et 65% moins d’une année. «Parmi les animaux montés à l’alpage pour l’estivage, il y a un grand nombre de troupeaux de génisses de races laitières inexpérimentées, relève la chercheuse. Elles n’ont pas un comportement de défense marqué comme celui des vaches allaitantes avec leurs veaux, par exemple, et restent vulnérables. De plus, elles se retrouvent au milieu du territoire des loups. Cela crée un potentiel de conflit, car les zones se superposent.»
Les propriétaires de bétail pensent que la situation engendre un stress certain sur leurs animaux qui ont changé de comportement et sont devenus plus agressifs depuis le retour du canidé sauvage. Pour le vérifier, et savoir comment les bovins utilisent leurs pâturages, la doctorante a équipé des troupeaux de GPS, en accord avec les éleveuses et les éleveurs. Il s’agit d’un boîtier installé sur le collier en cuir qui supporte la cloche des vaches. Dix troupeaux en portent: cinq dans le Jura vaudois et cinq autres dans une zone où il n’y a pas de loups résidents, afin de les comparer face à des tensions diverses.
«Le GPS prend une position toutes les cinq minutes, signale la biologiste de la faune. À cela s’ajoute un accéléromètre qui mesure les fréquences et indique le comportement de l’animal. Nous avons collaboré avec une étudiante en master, Cécile Weber, qui a filmé les vaches dans différentes situations. Ensuite, nous avons fait correspondre les séquences d’accélération de l’accéléromètre avec les comportements des bovins. Par exemple, telle séquence coïncide avec la rumination.» Là où le loup passe, les vaches se rapprochent-elles des chalets et évitent-elles les forêts boisées? Et lorsqu’il se montre, le stress des bovins est-il à son comble?
Réponses bientôt, car la chercheuse analyse actuellement les données récoltées sur une saison, en collaboration avec Alex Del Fante, étudiant en master. «Nous avons aussi collecté des bouses tous les matins durant une semaine afin de regarder leur concentration de cortisol, l’hormone sécrétée en cas de situation de stress, signale Philippine Surer. Les attaques se déroulent en général la nuit et le cortisol s’exprime environ dix heures après un événement stressant.»
Le loup a-t-il un effet non létal sur les bovins? Son impact indirect est-il plus grand que son impact direct? La doctorante indique que des études le montrent en Amérique du Nord. «Mais les zones de pâturages y sont énormes et la comparaison est difficile. Le but de nos recherches est aussi d’aider par la suite les éleveuses et les éleveurs à réfléchir à la meilleure façon de protéger leurs animaux. En tant que scientifique, j’aimerais que nous trouvions des compromis pour une coexistence entre les activités pastorales et la présence des loups. Des mesures peuvent être prises dans ce sens, avec l’aide des Autorités.»
