Connaître les précédentes crises financières, la façon dont elles ont évolué, leurs conséquences comme les effets produits par les décisions politiques prises sur le moment permet notamment de ne pas répéter les erreurs du passé, expliquent deux spécialistes de l’UNIL.
Personne ou presque n’avait vu venir la crise des subprimes, qui a pourtant chamboulé en profondeur et durablement le secteur financier. Cette catastrophe a ensuite entraîné la crise de la dette dans toute la zone euro, qui ne cesse de faire parler d’elle. Pour en sortir, les avis divergent. Faut-il miser sur la croissance ou sur l’austérité? Faut-il maintenir la Grèce à tout prix dans la zone euro, ou lui faire renouer avec la drachme? Faut-il lancer des Eurobonds – ou pas? La Banque Centrale Européenne (BCE) devrait-elle baisser les taux d’intérêt, voire jouer le rôle de prêteur pour les pays en difficulté – ou alors se cantonner à un rôle plus mesuré? Faudrait-il taxer davantage les riches et les entreprises pour décharger les classes moyennes, relancer des dépenses publiques et soutenir la demande – ou faut-il y renoncer parce que cela ferait fuir les capitaux dans des pays plus complaisants?
Deux millions pour étudier les crises
A lire les multiples propositions qui se bousculent, souvent contradictoires ou inapplicables dans le même temps, on s’interroge: mais que font les économistes? Ils étudient notamment les crises qui ont marqué l’Histoire pour éviter de répéter les erreurs les plus lourdes de conséquences, pour limiter les dépressions ou en sortir rapidement.
Philippe Bacchetta, professeur au Département d’économétrie et d’économie politique de la Faculté des hautes études commerciales de l’Université de Lausanne (UNIL), fait partie de ceux qui s’attellent à cette tâche.
Il a d’ailleurs reçu 2 millions d’euros de l’Union européenne, plus exactement du Conseil européen de la recherche, pour se pencher sur les crises financières passées et analyser leurs effets sur d’autres paramètres très sensibles tels que la consommation, la production ou l’emploi. Baptisée LIQRISK, cette recherche se propose notamment de creuser le lien entre le risque, ou les périodes de haute volatilité, et l’assèchement des liquidités, lequel peut, comme on l’a vu, provoquer des crises financières sévères.
Dans la théorie économique classique, les valeurs peuvent fluctuer brutalement pour des raisons psychologiques: soudain, les agents économiques perdent confiance et suréagissent massivement, créant une sorte de prophétie auto-accomplie. Le modèle que se propose de vérifier le professeur Philippe Bacchetta repose lui sur l’hypothèse d’une alternance de périodes de haute et de basse volatilité.
Cela, comme d’autres recherches, permettra-t-il d’éviter une prochaine crise? «Non, certainement pas, répond Philippe Bacchetta. Prévoir les crises et surtout le moment de leur éclatement reste pour l’instant très aléatoire.»
Les prophéties de «Monsieur Catastrophe»
Presque personne en effet n’a vu venir la crise qui a éclaté en 2007-2008, à quelques exceptions notables, comme celle de Nouriel Roubini par exemple. Cet économiste né à Istanbul dans une famille de juifs iraniens a mené toute sa carrière aux Etats-Unis – il enseigne à New York. Surnommé «Monsieur Catastrophe» par ses collègues, il a décrit longtemps avant qu’il n’arrive le désastre des prêts hypothécaires pourris et de ses conséquences tragiques pour l’industrie de la finance, puis pour toute l’économie.
Certes, à force d’annoncer le pire, comme c’est souvent son cas, il finit forcément par avoir un jour raison. Mais au sortir de la crise financière, il a insisté sur le fait que le monde allait connaître une rechute, et que nous étions dans une situation en W, soit que nous allions vivre un semblant de reprise avant de replonger – c’est ce que nous vivons en Europe avec la crise de la dette. Et les économistes ne semblaient de loin pas tous d’accord avec lui, puisque le débat voyait se mêler les hypothèses en V, L, U…
A quoi ça sert d’étudier les crises d’hier?
Alors, étudier les catastrophes d’hier, si, au final, les spécialistes ne sont pas d’accord entre eux, est-ce bien sensé? Autrement dit, peut-on vraiment apprendre quelque chose d’utile pour le futur de certains désastres passés? «Oui, définitivement, répond Philippe Bacchetta. C’est d’ailleurs amusant que vous mentionniez Nouriel Roubini, parce que nous avons fait notre thèse sous la direction du même professeur. C’est quelqu’un qui a donc étudié les crises passées, et sur le W, il avait parfaitement raison. C’est d’ailleurs une vision qui faisait consensus parmi les spécialistes: nous étions tous d’accord pour dire que ce n’était pas fini, que la seconde secousse serait forte, et durerait longtemps – jusqu’en 2013 je pense.»
Connaître les crises financières, notamment celles du XXe siècle, et la façon dont elles ont évolué comme les conséquences qu’elles ont eues, ainsi que les effets produits par les décisions prises sur le moment «a notamment permis à la Banque centrale américaine, la Fed, de réagir de manière rapide et adéquate en 2008, continue Philippe Bacchetta. Les tragiques erreurs qui avaient été commises en 1929 ont été évitées et grâce à ce savoir, les aspects purement financiers ont été très vite résolus. Nous n’avons pas eu à revivre une Grande Dépression, le chômage massif qui en a résulté, et bien d’autres éléments désastreux.»
Son collègue à la Faculté des hautes études commerciales, Michael Rockinger, professeur au Département de finance, abonde dans ce sens: «Le problème a été vite cerné, et tous les économistes étaient d’accord sur les mesures à prendre. La connaissance tirée du passé a été déterminante pour prendre les bonnes décisions, par exemple retirer les actifs toxiques du bilan des banques et les traiter en entités séparées.»
Tout le monde s’est dit «ok c’est fini»
Restent par contre les suites de la crise purement financière, dont nous vivons aujourd’hui les développements en Europe. «On savait depuis 2008 qu’un travail important d’assainissement, notamment du secteur bancaire, était nécessaire en Europe, mais il n’a jamais été fait», déplore Philippe Bacchetta.
Un certain nombre d’autres répercussions étaient attendues par les spécialistes, parce qu’elles surviennent systématiquement dans ce type de contexte. On a déjà mentionné une baisse durable, longue de plusieurs années, de la croissance dans tous les pays touchés, on peut y ajouter en toute logique une baisse des revenus pour ces mêmes Etats, une baisse elle aussi durable des prix de l’immobilier (on a vu la bulle exploser en Espagne), et une augmentation massive de la dette publique – de l’ordre de 90% dans les trois ans qui suivent.
Des effets inévitables auxquels il aurait également été possible de trouver, comme pour la crise financière, des solutions adéquates. «Mais comme la crise financière a été résolue de façon très rapide et suivie d’un semblant de reprise, tout le monde s’est dit “ok c’est fini”, et on n’a plus voulu écouter les économistes qui mentionnaient ces ennuis à venir», souligne Philippe Bacchetta.
La lenteur des réactions européennes
Miser sur une reprise rapide, comme l’ont fait certains gouvernements, était donc clairement une erreur, de même que de compter sur des rentrées fiscales importantes et continues pour financer des plans de relance. «Toute la problématique de la dette publique était parfaitement prévisible, mais elle n’a pas été anticipée correctement», note Philippe Bacchetta, qui déplore en outre «la lenteur des réactions européennes. En 2009 déjà, il était évident qu’il faudrait restructurer la dette grecque, dont le PIB est dérisoire à l’échelle de l’Union européenne – d’un point de vue purement économique, ce n’était donc pas très compliqué à résoudre, et cela fait partie des processus que nous savons parfaitement mener.»
Si les choses traînent, c’est en partie pour des raisons idéologiques: «Il y avait consensus quant à la manière adéquate de réagir à la crise des subprimes, rappelle Michael Rockinger, mais pas sur la zone euro. Dans quelle mesure laisser les Etats et les établissements en difficulté se débrouiller seuls? La réponse dépend du courant dans lequel vous vous inscrivez – les néolibéraux n’ont évidemment pas la même que des économistes à la fibre plus sociale.»
Reste que dans le cas de la crise européenne toujours, bien des gouvernements n’ont pas suivi les recommandations des spécialistes, même quand ils étaient unanimes, ou après bien trop de tergiversations. «Ce qui montre bien que parfois, les scientifiques ont une réponse qui fait consensus dans la communauté – mais les décisions relèvent de la sphère politique, et ne sont pas forcément prises ou appliquées, nuance Philippe Bacchetta. Ce qui explique la perception qu’a parfois l’opinion publique de l’économie comme une science qui ne débouche pas sur des solutions, mais seulement sur des options.»
Les plans d’austérité ou la politique fiscale sont typiquement des domaines dans lesquels les politiciens pensent plus à la réaction de leur électorat qu’à la science des économistes. Entre méconnaissance du domaine et agenda politique, notamment lorsque des élections sont prévues, les gouvernements ont contribué à aggraver la situation: «Sur l’essentiel des décisions à prendre et des erreurs à ne pas commettre, une analyse des crises passées et de la situation de chaque pays donnait les outils pour faire beaucoup mieux», insiste Philippe Bacchetta.
L’exemple des Etats-Unis de 1783
Pour comprendre ce que vit l’Europe et mettre en évidence les enjeux, Michael Rockinger ne se cantonne pas uniquement à l’actualité, mais se plaît lui aussi à plonger dans l’Histoire. Il utilise notamment l’exemple des Etats-Unis d’avant l’unification, soit d’avant 1783, époque où chaque Etat était politiquement indépendant et où certains étaient, comme nombre d’Etats européens aujourd’hui, très fortement endettés. «La solution est passée par un gouvernement joint qui a pu émettre des obligations – la contrepartie a été la création d’un système fédéral, raconte le professeur de l’UNIL. Cette situation historique est intéressante dans la perspective des Eurobonds: les pays du Sud ont envie d’être sauvés, mais pour ceux du Nord, quelle est la contrepartie? La Virginie par exemple n’était pas endettée – eh bien, en échange de sa solidarité sur le plan financier, elle a reçu la Capitale, établie à Washington. En créant une union politique forte, les Etats-Unis ont en outre aussi créé un système d’examinateurs fiscaux qui a eu la tâche de vérifier qu’il n’y ait pas de mensonges sur les recettes et que les mêmes règles étaient appliquées à tous. Est-ce qu’on peut imaginer quelque chose de comparable en Europe?» Même si on est encore loin d’un contrôle systématique, on notera que les mentalités évoluent dans ce sens: il y a un an encore, toute le monde voyait l’arrivée d’experts extérieurs comme une ingérence insupportable dans la souveraineté d’un Etat – les Grecs ont pourtant finalement dû ouvrir tout récemment leurs portes à des experts envoyés par l’Union européenne…
Les répercussions inattendues de la crise
Mais pour Michael Rockinger comme pour Philippe Bacchetta, la crise aura eu cela de positif qu’elle aura éveillé l’intérêt de leurs étudiants pour leur domaine d’enseignement et de recherche. Avant 2008, il était plus difficile de les passionner pour l’étude des crises passées – tout cela semblait lointain et désincarné. Alors que depuis quatre ans, les points abordés en cours peuvent tous les jours être mis en relation avec ce qui se passe en Europe et dans le monde.
Michael Rockinger explique ainsi avoir complètement remanié son cours pour y établir des parallèles avec l’actualité et y intégrer les exemples les plus récents. Il s’amuse d’ailleurs de voir les étudiants très attentifs lors de ses cours: «Tout le monde trouve tout ce que je dis soudainement très passionnant!»