Pour fêter la fin de la publication des Œuvres complètes de Ramuz, Daniel Maggetti et Stéphane Pétermann signent un magnifique album de photos, en grande partie inédites, de l’écrivain. Une façon aussi heureuse que pertinente d’écailler un peu l’image sévère et monolithique qui s’est imposée dans l’espace public.
«Il n’y a pas de révélation tonitruante, ce n’était du reste pas notre but. Mais ce livre nuance, humanise. Il permet de voir de manière plus précise quel grand effort Ramuz a fait toute sa vie pour se bâtir tel qu’il est devenu», tient à préciser d’emblée le professeur Daniel Maggetti, coauteur avec
le responsable de recherche Stéphane Pétermann, du bel ouvrage illustré Vies de C. F. Ramuz, contenant des dizaines de photos inédites du grand écrivain, ainsi que de riches témoignages de son travail.
Là est bien le cœur de cet ouvrage, superbe par ailleurs dans sa forme et sa plastique. La confrontation entre l’iconographie classique de Ramuz (à la posture rigide, austère, et au regard perçant) et ces nouvelles images (souvent prises de manière spontanée, dans le cadre familial ou du moins privé, c’est-à-dire sans que l’intéressé en soit conscient) dévoile avec force ce travail de mise en scène constant. «Ramuz prend volontiers la pose», poursuit Daniel Maggetti, directeur du Centre de recherches sur les lettres romandes. «Il est très conscient de son image, qu’il a construite, façonnée. Il a tellement bien réussi que celle-ci a fini par faire corps avec la manière dont on l’a perçu.» Et d’émettre que ce phénomène explique notamment pourquoi, dans la génération qui l’a suivi, il y a eu tant de réticences face à cette figure: «Ramuz était un auteur admiré, mais aussi écrasant. Pour faire simple: on n’éprouvait pas vraiment de sympathie à son égard…»
Ramuz l’écrivain un brin hautain a ainsi évincé Charles Ferdinand, «l’étudiant lausannois qui a suivi une éducation religieuse et fait des études de Lettres, le fils d’épicier qui s’est marié sur le tard, dont le frère, la sœur, et jusqu’à la femme et l’enfant, sont à peine mentionnés dans une production pourtant foisonnante, et dont la part autobiographique est loin d’être insignifiante», écrivent les auteurs. Le discours et l’imagerie officiels ignorent la présence d’une «mère prévenante», «l’attachement d’une petite sœur choyée», «l’épouse attentive aux soucis domestiques», la «fille qui est une perpétuelle source d’inquiétudes», le «petit-fils qui émerveille son grand-père».
Qui savait que C. F. Ramuz tenait les comptes du ménage et rédigeait lui-même les avis pour trouver du personnel de maison? Qui s’imagine l’homme exprimant sans détour sa tendresse aux siens? En découvrant, au travers de ces photographies, ces nouvelles facettes pleines d’humanité, on s’interroge: se serait-on trompé sur sa personne? «On ne peut pas l’affirmer», répond Stéphane Pétermann, «mais certains aspects ont été passés sous silence. Volontairement ou pas, d’ailleurs.» Le spécialiste veut préciser d’abord que la recherche, dans les années 50-60, ne prenait pas les mêmes voies que maintenant. On ne s’intéressait que peu à la perspective sociohistorique, de même qu’il faudra attendre les années 70-80 pour que certaines interprétations psychologiques soient avancées.
Si l’imagerie de l’artiste solitaire dévoué à son œuvre est fidèle à la biographie, on a préféré en rester là, en se contentant de la représentation de l’écrivain génial, enfermé dans son monde et qui doit tout à son formidable talent. La réalité est évidemment plus complexe. Mais voilà, après sa mort, Ramuz était également devenu un objet de célébration. Il s’agissait de rendre hommage à cet artiste exceptionnel, d’en tirer aussi une véritable fierté patriotique. «Et montrer que c’était un génie impliquait qu’on ignore un certain nombre de choses», poursuit le responsable de recherche. «Comme on souhaitait établir qu’il s’était créé tout seul, s’était fait “contre”, “en dépit” de son milieu, il ne fallait surtout pas s’intéresser à ce dernier, ni s’intéresser à ses relations.»
Un homme d’affaires
L’album n’entend pas pour autant minimiser l’idée de l’investissement quasi absolu de l’auteur dans son art. «Quand on regarde les manuscrits (beaucoup sont ceux qui sont montrés dans l’ouvrage, ndlr), on perçoit la puissance et la constance du travail de l’auteur», relève, admiratif, Daniel Maggetti. Les documents trouvés dans les archives rompent néanmoins avec la mythologie de l’artiste inspiré qui néglige tout le reste, et surtout les côtés pratiques. «Ramuz, c’était aussi un homme d’affaires», pose le spécialiste. «Il est très habile, il sait fort bien négocier ses contrats, il a des stratégies éditoriales parfaitement en place, il est excellent dans le domaine de la publicité aussi. C’est un professionnel, et en tant que vrai professionnel, il a appris de l’intérieur tous les rouages de l’édition, au-delà de la seule création.» Peut-on dire alors que Ramuz gérait une véritable entreprise? «Oui, mais il ne tenait pas à ce que cela se perçoive publiquement», énonce Stéphane Pétermann. «C’était une époque où on ne parlait pas beaucoup d’argent, il y avait une pudeur par rapport aux réalités matérielles et financières. Mais pour reprendre la terminologie actuelle: oui, Ramuz savait “placer ses produits”…» Dans l’histoire littéraire, d’alors et de maintenant, nous précise-t-il, Ramuz est d’ailleurs, sur ce plan, un cas de figure assez unique: il ne vit que de sa plume d’écrivain, sans se charger de travaux alimentaires, comme des articles ou des traductions. Dans les années 20, alors qu’il se retrouve sans débouchés, Ramuz décide carrément de s’autoéditer; il fait tout lui-même, s’occupe de trouver une imprimerie, œuvre au travail de promotion et assure directement l’envoi et le placement de ses textes dans des revues.
Il n’avait pas le choix. «Il y avait là des enjeux immédiats très importants, expose le chercheur. A partir du moment où Ramuz a choisi de vivre de sa plume, il lui fallait constamment trouver de nouvelles sources de revenu pour assumer ses responsabilités. Avec l’âge, la guerre et la maladie, cela deviendra même un vrai souci, voire une obsession.» Et puis d’oser: «Pour lui, c’était aussi une affaire d’orgueil: il était hors de question de faire autre chose que d’écrire!»
Un éternel angoissé
Daniel Maggetti tient à relativiser les soucis financiers de l’écrivain. «Ramuz était angoissé, il avait toujours peur de manquer, mais il n’a jamais été pauvre, contrairement à ce que veut une certaine mythologie. Il n’était pas riche, mais a toujours pu vivre confortablement une “bonne vie bourgeoise”. S’il a toujours réellement eu peur de manquer, c’était essentiellement dû à son caractère.»
Stéphane Pétermann revient sur la construction de ce moi social. Si Ramuz a mis tant d’effort dans la fabrication d’une image publique aussi travaillée qu’épurée, ce n’est pas tant par un obscur ou mauvais désir de séduction que par «souci de bien faire»: «Il ne voulait donner que le meilleur de lui-même», estime le spécialiste. «Ramuz est un éternel angoissé», renchérit Daniel Maggetti. «Sa volonté de maîtrise révèle une faille profonde. C’est un inquiet qui trouve dans cette structure – on le voit aussi dans son travail – une forme de sécurité. Il aime ce côté très ordonné, avoir un cadre clair dans lequel il peut se tenir et entièrement se projeter.»
A ce cadre, Ramuz se tiendra très longtemps. Jusqu’à ce que l’âge, la maladie, sa condition humaine, d’homme fait de sang et de chair – tout ce qu’il avait voulu fuir – le rattrapent. «A ce moment-là, Ramuz a l’impression que tout s’effondre», souligne Daniel Maggetti, avant d’évoquer l’épisode d’un de ses premiers ennuis de santé: Ramuz tombe dans le jardin, et son premier réflexe est de ne surtout pas appeler à l’aide, de se relever au plus vite et d’aller se cacher dans sa maison. L’idée qu’on puisse le voir perdre la maîtrise de lui-même lui était tout simplement insupportable. «Un épisode très révélateur», pour le professeur, et qui «témoigne d’un souci constant».
On n’a souvent pas vu, ou pas voulu voir, cet aspect de l’écrivain vaudois: Ramuz est un homme fondamentalement pessimiste, hanté par le tragique de nos conditions humaines. «Dans la production de Ramuz, on a privilégié la part de célébration», relève Daniel Maggetti. Les grands textes rendant hommage à la nature, au vignoble, à la beauté de la création. «Ramuz avait très bien compris que l’imagerie paysanne était plus appréciée, qu’elle lui assurait le succès», relate Daniel Maggetti. «Il écrivait d’ailleurs de tels romans plutôt rapidement et sans peine. Mais quand il veut dire des choses plus douloureuses, c’est autrement ardu. Il peut travailler sur un manuscrit pendant plus de vingt-cinq ans (par exemple pour Posés les uns à côté des autres, ndlr)! Et ses vraies préoccupations sont là, dans des questionnements de nature plutôt philosophique, mais incompatibles avec le roman à succès.»
«Cela apparaît de manière bien plus prégnante encore dans les inédits, enchaîne Stéphane Pétermann, qui dévoilent une vision extrêmement noire de l’existence, voire un pessimisme absolu.» Pour le chercheur, là réside d’ailleurs certainement la raison qui a poussé Ramuz à ne pas publier ces textes de son vivant…
Volontés posthumes
A cet instant, on ne peut que se demander ce que lui, Ramuz, aussi pudique que rigide dans le contrôle de son image, aurait pensé de cette publication. Mais également de celle des inédits repris dans les Œuvres complètes. Les auteurs avancent un constat… difficilement contestable: «Il a tout gardé.» Si l’idée communément admise est que l’écrivain passait beaucoup de temps à brûler ses manuscrits, il n’en est rien. «Les seules choses qu’il a mises au feu sont les lettres entre lui et sa mère, dont une dizaine ont été conservées», précise Stéphane Pétermann. Mais ne dit-il pas dans son Journal qu’il brûle des papiers avec une réelle jubilation? S’il l’a fait, cela n’a touché que des projets tout juste amorcés: «Dès qu’un projet avait réellement démarré, assure le chercheur, Ramuz gardait toutes ses ébauches soigneusement. Il a d’ailleurs pu en recycler certaines à plus de trente ans de distance…»
Daniel Maggetti l’admet, «Ramuz n’a laissé aucune indication à ce sujet», mais dans cet archivage si complet et organisé, le professeur ne peut voir qu’«un geste significatif en soi», à savoir l’expression d’une volonté que ces écrits demeurent et survivent à leur auteur. En tous les cas, pour Stéphane Pétermann, l’homme «ne pouvait ignorer que cette masse d’archives serait découverte, lue et mise en valeur, d’une manière ou d’une autre».
Le parti pris des auteurs, celui de donner à voir l’écrivain, en renouvelant l’iconographie classique ou plutôt en la confrontant avec de nouveaux documents, apparaît une bien belle manière de réinterroger une figure trop longtemps figée par les clichés et les stéréotypes. Cet album offre surtout la possibilité à tout un chacun de se forger sa propre compréhension du personnage – au-delà des limites du langage, et par le seul regard. Une impression de l’ordre de l’intime et de la sensation, comme une vraie rencontre.
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