Bonne nouvelle, les réunions peuvent être utiles

Les séances sont souvent perçues comme des fléaux dans les organisations. Mais il est possible de les rendre plus efficaces. La professeure Stéphanie Missonier propose quelques solutions, grâce à la recherche et à des outils simples d’utilisation.

Illustration de Jehan Khodl

Comment survivre à une réunion interminable, où l’on ne se sent pas à sa place? Certains dessinent des îles désertes, des bonshommes ou des petits carrés sur un bloc quadrillé, d’autres répondent à leur courrier électronique ou font semblant de suivre tout en rêvant au prochain week-end.

Directrice du Département des systèmes d’information à la Faculté des hautes études commerciales, Stéphanie Missonier s’intéresse depuis longtemps aux séances, un sujet assez peu glamour. «Nous pensons avec raison que les meetings tuent les organisations. Pourtant, sans eux, rien ne se fait non plus», explique la professeure. Lors de sa thèse, soutenue en 2008, la chercheuse a examiné les raisons pour lesquelles certains grands projets informatiques échouaient. «Ces ratages possédaient un point commun: la manière dont les collaborateurs travaillaient ensemble et le type d’interaction qu’ils avaient développé.» Son constat? Le cœur de la gestion de projets se joue dans les séances, durant lesquelles se construit un élément indispensable à la réussite, le «socle commun» ou common ground en version anglaise.

Dans un article paru en 2014, Stéphanie Missonier et ses co-auteurs Stefano Mastrogiacomo et Riccardo Bonazzi détaillent cette notion. Il s’agit de l’ensemble des connaissances, des croyances et des suppositions que des collègues croient partager. Loin d’être triviale, cette définition implique que chacun des participants à un projet puisse donner une réponse à «Est-ce que je sais ce que les autres savent? Est-ce que les autres savent ce que je sais?» Comme le résume la professeure, «le common ground constitue l’ADN de la gestion de projet», une discipline qu’elle enseigne à ses étudiants de bachelor et de master.

Petit à petit, le malentendu fait son nid

Dans les entreprises ou les administrations, les projets ne se déroulent pas toujours paisiblement. Le moins observateur d’entre nous a déjà constaté des «surprises de coordination», c’est-à-dire l’un de ces moments étranges où des collègues se rendent compte qu’ils possèdent des lectures différentes d’un même sujet, ce qui entraîne des retards et des tensions dans les équipes. Or, ces événements n’arrivent pas d’un coup. Comme dans le cas des séismes, ils résultent de glissements souterrains passés inaperçus. En l’occurrence, il s’agit de «ruptures du socle commun».

Cela arrive par exemple quand chacun fait des présuppositions sans s’en rendre compte. Stéphanie Missonier prend l’exemple tout bête d’un couple dans lequel chacun imagine que l’autre va faire les courses en sortant du travail. Dans ce cas, «chaque partenaire pense savoir ce que l’autre sait», explique la chercheuse. Cette rupture du socle commun engendre, le soir venu, une surprise de coordination. Et, probablement, une mini-dispute suivie d’une sortie au restaurant.

«Les séances existent justement pour mettre au jour les ruptures du socle commun, indique Stéphanie Missonier. Même quand on pense que tout le monde est bien informé de l’état d’un projet, il est utile de verbaliser clairement.»

Stéphanie Missonier. Professeure, directrice du Département des systèmes d’information (Faculté des hautes études commerciales).
Nicole Chuard © UNIL

Une carte pour ne pas se perdre

Afin d’aider les responsables de projets à anticiper ces accidents, un tableau visuel a été développé: la Team Alignment Map (voir l’illustration ci-dessous). Fruit d’allers-retours entre la recherche et de nombreux tests dans des organisations privées et publiques, cet outil s’appuie sur les recherches du psycholinguiste Herbert Clark, de l’Université de Stanford.

Ce dernier s’est intéressé en détail aux conversations entre humains. Imaginez que vous souhaitiez aller au cinéma jeudi prochain avec une connaissance. Pour que cette soirée se passe bien, un certain nombre de prérequis communs s’avèrent nécessaires: avoir identifié que l’on souhaite tous les deux voir le même film, avoir la possibilité de s’y rendre (la capacité), vouloir y aller et avoir suffisamment confiance en l’autre pour être sûr de s’y retrouver. Les quatre termes en italique qui précédent ont été malaxés par les chercheurs pour devenir les quatre colonnes (ou variables) de la Team Alignment Map.

Dans son bureau, au rez-de-chaussée du bâtiment Internef, Stéphanie Missonier possède une version géante et murale de cet outil visuel, construit de manière itérative à la suite d’expériences menées dans plusieurs organisations (lire l’encadré ci-dessous). L’outil s’utilise avec des posts-it que chacun est invité à remplir et à coller sur la carte, en séance, sous la houlette du responsable de projet.

La première colonne contient les Objectifs communs. Chaque participant, en ses propres termes, indique sa propre identification et compréhension du ou des objectifs que l’équipe est censée atteindre pour un projet ou une mission prédéfinie. La deuxième colonne affiche les Engagements, c’est-à-dire ce que chacun des collaborateurs s’engage à accomplir en lien avec les objectifs. La troisième colonne contient les Ressources communes. Cette notion permet à chaque participant de réfléchir et d’identifier leurs possibles ressources manquantes pour accomplir les objectifs affichés. Cela peut être: le manque de temps disponible, les compétences que l’on peut mobiliser (ou pas), le budget, l’accès aux services nécessaires, etc. Enfin, la dernière partie met au jour les Risques pour le projet. «Les collaborateurs répondent ici à la question suivante: qu’est-ce qui pourrait mettre le projet en danger? Qu’est-ce qui pourrait entraver l’atteinte des objectifs?», explique Stéphanie Missonier. Cela peut être un concurrent qui travaille sur un produit similaire, l’absence de soutien de la hiérarchie, d’autres tâches urgentes qui interfèrent, etc.

Le mouvement qui consiste à remplir collectivement la Team Alignment Map, de gauche à droite, a été baptisée Forward pass par les chercheurs. Comme les ennuis se situent plutôt dans les colonnes Ressources et Risques, le but consiste alors à enlever progressivement les post-it qui s’y trouvent, de droite à gauche.

Le tabou des risques

Voilà pour la théorie. En pratique, «les consultants qui forment les organisations à l’utilisation de notre outil en Suisse nous rapportent que la colonne Risques cause quelques difficultés, note Stéphanie Missonier. En effet, culturellement, nous ne sommes pas habitués à étaler ce qui peut faire capoter un projet au grand jour.» Pourtant, cette analyse pré-mortem est nécessaire, et permet le plus tôt possible de ne pas lancer le projet ou de complètement le reconfigurer si les dangers sont trop grands! «Souvent, cette étape préalable est négligée. Les collaborateurs se mettent au travail et c’est ensuite que les problèmes surgissent», ajoute la professeure. Or, et c’est le paradoxe de la gestion de projet, plus ce dernier avance, moins la marge de manœuvre est grande.

Tout comme les autres concepteurs de la Team Alignment Map, Stéphanie Missonier n’est pas psychologue. Toutefois, l’implémentation de leur création dans les organisations touche rapidement à la culture d’entreprise et au type de management. «?Notre outil ne peut évidemment pas tout faire. Dans certains environnements dits “toxiques”, le simple fait de rendre les choses explicites et visuelles n’est pas possible. Si les collaborateurs n’osent pas dire, en séance, qu’ils manquent de ressources, d’autonomie ou de compétences, c’est gênant.»

Pour que la situation se débloque, une notion nouvelle entre en jeu: la sécurité psychologique (ou psychological safety en V.O.). Elle a été développée par Amy Edmondson, une professeure à la Harvard Business School qui a étudié les différences qui existent entre les équipes qui fonctionnent… et les autres, dans de grandes entreprises. Cette confiance existe dans «un groupe dans lequel les participants peuvent s’exprimer sans peur et poser les problèmes sur la table, devant les cadres», résume Stéphanie Missonier. Lorsqu’elle est absente, les collaborateurs font semblant d’avoir les connaissances nécessaires pour ne pas se mettre en difficulté, ce qui crée inévitablement des surprises de coordination. «Bien sûr, certains projets réussissent en l’absence de psychological safety, mais c’est au détriment de l’équipe et souvent du chef de projet, qui y a laissé ses nerfs.»

Si simple, et pourtant…

En discutant avec Stéphanie Missonier, on est rapidement convaincu que la Team Alignment Map rend les réunions efficaces et utiles. Aujourd’hui, cet outil est utilisé dans de nombreuses organisations en Suisse.
Malgré son apparente innocence, il implique un changement culturel dans le management, qui doit sortir d’une attitude de contrôle et laisser les collaborateurs exprimer ouvertement les risques ou les manques de ressources, mais également les aspects plus positifs, sous les néons des salles de réunion. Son utilisation donne des indices sur l’ambiance qui règne dans les bureaux, ce qui n’est pas toujours plaisant. Mais in fine, la disparition des séances inutiles, qui minent à coup sûr les collaborateurs, mérite bien une remise en question.

À lire:

1. A Design Theory for Visual Inquiry Tools. Par Hazbi Avdiji, Dina Elikan, Stéphanie Missonier et Yves Pigneur. Journal of the Association for Information Systems (in press). aisel.aisnet.org/jais
2. Talk Before It’s Too Late : Reconsidering the Role of Conversation in Information Systems Project Management. Par Stefano Mastrogiacomo, Stéphanie Missonier et Riccardo Bonazzi. Journal of Management Information Systems, (31, 2014).

La Team Alignment Map rend les lancements de projets et
les réunions efficaces (unil.ch/vcl/team-alignment-map).
Illustration Jehan Khodl

De la recherche au terrain, et retour

La conception de la Team Alignment Map est narrée dans un article paru cette année (référence ci-dessus). Cet outil a été concocté depuis 2010 à la Faculté des hautes études commerciales par Stéphanie Missonier et ses collègues Stefano Mastrogiacomo et Hazbi Avdiji (tous trois anciens collaborateurs de la Faculté).

La carte fait part d’une nouvelle famille d’outils en pleine croissance (les visual inquiry tools), dans laquelle se trouve le Business Model Canvas d’Yves Pigneur (professeur à la Faculté des hautes études commerciales) et Alex Osterwalder. Ces outils collaboratifs aident les collaborateurs à se saisir des problèmes mal définis, dans un contexte d’incertitude. Si la Team Alignement Map en elle-même se trouve en libre-accès sur le Net (teamalignment.co), son implémentation est assurée et encadrée par plusieurs consultants, dont Stefano Mastrogiacomo.

«La Team Alignment Map a beaucoup évolué au fil du temps, se rappelle Stéphanie Missonier. Au début par exemple, nous avions développé une petite carte, appelée Coopilot, qui était seulement destinée au responsable de projet. Coopilot l’aidait à diagnostiquer le niveau de socle commun des participants à la réunion, selon sa perception.» Plus tard, l’outil est devenu plus complexe, avec l’application Coopilot pour smartphones. Chaque membre de l’équipe pouvait voter, de manière anonyme ou non, sur sa compréhension du projet. L’idée de créer un outil collaboratif visuel qui aide chaque membre de l’équipe à remplir et expliciter leur niveau de common ground sur le projet a émergé plus tard.

Ces itérations ne sont pas tombées du ciel. Les chercheurs ont testé leur outil pour de vrai, dans différentes organisations en Suisse. «Nous avons eu près de 200 demandes!», note la professeure. Les données collectées et les retours d’expérience ont permis d’améliorer la carte et la manière de l’utiliser, par étapes.

Aujourd’hui, dans leurs recherches, Stéphanie Missonier ainsi que Yves Pigneur, Dina Elikan et Hazbi Avdiji s’intéressent particulièrement au design de ces nouveaux outils visuels (unil.ch/vcl). Plus particulièrement, la professeure et ses deux doctorantes se penchent sur les problématiques d’innovation impliquant la collaboration. Leurs recherches visent à développer des approches et outils pour aider à innover dans les grandes organisations en abordant les tensions entre exploitation et exploration dans les départements IT et en se focalisant sur les innovations développées par les employés dans les organisations, ce que l’on appelle l’intrapreneuriat.

Comment ne pas rater une séance

1. C’est comme en cuisine, la préparation fait tout. Les éléments qui relèvent de l’information générale, ainsi qu’un ordre du jour, sont fournis à l’avance aux participants. Ces derniers arrivent avec les connaissances nécessaires autour de la table. Cela demande du travail de la part des organisateurs mais fait gagner un temps considérable et renforce le socle commun.

2. Inviter les bonnes personnes. Des collaborateurs qui estiment n’avoir rien à faire dans le meeting vont rapidement allumer leur ordinateur pour trier leur courrier ou commander des chaussures en ligne. Leur ennui visible va démotiver leurs voisins de chaise.

3. Au-delà de 60 à 90 minutes, ce n’est plus une séance mais de la torture. Ou alors il s’agit d’un brainstorming, conçu de manière plus vivante.

4. Éviter les apartés, du genre «Mais oui, je t’ai envoyé un mail à ce sujet.» C’est un excellent moyen de créer des niveaux d’informations différents entre les participants, donc des ruptures de socle commun.

5. La prise de procès-verbaux est utile, même si cette démarche n’est pas suffisante puisque tout le monde ne les lit pas. Les cinq dernières minutes de la séance peuvent servir à récapituler les décisions prises, afin d’éviter le classique «bon, on fait comme on a dit» qui ne débouche sur rien.

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