Anciennes mines de Baulmes, dans le nord Vaudois. Dans la nuit du 22 au 23 juin 2016, des biologistes du Département d’écologie et évolution capturent puis libèrent quarante chauves-souris. Depuis quinze ans, ils étudient, en collaboration avec le Musée cantonal de zoologie, la manière dont les populations de chiroptères varient et évoluent. Reportage.
« Incroyable, c’est une femelle… en plus, elle est gestante », lance Laura Clément en extirpant délicatement le minioptère de Schreibers du filet dressé à l’entrée de la grotte. Ses collègues du Département d’écologie et évolution s’aglutinent autour d’elle. « C’est du jamais vu dans ces grottes. Cette espèce méditerranéenne se s’est jamais reproduite en Suisse », explique Philippe Christe, professeur associé. L’animal, peu farouche, se laisse choyer. Son ventre arrondi ne trompe pas.
Depuis quinze ans, des biologistes de l’UNIL explorent les anciennes mines de Baulmes, au pied du Jura, pour étudier les chauves-souris. Les 17 kilomètres de galeries recèlent plusieurs microclimats que les chiroptères affectionnent tout particulièrement. Parmi les 30 espèces connues en Suisse, 16 ont déjà été repertoriées ici.
Chasse aux parasites
« Avec sa face aplatie on dirait un mini-bouledogue », plaisante Philippe Christe en inspectant le petit mammifère volant. Les scientifiques commencent par peser l’animal (15,2 g) avant de mesurer la taille de son avant-bras (44,5 mm). Tout est soigneusement documenté : sexe, espèce… « Ce suivi donne une bonne idée de la manière dont les populations varient et évoluent au fil des ans. Il y a quelques années, la barbastelle était par exemple en danger d’extinction. La surveillance que nous assurons dans ces grottes a permis de montrer que la population réaugmentait. »
Le chercheur et son équipe s’intéressent aux parasites et à la relation qu’ils entretiennent avec leurs hôtes. Tamara Szentivanyi a repéré une petite mouche qui court à toute allure à travers le pelage du minioptère. Elle la saisit habilement à l’aide de pinces brucelles et la dépose dans un flacon rempli d’alcool. La biologiste effectue une thèse, codirigée par le Musée cantonal de zoologie et l’UNIL, sur ces petits parasites externes qui transmettent la malaria aux chauves-souris. « Les prélèvements effectués dépendent des expériences en cours », explique Laura Clément, également doctorante. L’année dernière, elle a par exemple récolté des échantillons de sang sur une trentaine de pipistrelles dans le but d’étudier les trypanosomes, des organismes unicellulaires qui parasitent la circulation sanguine des chiroptères. Philippe Christe déploie délicatement les ailes du mammifère. « Elle est bourrée de Spinturnix psi ! De petits acariens. »
Tous à la mine
Après quelques minutes, la femelle est relâchée. Nous l’observons s’envoler dans la nuit au-dessus de la campagne du nord Vaudois, son terrain de chasse. « Les chauves-souris vivant en Suisse sont insectivores. Elles se nourrissent de moustiques », indique le professeur. Sous nos pieds, en contre-bas, les dizaines de mètres d’éboulis témoignent du passé du lieu. Les mines et la carrière alimentaient une fabrique de chaux et de ciment jusqu’au milieu du XXe siècle. Pour grimper au camp de base, installé au bord de l’entrée centrale, la petite équipe a franchi ce tas de gravas quatre à quatre, les bras chargés de matériel. Mieux vaut avoir le pied sûr… et la tête solide. « Depuis 3-4 ans, nous nous aventurons moins à l’intérieur des mines car la voûte est hautement friable », explique Philippe Christe. Mais cette fois la curiosité et l’appel de la science sont trop forts.
La capture d’une femelle portante indique qu’une colonie de reproduction se trouve à proximité. Peut-être dans les grottes ? Ni une ni deux, une partie de l’équipe se met en route pour explorer cet impressionnant dédale d’anciennes galeries. Ça et là, de gros blocs de calcaire jonchent le sol. « Ils n’étaient pas là l’année dernière… » relève, songeur, Olivier Glaizot. Le conservateur du Musée cantonal de zoologie à Lausanne et Philippe Christe ont arpenté ces lieux un nombre incalculable de fois.
Tout en cheminant, les biologistes scrutent le plafond à la recherche d’une colonie de reproduction. Les chauves-souris s’accouplent en général à la fin de l’été. Puis les femelles conservent le sperme et s’autofécondent au printemps suivant. Elles se regroupent alors en colonie de reproduction et forment des sortes de grappes avec leurs congénères pour se tenir chaud et mener leur gestation à terme. Contrairement à la majorité des petits animaux, elles ne donnent naissance qu’à un petit par an et s’en occupent pendant plusieurs mois.
Dans les mailles du filet
Durant ces trois dernières années, le groupe a effectué un suivi à l’intérieur des grottes à l’aide d’appareils acoustiques qui enregistrent en continu les ultrasons émis par les chiroptères. « Cela nous a permis de constater que l’activité de certaines espèces était plus importante que prévu. Les données ne permettent pas d’indiquer le nombre d’animaux avec précision, mais quand, en août-septembre, au moment où les pipistrelles s’accouplent, vous avez 50’000 enregistrements en une nuit, vous pouvez en déduire qu’il y en a beaucoup ! » affirme Philippe Christe.
Après environ 45 minutes à sillonner les grottes, nous revenons bredouilles au camp de base. Laura Clément, restée sur place, annonce que deux grands murins ont été capturés. Bien plus gros que les minioptères, ils se différencient par leurs longues oreilles pointues. Les deux individus ne sont plus tout jeunes et n’ont presque plus de dents. « T’as vu toutes ces cicatrices sur les ailes, on dirait Scarface ! » L’animal nous dévisage, la gueule ouverte… « Il émet des ultrasons pour se repérer dans l’espace », explique Philippe Christe. Quelques minutes plus tard, c’est une seconde femelle minioptère portante qui vient buter dans les mailles du filet, puis une barbastelle. Plus la nuit avance, plus l’activité se fait intense.
00h15 : des dizaines de pipistrelles sont tombées dans les deux harp-traps installés au niveau de l’entrée supérieure. Soutenues par un cadre en acier d’environ 3 mètres de haut, trois rangées de fils en nylon tendus verticalement font obstacle au vol des chiroptères. « Les chauves-souris les percutent et tombent gentiment dans un bâche au pied de la structure. Nous pouvons ensuite tranquillement les recueillir », explique Pierre Perréaz, étudiant en master. Les pipistrelles sont placées dans de petits sacs en tissu en attendant d’être, tour à tour, échantillonnés. La première ne pèse que 4,8 grammes, soit à peine plus qu’une pièce de 1 franc ! Quelques minutes plus tard, ce sont 15 autres pipistrelles qui sont capturées. Les scientifiques sont sur le pied de guerre, ils pèsent, prélèvent des parasites et effectuent des mesures à tout va. Vers deux heures du matin, l’équipe plie bagages. La soirée aura été riche en surprises. Au total, quarante bêtes, de quatre espèces différentes, auront été observées.