Peur de mourir, de ne pas se réveiller ou au contraire de reprendre conscience pendant l’opération: l’anesthésie est encore souvent source d’angoisse. Pourtant, cet acte médical a considérablement évolué au cours des dernières décennies pour devenir très sûr.
Est-ce le fait d’être endormi pendant l’intervention et de ne pas pouvoir maîtriser la situation? Ou, pour les plus âgés, le mauvais souvenir de l’éther qu’ils devaient respirer au bloc opératoire? Ou encore ces histoires d’accidents d’anesthésie qui circulent toujours, bien qu’elles soient d’un autre temps? Quoi qu’il en soit, toutes les enquêtes d’opinion le montrent: l’anesthésie générale suscite de nombreuses craintes. Pourtant le risque, s’il n’est pas nul, est devenu très faible. Pratiqué aujourd’hui par des spécialistes ayant suivi une longue formation, cet acte médical «est devenu extrêmement sûr», souligne Patrick Schoettker, responsable de l’Anesthésie neurochirurgicale, ORL et Urgences au Service d’anesthésiologie du CHUV et privat-docent à l’UNIL.
L’anesthésie générale, qui s’impose notamment dans certains cas de chirurgie ouverte, a pour objectif d’éviter au patient de ressentir de la douleur pendant l’intervention, de l’endormir et de relâcher ses muscles afin de permettre au chirurgien de travailler. Il revient donc à l’anesthésiste de mener à bien ces trois tâches, mais aussi, en cas de besoin, «de faire de la réanimation», rappelle le spécialiste du CHUV.
Un calmant avant l’anesthésie
Dans la pratique, tout commence quelques jours avant l’opération, par la visite pré-anesthésique. «C’est à ce moment-là que nous établissons une stratégie en fonction de l’intervention prévue et de l’histoire médicale personnelle du patient», explique Patrick Schoettker. Ces rencontres préalables, aujourd’hui systématiques, ont largement contribué à augmenter la sécurité de l’anesthésie.
Arrive le jour J. Avant l’intervention, «nous administrons au patient un médicament qui le détend», précise le privat-docent. Cette pré-médication diminue son anxiété, mais «elle potentialise aussi les effets des médicaments qui seront administrés par la suite».
Le patient sous étroite surveillance
Une fois transférée en salle d’opération, la personne est équipée d’appareils qui permettront à l’anesthésiste de surveiller son état physiologique durant l’intervention. Les «standards minimaux de sécurité» imposent maintenant d’utiliser «un capteur de saturation de l’oxygène, qui mesure, à chaque battement du cœur, la quantité d’oxygène dans le sang; un appareil enregistrant l’électrocardiogramme qui permet de contrôler l’activité cardiaque et un dispositif qui mesure régulièrement la tension artérielle». Il est aussi possible, en collant des électrodes sur sa boîte crânienne, «de connaître la profondeur du sommeil du patient afin d’adapter le dosage des médicaments».
Hypnotiques, analgésiques et curares
L’anesthésie proprement dite commence par la pose d’un masque à oxygène et l’insertion d’un goutte-à-goutte qui servira à administrer les médicaments. Il s’agit de produits hypnotiques, comme le Propofol, qui plongent l’individu dans un sommeil profond et d’analgésiques puissants (des opiacés, dérivés de l’opium) qui suppriment la douleur. Mais aussi de curares, «ces produits que les Indiens d’Amérique mettaient au bout de leurs flèches, commente Patrick Schoettker. Ils provoquent une paralysie qui permet au chirurgien d’opérer sur un patient restant immobile pendant l’intervention.»
Les médicaments provoquent un arrêt de la respiration
Ces trois familles de médicaments ont pour effet d’entraîner un arrêt de la respiration. «C’est d’ailleurs l’un d’eux, le Propofol, qui a provoqué la mort de Michael Jackson, rappelle le médecin-anesthésiste. Le chanteur en a pris pour dormir, mais il en a consommé un peu trop et il a cessé de respirer. Et il n’y avait pas d’anesthésiste à côté de lui!» Il est donc nécessaire de ventiler artificiellement les patients, en les intubant, c’est-à-dire «en introduisant dans leur trachée un tube qui est connecté à un ventilateur».
Le geste est délicat et «il peut présenter un certain danger pour les personnes difficiles à intuber». Pour limiter les risques, le médecin du CHUV élabore actuellement un dispositif, évoquant un photomaton, qui vise à anticiper les difficultés (lire ci-dessous).
Parfois, il suffit d’endormir quelques nerfs
Il n’est en revanche pas forcément nécessaire d’être plongé dans un sommeil profond lorsque l’on subit une opération à la cheville ou à l’œil, par exemple. Dans ce cas, il suffit «d’endormir quelques nerfs ou un plexus (endroit où se rejoignent plusieurs racines nerveuses) situés dans la zone qui sera opérée, ou encore la moelle épinière». C’est ce que l’on nomme l’anesthésie loco-régionale, qui consiste à injecter un médicament au travers d’un cathéter.
«L’exemple le plus connu est la péridurale proposée aux femmes pendant l’accouchement.» Elle supprime la douleur ou la rend supportable, mais elle n’empêche pas la parturiente de faire le travail. En outre, «si une césarienne s’impose, il suffit d’augmenter la dose du médicament administré pour lui conférer un effet antalgique puissant», précise Patrick Schoettker.
La péridurale insensibilise le dos et la moelle épinière. C’est aussi le cas de la rachianesthésie, utilisée par exemple pour une intervention au genou. Dans ce cas, le produit anesthésique injecté dans le liquide céphalorachidien «crée une paralysie pharmacologique réversible». Dans d’autres circonstances, on peut se contenter d’insensibiliser spécifiquement un nerf qui innerve la zone opérée.
Les nouveaux médicaments agissent vite
Les anesthésies générales et loco-régionales peuvent être combinées. Lors de certaines interventions chirurgicales importantes, «avant d’endormir le patient, on met en place une péridurale qui permet de soulager la douleur durant l’opération, mais aussi pendant les jours suivant son réveil».
Les anesthésistes du CHUV, qui sont pionniers en ce domaine, ont aussi recours depuis quelques années à un nouveau type d’anesthésie, «par sédation éveillée», qui permet d’opérer à cerveau ouvert des patients qui sont éveillés (lire ci-dessous).
Cette nouvelle méthode a pu voir le jour grâce aux progrès réalisés dans le domaine des médicaments anesthésiques. Aujourd’hui, «ils agissent vite et s’éliminent vite». En outre, la palette des produits disponibles s’est diversifiée. Rien que dans le domaine des curares, «nous avons maintenant le choix entre sept types de substances qui permettent de paralyser les muscles en fonction des besoins de la chirurgie». Ce qui fait dire à Patrick Schoettker que «les anesthésistes sont devenus des pharmacologues ambulants» (ils interviennent en effet dans de multiples lieux, des services de soins intensifs aux urgences, en passant par les hélicoptères). Certains «anciens» anesthésiques restent cependant toujours utilisés. C’est le cas du gaz hilarant, le protoxyde d’azote, qui «est toujours employé, surtout chez les enfants. C’est un antalgique relativement efficace et il est légèrement euphorisant, ce qui peut être utile dans certaines situations.»
On surveille mieux les patients
Le développement de l’imagerie médicale a aussi bouleversé les pratiques des anesthésistes et le confort des patients. «Grâce aux ultrasons par exemple, on peut positionner de petits cathéters en regard de la cicatrice et administrer ainsi des médicaments qui calment la douleur localement. Cette technique peut être plus fine que la péridurale», constate le médecin.
La surveillance des patients durant l’intervention s’est, elle aussi, considérablement améliorée. «Dans les années 70-80, on ne mesurait pas la saturation en oxygène dans les blocs opératoires. Aujourd’hui, c’est obligatoire.» Les progrès technologiques et la miniaturisation aidant, les appareils de mesure de la pression artérielle sont devenus automatiques. «Nous avons même des cathéters qui peuvent être insérés dans certaines artères et qui mesurent la pression à chaque battement du cœur.»
Des effets secondaires
Certes, l’anesthésie générale s’accompagne encore parfois d’effets secondaires, les plus fréquents étant les nausées et les vomissements. «On sait que certains médicaments sont plus susceptibles que d’autres de provoquer ces symptômes, précise Patrick Schoettker. On choisit donc les substances en fonction du patient et de l’acte chirurgical qu’il va subir.»
Les médicaments administrés peuvent aussi provoquer des réactions allergiques pouvant être graves. C’est ce qui est arrivé à l’ancien ministre français Jean-Pierre Chevènement, qui s’est trouvé plongé dans le coma pendant huit jours à la suite d’une réaction allergique sévère lors d’une anesthésie. Certaines personnes peuvent par ailleurs faire une hyperthermie maligne, forte élévation de la température qui peut engager leur pronostic vital. «C’est l’une des complications les plus graves de l’anesthésie, mais elle est extrêmement rare.» Quant à l’intubation, elle peut engendrer des maux de gorge.
L’anesthésie loco-régionale n’est pas exempte d’effets indésirables. On peut en effet ressentir des décharges électriques au moment où l’anesthésiste cherche à localiser un nerf. Par ailleurs, la rachianesthésie peut, elle aussi, engendrer – mais par des mécanismes différents – des nausées et vomissements.
De fausses accusations
L’anesthésie n’est donc pas anodine, mais Patrick Schoettker tient à la blanchir de certains maux dont elle est accusée et qui selon lui relèvent du mythe. Tels ces troubles de la mémoire dont l’anesthésie générale serait exclusivement responsable. «L’anesthésie générale peut, éventuellement, jouer un rôle minime, mais dans la mesure où il se pratique dans le monde entre 80 et 100 millions d’anesthésies par an, il suffit qu’une personne perde la mémoire pour que tout le monde en parle.»
La péridurale est, elle aussi, pointée du doigt, car elle laisserait certaines femmes paralysées. Une assertion que le médecin du CHUV réfute: «Même si, théoriquement, tout est possible, c’est peut-être arrivé il y a cinquante ans, mais plus maintenant.»
Mortalité divisée par dix
D’une manière générale, si les patients craignent l’anesthésie, «c’est surtout parce qu’ils ont en tête des accidents survenus il y a plusieurs décennies». Or, cette discipline médicale est récente – elle n’a commencé à faire l’objet d’une spécialisation dans le monde que dans les années 50. Depuis, elle a pris son essor et elle a «autant évolué que l’aviation». La mortalité qui lui est directement imputable «a été divisée par dix au cours de ces vingt dernières années et l’on compte actuellement environ 1 décès pour 500 000 personnes anesthésiées; peut-être même moins». Il n’y a donc pas plus de raison de redouter l’anesthésie que d’avoir peur de prendre le volant. Quoi qu’il en soit, conclut Patrick Schoettker, «il n’y a pas de chirurgie possible sans anesthésie».
Etre opéré à cerveau ouvert tout en restant conscient
Un patient qui reste réveillé, alors que le chirurgien l’opère à cerveau ouvert! L’intervention aurait paru inimaginable il y a encore quelques années. Mais aujourd’hui, la mise sur le marché de nouveaux médicaments a rendu possible l’anesthésie par «sédation éveillée». Lors de l’ablation de certaines tumeurs cérébrales, il est en effet préférable que le patient reste conscient. C’est en particulier le cas quand la tumeur «est localisée dans l’aire du langage, précise Patrick Schoettker, responsable de l’Anesthésie neurochirurgicale, ORL et Urgences au Service d’anesthésiologie du CHUV. Pendant que le neurochirurgien résèque peu à peu la tumeur, il fait parler le patient afin de vérifier que les zones sensibles sont toujours intactes.»
De la même manière, si la masse cancéreuse se trouve dans l’aire du mouvement ou de la réflexion, il demande au patient de bouger les doigts ou de compter. La sédation éveillée consiste à «endormir les nerfs de la peau tout autour de la boîte crânienne et à injecter par voie intraveineuse un médicament anesthésique spécifique, dit “agoniste alpha”, du nom des récepteurs du cerveau sur lesquels il agit, explique l’anesthésiste. On dose cette substance en fonction de l’effet recherché.» Cette technique peut d’ailleurs être utilisée dans d’autres types d’interventions qui «nécessitent que le patient soit endormi, mais réveillable en cas de besoin».
Depuis cinq ans, les équipes de Chirurgie du CHUV pratiquent régulièrement des opérations sous sédation éveillée. «A ma connaissance, constate Patrick Schoettker, nous avons été les premiers à le faire, en Suisse.»
Un «photomaton» pour réduire les risques de l’intubation
L’intubation, qui permet au patient de respirer durant l’intervention chirurgicale, est un acte délicat. «Son échec est la principale cause de la mortalité liée à l’anesthésie», souligne Patrick Schoettker, responsable de l’Anesthésie neurochirurgicale, ORL et Urgences au Service d’anesthésiologie du CHUV. L’introduction d’un tube dans la trachée peut en effet poser problème chez certains individus ayant des caractéristiques anatomiques ou morphologiques particulières (comme un larynx très antérieur ou une grosse épiglotte) qu’il n’est pas toujours aisé de repérer lors de la visite pré-anesthésique.
Pour anticiper les difficultés et réduire les risques, Patrick Schoettker, en collaboration avec ses collègues de l’Hôpital de Morges, des chercheurs de l’EPFL et la start-up nViso, a élaboré un système astucieux qui utilise des technologies de reconnaissance faciale permettant de détecter automatiquement chez les patients des signes suspects d’intubation difficile.
Le médecin du CHUV a qualifié ce dispositif de «Photomaton». Le terme est bien choisi, car le procédé consiste à prendre une série de photos du patient – immobile, la bouche ouverte puis la langue tirée. Les images sont ensuite traitées par un logiciel qui mesure plus de 170 points spécifiques du visage. «Il nous permet de faire un portrait-robot du patient en nous indiquant, de manière statistique, si son cas sera difficile, facile, ou entre les deux.»
La plus grande base de données au monde
Actuellement, 4000 patients sont déjà passés dans ce photomaton, ce qui a permis au CHUV de constituer «la plus grande base de données de ce type au monde, selon le médecin-anesthésiste. Nous continuons à l’alimenter, car plus nous aurons d’images, plus les résultats de la méthode seront précis.»
Il ne s’agit encore que d’un protocole de recherche, mais quelques patients du CHUV en ont déjà bénéficié. «Nous modifions notre pratique d’anesthésie en fonction du résultat fourni par la machine», précise Patrick Schoettker.
Les médecins du CHUV cherchent maintenant des fonds pour pouvoir recueillir des images «en Europe et même ailleurs dans le monde». Plus tard, ils espèrent commercialiser leur photomaton, afin de rendre cette technique «accessible au plus grand nombre possible de patients».