A l’occasion des Mystères, les journées portes ouvertes de l’UNIL, les 4, 5 et 6 juin prochains, vous aurez l’occasion de regarder la Suisse autrement. Commençons par la vache, ce symbole helvétique par excellence, qui a livré récemment quelques-uns de ses secrets aux scientifiques. Et qui a réservé des surprises aux chercheurs.
Elle est paisible et contemplative, nous sommes stressés. Elle rumine pendant que nous avalons ses steaks saignants. Et elle regarde passer les trains où nous nous entassons, surtout entre Lausanne et Genève. A priori, un monde nous sépare de cet animal que nous avons décoré de cloches et de toupins avant de le mettre en enclos. Et pourtant, les généticiens qui ont récemment analysé les gènes des vaches ont fait des découvertes qui nous rendent soudain bien modestes.
Une vache, 22’000 gènes
Si l’homme est bien la création ultime que décrivent d’innombrables textes religieux, ce n’est pas dans ses gènes qu’on en trouve la preuve. Du moins, pas quand on les compte. La vache, qui a livré récemment les secrets de son ADN, nous a appris qu’elle était composée d’au moins 22’000 gènes codant l’information nécessaire à la synthèse des protéines. Ce qui la rapproche de la poule (20 à 23’000 gènes), mais aussi, mais surtout, de l’homme.
«On pouvait imaginer que l’être humain, qui est la créature dominante sur terre, serait constitué d’un plus grand nombre de gènes que les autres, analyse Alexandre Reymond, professeur associé au Centre intégratif de génomique (CIG) de la Faculté de biologie et de médecine de l’UNIL. On pensait aussi que, quand on aurait décrypté le génome de l’homme, le plus difficile serait accompli. Il a fallu un peu déchanter. Car on a découvert un peu moins de 25’000 gènes codants chez l’être humain.»
L’homme est battu par une créature microscopique
25’000 gènes, c’est un peu mieux que la vache ou la poule, mais – et c’est plus ennuyeux pour notre amour-propre génétique –, c’est beaucoup moins que la paramécie, le riz et la vigne. L’ADN d’un plant de pinot noir contient environ 30’000 gènes. Il y a plus de 37’500 gènes dans le riz, et près de 40’000 gènes chez la paramécie, cet organisme qui a connu son (autre) heure de gloire en devenant l’un des premiers unicellulaires observés au microscope! Et on ne vous parle pas du peuplier, et de ses 45’500 gènes…
Si l’homme ne se différencie pas des autres créatures, y compris des plus minuscules, par le nombre de gènes, sa prééminence devrait donc s’expliquer par la qualité de son ADN. Mais là encore, les découvertes des scientifiques nous rendent modestes. Car les humains partagent des milliers de gènes avec les vaches, les chevaux, les chats et d’innombrables mammifères.
Nous partageons 70% de nos gènes avec les mouches
L’homme et la vache possèdent ainsi quelque 14’000 gènes communs. Et nous en partageons un nombre très similaire avec les chiens, les souris et les rats, et même avec les étranges ornithorynques à bec qui pondent des oeufs en Australie.
Hors de la famille des mammifères, nos proches cousins, l’être humain partage encore 75 % de son génome avec des invertébrés comme les vers nématodes, 60 % avec des oiseaux comme la poule et des insectes comme les mouches drosophiles. Nous avons même 40 % de notre génome en commun avec la bactérie E. coli, bien connue pour provoquer des gastro-entérites chez les humains.
Mais qu’est-ce que la poule a de plus que nous?!
Avalons ces statistiques, puisque nous n’avons pas le choix. Reste à digérer leurs conséquences troublantes. D’un point de vue génétique, nous ne sommes pas si éloignés de la… poule! «Mais elle peut faire des choses qui devraient nous rendre jaloux, sourit Alexandre Reymond. Elle sait voler, du moins l’espèce sauvage le fait très bien, et ce n’est pas rien!»
Autant dire que ces liens de parenté génétique que nous entretenons avec d’autres créatures vivantes ne surprennent pas le généticien de l’UNIL. «Notre génome est encore beaucoup plus proche de celui du chimpanzé (il y a près de 99% de similitudes), et pourtant, nous sommes très différents.»
Pour expliquer les différences palpables entre deux espèces qui ont quasiment les mêmes gènes, Alexandre Reymond suggère de regarder «la manière dont les espèces utilisent leurs gènes quand ils fonctionnent. Si, chez un animal, un gène est utilisé (exprimé) à 85%, alors qu’il ne l’est qu’à 80% chez une autre espèce, ce petit pourcentage peut faire la différence.»
147 gènes pour faire une vache
Car les différences entre les espèces, on le sait désormais, peuvent tenir à très peu d’ADN. Ainsi, il n’y a, chez la vache, que 147 gènes spécifiques sur 22’000! Ils jouent des rôles, pour l’essentiel, dans les processus d’immunité, de lactation, de digestion et de métabolisme des bovins. Ils expliquent probablement l’extraordinaire capacité de ces animaux à transformer l’herbe ou le foin, si peu nourrissants pour l’homme, en viande et en lait à haute valeur nutritive.
«Ces qualités, propres aux bovins, ont continué d’être sélectionnées par l’homme au cours des siècles, depuis que cet animal a été domestiqué au Proche- Orient, explique Alexandre Reymond. Ils témoignent du travail des éleveurs, qui les ont soigneusement choisies.»
Nous n’avons pas attendu la génétique pour sélectionner les bovins
Une sélection qui se poursuit encore aujourd’hui, et que la génétique va faciliter. Pas en créant des vaches OGM. Juste en accélérant et en optimisant le processus naturel de tri des animaux.
«Depuis que les banques de sperme bovin existent, les éleveurs sélectionnent un taureau qui semble avoir de grandes qualités (soit pour donner une race à viande, pour une race laitière ou pour une vache qui combine les deux qualités), ils inséminent un certain nombre de vaches, et attendent la génération suivante. Là, ils analysent les qualités des veaux qui sont nés de ces inséminations. En fonction des résultats, le sperme du taureau va être plus ou moins coté. Ou va être éliminé.»
Un risque pour le patrimoine génétique des vaches
Maintenant que les scientifiques ont percé les secrets du génome des vaches, il est possible d’évaluer les différences minimes entre les spermes de deux taureaux, et de donner un score aux reproducteurs plus rapidement. «Plutôt que d’attendre l’insémination de mille vaches, et les naissances de leurs veaux, ce qui prend du temps et constitue un coût, les entreprises qui vendent du sperme de taureau vont pouvoir travailler beaucoup plus vite», pronostique Alexandre Reymond.
Cette révolution est en marche. 30’000 taureaux américains sont déjà génotypés, et la Suisse s’y met à son tour, avec le reste de l’Europe. L’entreprise n’est pas sans risques. Dans un monde industriel qui va toujours au plus efficace, on peut parier que les éleveurs sélectionneront des bêtes qui seront de plus en plus proches. Ce qui aura pour effet d’appauvrir considérablement le patrimoine génétique de l’espèce.
«Il faut créer des banques génétiques»
«C’est pourquoi, en parallèle à cette sélection génétique, il faudra constituer des banques génétiques, et conserver les gènes des races qui ont été sélectionnées jusqu’alors par nos ancêtres, que ce soit en Suisse ou ailleurs, explique le professeur associé de l’UNIL. Parce que le bagage génétique de ces races-là peut devenir très utile un jour, si un agent pathogène apparaît, et qu’il se révèle capable de tuer toutes les vaches sélectionnées par la génétique. Dans un tel cas, on peut espérer qu’une des variantes du passé sera résistante à la maladie. Et que ses gènes nous seront alors très utiles.»
Une seule vache sur la planète? C’est de la science-fiction
Pessimiste quant à la diversité du patrimoine génétique des vaches, Alexandre Reymond ne s’attend quand même pas à voir un seul type de bovidé prendre la place de toutes les espèces actuelles, et coloniser la Terre. D’abord pour des raisons pratiques. «Sélectionner une seule et même vache pour toute la planète, ce n’est simplement pas possible : parce que l’animal qui vit, en semi-liberté, dans le Sud-Ouest américain, n’a pas les mêmes caractéristiques ni les mêmes besoins que celui qui sera parfaitement adapté en Inde. Ou alors, il faudrait envisager d’élever toutes les vaches nécessaires à la consommation mondiale au même endroit.» Un scénario de sciencefiction.
«Plus de lait, moins de pets»?
Alexandre Reymond ne s’attend pas davantage à voir naître dès demain des vaches futuristes qui produiraient «plus de lait, moins de pets», selon la formule choc de «La Tribune de Genève». «Admettons que les animaux d’élevage sont bien responsables de 18 % de l’effet de serre (la thèse est contestée)… En théorie, on doit pouvoir sélectionner des vaches selon n’importe quel critère. Y compris des bêtes qui émettent moins de gaz.»
Mais cet exemple est provocant, poursuit le chercheur de l’UNIL, car la génétique n’est pas une baguette magique. On n’obtiendra pas ces bovins «verts» d’un claquement d’éprouvette. «La génétique va accélérer les choses. Mais elle ne fera gagner que quelques générations…» Et il en faudra bien plus de trois ou quatre pour sélectionner ces vaches non productrices de gaz à effet de serre.
Difficile de gérer des traits aussi complexes
Donner naissance à de tels mutants ne sera pas aussi simple qu’AT et GC font une séquence ADN. «Etre une bonne laitière, c’est très complexe. Ce n’est pas déterminé par un seul gène, mais probablement par une centaine, poursuit Alexandre Reymond. Et quand on a affaire à des traits aussi complexes, c’est très difficile à résoudre. Nous le savons, parce que des recherches de ce genre ont été effectuées sur de l’ADN humain, pour tenter de mieux comprendre les causes de maladies génétiquement complexes comme le diabète. Ces tentatives ont montré que l’on pouvait seulement expliquer une petite partie de l’hérédité de ces maladies. Il y aura des évolutions, mais pas de révolution. La génétique permettra d’accélérer les recherches, mais cela restera une politique des petits pas.»
Et le gène de l’amour des trains, il est où?
Que ce soit en matière de dangers (le concept industriel de la vache unique) ou dès qu’il est question des avantages de la génétique (les bovins sans gaz, les thérapies géniques…), la réalité des chercheurs et des éleveurs reste donc très éloignée des cauchemars de ceux que la génétique inquiète. Comme des fantasmes de ceux qui en attendent des progrès inimaginables. «La génétique fait gagner du temps, mais elle n’efface pas ce paramètre», résume Alexandre Reymond.
A propos de fantasmes, reste cette question amusante et vertigineuse, à laquelle les biologistes n’ont pas (encore) répondu. Sur lequel des 22’000 gènes bovins est inscrite leur envie irrépressible de regarder passer les trains? Et, questions subsidiaires : cette aptitude est-elle une caractéristique des seules vaches suisses, ou partagent-elles ce gène avec leurs congénères des autres pays, et même avec beaucoup d’êtres humains, comme toutes les observations de terrain semblent l’indiquer?
Au vu de ce qui précède, maintenant que nous savons à quel point les bovins sont génétiquement proches de nous, plus rien n’est inimaginable. En attendant ce jour-là, les vaches se consolent… et elles peuvent toujours prétendre qu’elles n’ont pas encore livré tous leurs secrets.
Jocelyn Rochat