Durant sa vie de 175 ans, le patriarche a failli sacrifier son fils à un dieu cruel, et il a plaidé pour sauver la ville de Sodome de la catastrophe annoncée. Pourtant, il reste une figure méconnue de la Bible.
Ce n’est pas la figure la plus célèbre de la Bible, et pourtant, son nom est associé à plusieurs épisodes parmi les plus connus de l’Ancien Testament. Abraham est notamment cet alerte centenaire qui doit sacrifier son jeune fils à la demande du dieu obscur de la Genèse. Abraham est encore cet avocat de l’espèce humaine qui tente de calmer Yahvé, quand le dieu en colère s’apprête à détruire les villes pécheresses de Sodome et Gomorrhe (lire l’article). Enfin, dans une actualité plus récente, ce patriarche a donné son nom aux Accords d’Abraham, des traités internationaux qui tentent de pacifier les relations politiques entre l’État d’Israël et plusieurs pays arabo-musulmans. Ce parrainage s’explique par une dernière particularité de cette figure, qui est devenue, au fil des millénaires, une référence paternelle dans le monde chrétien, mais surtout dans le judaïsme et l’islam, où il est connu sous le nom d’Ibrahim.
Mise à jour
Comme la Genèse raconte son histoire de manière passablement décousue, et que le catéchisme a souvent censuré les épisodes les plus scabreux de l’histoire d’Abraham, une mise à jour s’impose. C’est le professeur honoraire de l’UNIL et actuel administrateur du Collège de France Thomas Römer qui s’en charge. Il lui a consacré récemment un commentaire de 400 pages intitulé Genèse 11,27-25,18. L’histoire d’Abraham, chez Labor & Fides (2023).
«Le fil conducteur de cette histoire, c’est l’arrivée et le développement d’une famille dans le pays de Canaan, après une alliance intervenue entre la divinité Yahvé et Abraham. Alors que ce dernier n’a pas encore d’enfant à 75 ans, Yahvé lui promet un pays, une nation, un fils et une grande descendance», rappelle Thomas Römer.
«Après un détour en Égypte, le patriarche revient s’installer dans les environs de Hébron, dans le sud d’Israël, où il va vivre l’essentiel de sa vie. Il faut donc oublier l’image d’un Abraham qui se balade dans le désert avec ses chameaux. C’est une figure autochtone», bien plus qu’un exilé qui rentre de Babylone, comme on l’imagine souvent.
Lors de cette étape égyptienne, Abraham s’enrichit grâce à une supercherie. Il présente sa «très belle femme» comme sa sœur, et il parvient à faire entrer Saraï dans le harem de pharaon. En échange, pharaon donne une dot considérable à Abraham, comme il le faisait souvent avec ses alliés. Le patriarche reçoit notamment les chameaux qui seront désormais indissociables de son périple. Et il faudra l’intervention de Yahvé pour rétablir la situation, et rendre Saraï à son époux légitime. «Dans cet épisode, qui est un peu un anti-Exode, c’est le pharaon qui a le beau rôle, et Abraham est le personnage le plus ambigu», observe Thomas Römer.
Paternité contrariée
La suite de l’histoire tourne autour de la paternité contrariée d’Abraham. Comme Saraï est stérile, elle encourage son mari à concevoir un fils avec leur servante égyptienne Hagar, comme le permettaient les coutumes de l’époque. Le projet réussit, un enfant naît et il reçoit le nom d’Ismaël. Il deviendra l’ancêtre des Arabes et, selon la tradition musulmane, de la lignée menant à Mahomet, le prophète de l’islam.
Finalement, alors que Sarah est désormais âgée de 90 ans et qu’Abraham est centenaire, Yahvé accorde l’enfant promis au vieux couple. Mais le dieu obscur exige bientôt du patriarche qu’il lui sacrifie Isaac. Mis à l’épreuve, Abraham obéit sans discuter. Heureusement, l’enfant est sauvé in extremis par Yahvé, qui lui substitue un bélier.
Après la mort de Saraï, le patriarche prend une troisième épouse nommée Ketourah. Elle lui donne six enfants supplémentaires, qui enfanteront à leur tour les tribus de la péninsule arabique, et Abraham meurt, âgé de 175 ans.
Comme le laisse imaginer son âge canonique, «Abraham est un personnage plus légendaire qu’historique, dit Thomas Römer. Les biblistes ont encore passablement de difficultés à situer son périple dans le temps. La recherche actuelle a abandonné l’idée d’un Abraham qui aurait vécu au deuxième millénaire avant notre ère, à l’époque où les nomades se sont sédentarisés. Le contexte des histoires sur Abraham et Sarah fait penser à une époque moins lointaine, entre autres parce que les chameaux domestiqués ne sont pas arrivés en Palestine avant le premier millénaire avant J.-C.»
Abram ou Abraham?
Parmi les curiosités de ce récit, il y a les noms des personnages qui changent au milieu de l’histoire. Saraï devient Sarah, et Abram devient Abraham.
Abram est un nom très courant dans le Proche-Orient ancien, qui signifie «Le Père (une divinité) est élevé». Abraham, en revanche, est un nom qu’on ne trouve pas en dehors de la Bible. «Je pense que c’est voulu: les auteurs de la Bible ont cherché à différencier ce personnage des autres Abram, estime Thomas Römer. Et puis, Abraham est un jeu de mots théologique. En hébreu, cela peut signifier “le père de nombreux peuples”, et ce changement de nom intervient en Genèse 17, dans un chapitre où Dieu dit à Abraham: “De toi sortiront de nombreux peuples”.»
La trace des sacrifices humains
Dans l’autre épisode célébrissime de son histoire, avec la destruction de Sodome, Yahvé met Abraham à l’épreuve et lui demande de sacrifier son fils. Le patriarche prépare le bûcher pour l’holocauste, comme cela le lui a été demandé, jusqu’à ce qu’un messager de la divinité arrête le sacrifice. «C’est un texte qui a eu une réception extraordinaire dans le judaïsme comme dans le christianisme, parce qu’il pose la question des sacrifices humains, dans une région où de telles pratiques ont très probablement existé», explique Thomas Römer.
«Un exégète de Jérusalem a estimé que l’on peut parfaitement bien reconstruire un texte originel du chapitre 22 de la Genèse qui montre que le sacrifice a bien eu lieu. Il y a aussi une lecture chrétienne, symbolique, qui conclut que ce sacrifice préfigure celui de Jésus. Le détail étonnant, c’est qu’Abraham revient curieusement seul de la tentative avortée de sacrifice. Malgré la fin apparemment heureuse de cet épisode, Isaac et Abraham n’apparaîtront plus jamais ensemble dans le récit.»
Ce texte n’est pas le seul écrit biblique à évoquer des sacrifices humains. «En 2 Rois 3, on peut lire l’histoire d’un souverain de Moab, qui est assiégé et qui se retrouve dans une situation tellement désespérée qu’il sacrifie son fils en holocauste. Il s’ensuit une grande colère de la Divinité, probablement contre les ennemis puisqu’ils se retirent après ce sacrifice», relève Thomas Römer.
Enfin, il y a un texte «très bizarre», en Ézéchiel 20, qui évoque des sacrifices humains. «C’est le seul texte de la Bible où Yahvé admet qu’il a donné de mauvaises lois à ses adeptes, souligne Thomas Römer. Ces différents textes bibliques permettent d’imaginer qu’il y a eu, à une époque, une tradition assez forte qui estimait que, dans des cas extrêmes, il était imaginable de sacrifier ce que l’on avait de plus cher, son fils premier-né. Dans ce cas, le texte de Genèse 22, sur le sacrifice d’Isaac, devient une indication qu’il faut cesser de telles pratiques, et qu’il faut substituer un animal aux jeunes humains qui ont pu être sacrifiés jusque-là.»
Quel héritage?
«Si nous n’avions pas la Bible, nous ne saurions rien de ce patriarche qui est devenu un père fondateur pour les trois grandes religions monothéistes», conclut Thomas Römer. Car, bien qu’il joue un rôle marginal dans la Bible, en dehors de la Genèse, Abraham est resté comme «une référence fondamentale dans les trois religions, mais pour des raisons différentes». Dans le judaïsme, Abraham fait partie, avec Isaac et Jacob, de cette trinité de patriarches qui sont à l’origine de ce peuple. Il a apporté la généalogie, et il a mis en place la circoncision. Dans l’islam, Abraham-Ibrahim devient «le premier “soumis”, le premier croyant, le premier musulman qui obéit sans poser de questions. Il est l’ami de Dieu et le juste exemplaire», précise le professeur honoraire de l’UNIL.
Enfin, c’est dans le christianisme que sa présence est actuellement la plus discrète, même si on lui reconnaît un rôle de père fondateur. «C’est un personnage plus complexe qu’on l’imagine, note l’administrateur du Collège de France. Il n’est pas parfait comme un super-héros Marvel, il a ses failles. Et puis, il a été confronté à des expériences très variées du divin, allant du dieu bienveillant jusqu’à ce dieu obscur qui réclame des sacrifices humains.»
Pour le christianisme, Abraham rappelle une époque violente que l’on préfère oublier. Ce qui explique probablement, que, malgré son histoire haute en couleur, ce patriarche un peu perdu ne soit pas devenu l’une des figures les plus célèbres dans la chrétienté.
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