Mini traversée de Lavaux, de Lutry à Villette (VD). Pour la beauté du paysage viticole bien sûr, mais aussi pour l’infini trésor du patrimoine bâti. Que l’on doit aux moines cisterciens ainsi qu’aux maçons piémontais.
S’aventurer dans Lavaux, c’est un peu entrer dans la carte postale. La mosaïque parfaite des vignes, les villages en îlots immobiles et le ruban gris des chemins, qui ondulent à travers les parchets. 830 hectares, 400 kilomètres de murs, 10000 terrasses qui s’étagent sur 40 niveaux! Tout se tient et tout semble à sa place, entre le bleu du ciel et celui du lac. Mais la carte postale n’a pas toujours été identique. Et y cheminer revient à voir, sous le vernis de la beauté figée au patrimoine de l’UNESCO depuis 2007, les vestiges d’autres temps. Celui des moines, des évêques et des baillis, entre autres, qui ont façonné ce paysage d’exception jusqu’à aujourd’hui.
Au départ de Lutry, l’envie est grande de filer directement vers les ceps, mais un coup d’œil à la gare s’impose (point 1 sur la carte, galerie ci-dessus). Une bâtisse aux volets verts qui ne paie pourtant pas de mine. «C’est une des premières gares de la ligne Lausanne-Villeneuve, ouverte en 1861. Elle est signée par l’architecte veveysan Jean Franel, qui a conçu la plupart d’entre elles et à qui l’on doit également l’Uni Bastions de Genève. La gare de Cully vient d’être démolie et la plupart sont menacées», regrette Bruno Corthésy, diplômé de l’UNIL, historien de l’architecture et co-auteur de l’ouvrage Lavaux, patrimoine bâti (Éd. Société d’histoire de l’art en Suisse, 2022). Avec sa charpente en bois qui porte la marquise, ses montants chantournés, elle est emblématique du style pittoresque, swiss chalet de l’époque. «Les gares étaient la première vitrine pour les touristes. On s’inspirait alors de Brienz, commune bernoise spécialisée dans le bois découpé, véritable modèle pour toute la Suisse.»
On laisse la petite station, avec appartement aux rideaux à dentelles au premier étage, pour rejoindre la Tour Bertholod (2) de l’autre côté de la route. On la reconnaît de loin avec sa tour crénelée ronde aux trois-quarts. Quinze mètres de haut, percé de nombreuses archères, cet ouvrage militaire, sans doute construit au tout début du XIVe siècle, rappelle une époque plus conflictuelle. «C’était le siège des représentants de l’évêque de Lausanne, qui avait la gouvernance de Lavaux. Y résidaient donc les officiers Mayor, chargés de collecter les taxes pour l’évêché. Il faut souligner aussi que cette région était en perpétuelle bisbille avec le comté de Savoie, qui n’a toutefois jamais réussi à aller au-delà du château de Chillon», rappelle l’historien. La Tour Bertholod appartient aujourd’hui à la ville de Payerne, qui l’a rachetée en 1545, profitant d’un brassage de cartes avec l’arrivée des Bernois. C’est donc un vigneron délégué par la commune des Cochons-Rouges, qui continue d’entretenir les vignes attenantes depuis 1545.
Les vignes, justement, on y vient. Un sentier les traverse en montant, repoussant le flot de ceps à gauche et à droite. Mais qui est à l’origine de cet incroyable vignoble, parfaitement adapté au plan incliné, doublement chauffé par le soleil ? Il est en fait la réalisation d’un projet explicite des évêques de Lausanne dès le XIIe siècle. « La vigne est beaucoup plus rentable à l’hectare que la culture céréalière ou l’élevage. Il faut dire aussi que, du Moyen Âge à 1800, les gens buvaient du vin à la place de l’eau, qui était souvent impropre à la consommation. Au XVIIIe siècle, le vin devient le premier produit d’exportation du Pays de Vaud, qui en est le plus grand producteur au sein de la Confédération», rappelle Bruno Corthésy.
Jusqu’alors, les pentes étaient recouvertes de broussailles, de forêts, qu’il a fallu défricher, adoucir pour les rendre cultivables. «Le bon Dieu a fait la pente, mais nous on a fait qu’elle serve, on a fait qu’elle tienne, on a fait qu’elle dure (…) on l’a d’abord mise en caisses», écrivait Ramuz dans Le passage du poète. Ainsi ont fait les convers, petites mains des monastères cisterciens, pour aménager les coteaux et y faire mûrir les cépages. Bien sûr, à cette époque, le paysage n’était pas aussi homogène – la monoculture est une fabrication récente du milieu du XXe siècle – vergers et pâturages complétaient le tableau. Mais rendons la grappe aux moines, qui sont les premiers héros de cette épopée viticole. Charriant la terre, aplanissant, dressant des murs pour tenir les terrasses. Pas de pierres sèches ici, mais du poudingue, maçonné et enduit d’un mortier de chaux. Le chemin du Binet qui monte en direction de Savuit est justement escorté de l’un de ces murets caractéristiques, avec son couronnement arrondi pour empêcher la détérioration par les intempéries.
Un travail de Sisyphe, sans cesse recommencé depuis bientôt mille ans. À remonter la terre, faire et refaire les murs. À cause de la pandémie de peste au XIVe siècle, l’exode vers les villes (déjà!) et le déclin démographique, les bras ont commencé à manquer. Il a fallu en faire venir d’autres, des Alpes, de Savoie, et notamment de la Valsésia, petite vallée du Piémont au nord de la province de Verceil. «Beaucoup de constructions de Lavaux sont dues aux maçons de cette vallée, dont le savoir-faire était très recherché dès le Moyen Âge. Ce sont eux qui ont reconstruit l’église de Lutry, entre autres.» On y trouve d’ailleurs leur signature un peu partout dans le bourg: la figure du singe, taillée dans la pierre, symbole de la corporation des maçons de Berne, à laquelle ils appartenaient.
En haut du chemin des vignes, on déboule dans le charmant hameau de Savuit. Intact, griffé quand même par quelques grues, qui rappellent que la loi de protection particulière, dont bénéficie Lavaux, ne concerne que le paysage et pas les villages… Une grand-rue, flanquée de maisons collées les unes aux autres, avec en point de mire l’école (3), tout au bout, visible de loin. «Elle a été réalisée en 1890 par Francis Isoz, un architecte de Lausanne à qui l’on doit aussi l’hôtel du château d’Ouchy. À l’époque, les écoles servaient à tout, appartement du régent, local des pompiers, laiterie et salle communale», rappelle Bruno Corthésy.
On laisse l’école aux écoliers en empruntant le chemin de la Golliesse, à l’est toute! Cette fois, il ondule au cœur du vignoble, vallons, collines et toujours l’océan des ceps dressés, qui n’ont pas encore débourré en ce début de printemps. Le soleil sur les paupières, on descend quelques marches plates, avant d’enjamber un ruisseau, par un petit pont bucolique bordé de saules fauves, pour rejoindre le sentier du Châtelard.
Le hameau éponyme nous attend un peu plus loin, avec son écharpe de brume. Au numéro 40-42, une imposante maison vigneronne, murs blancs, volets verts et toit de tuiles vaut le coup d’œil (4). «Cette maison de maître, reconstruite par Hans Ammann, un notable fribourgeois, est typique de l’architecture gothique du Moyen Âge. Dans les campagnes, on a continué à construire dans ce style-là jusqu’en 1800», observe le spécialiste. On peut y admirer les congés en doucine, ornements de mollasse, qui atténuent la dureté des cadres de fenêtres, ainsi que les baies groupées par deux ou trois, emprunts directs au style gothique.
Il faut alors prendre son souffle pour attaquer la montée jusqu’au château de Montagny. Le ruban de béton semble lui-même peiner à travers les coteaux. Heureusement un abri panoramique permet de faire une pause tout en admirant, en contrebas, la maison au toit double de la famille Ruffy (5), dont l’un des membres, Eugène, a été conseiller fédéral en 1894. On reprend la route vers la haute silhouette, qui semble guetter depuis son promontoire (6). Cet avant-poste avait bel et bien une fonction défensive, quand le prieur de Lutry l’a fait ériger au début du XIVe siècle. Deux tours, une rangée de meurtrières et un double mur de protection d’une épaisseur de 1m80. De cet arsenal défensif, il ne reste aujourd’hui qu’une seule tour, décapitée. La seconde a été entièrement détruite et ne subsiste qu’en négatif. Après la conquête du pays de Vaud par les Bernois, le château a changé de mains, a servi de grange, puis de maison vigneronne, s’est vu flanqué d’une véranda à colonnes (1870), avant de se laisser ceindre par une petite barrière métallique et privative. C’est là que se tiennent les séminaires de la BCV, actuelle propriétaire des lieux.
On reprend la route, encore ébloui par le panorama ébouriffant sur le lac, nappe bleue tachetée d’argent. En contrebas, un vigneron s’active, qui le sait bien, lui, qu’il faut tailler à la Saint-Grégoire (le 12 mars), dernier moment avant la montée de la sève. Dans cette jolie traversée, parallèle à la route de la Petite Corniche, tout le vocabulaire de la vigne semble inscrit: les coulisses (ces longs canaux qui descendent vers le lac pour éliminer l’eau de pluie), les chenaux rouillés agrippés aux murs, les portails en tôle découpée en champ-noé (en pointes) et les capites, ces petits cabanons fondus dans le décor, qui servent de hangar à outils ou de carnotzet selon les heures. Tout y est, comme un condensé du monde viticole.
En traversant le hameau de Montagny, il vaut la peine de s’attarder au numéro 6. Une première construction défensive, datée de 1224, a été transformée en 1549 par le bailli de Romainmôtier, venu s’y installer à la retraite. Elle sera revendue trente ans plus tard à la ville de Payerne, «sans doute avec une grosse plus-value», sourit Bruno Corthésy. La bâtisse (7) est cossue et bourrée de charme avec sa porte bleu délavé au linteau en accolade, et le marronnier qui serre le poing devant l’entrée. Juste en face, l’annexe parle des travaux agraires: la poulie pour engranger les sarments, les trappes au bas de la porte qui servaient à l’aération du foin, et un petit volet horizontal pour la ventilation de la cave à fromages. «Malgré le crépi moderne, rajouté çà et là, certains détails du passé demeurent. Ça résiste!», se réjouit l’historien.
En quittant Montagny, on aperçoit au loin le hameau d’Aran, un lieu qui a sa page d’histoire. Berceau de la résistance, c’est là qu’est née l’association «Sauver Lavaux» en 1972, sous l’impulsion de l’écologiste Franz Weber. Il faut dire qu’un projet de construction de quarante-trois villas, dans la zone dite Sous Châtagny, a fait trembler les habitants. L’initiative populaire lancée alors a porté ses fruits, puisqu’elle a débouché sur deux lois de protection en 1977 et en 2005. Aran a sauvé sa parcelle de vignes, et seul le train traverse aujourd’hui le paysage, glissant silencieusement sur le pont voûté en contre-haut.
La descente sur Villette par le chemin des Fichons se fait en roue libre. Le cœur s’emballe, les yeux scintillent devant les toits huilés de lumière. Ses ruelles pentues et ses escaliers font de ce village de 593 habitants un point d’arrivée parfait. On salue la maison du bailli de Lausanne (1592) au numéro 1, avec ses trois portes de cave aux arcs enchâssés. Et on s’arrête devant la superbe maison vigneronne du XVIe siècle (8), au chemin de la Comète 2, en bordure de rails. Comme un musée à ciel ouvert, la bâtisse tout en hauteur raconte la manière architecturale de Lavaux: l’entrée cintrée au rez pour faire passer tonneaux et marchandises, l’habitation au premier, le logement des effeuilleuses-vendangeuses au deuxième et, tout en haut, le grenier avec sa poulie. Une fenêtre, appelée beau-jour, sert à faire entrer la lumière dans le corridor et la rampe d’escalier, tandis qu’un cadran solaire résiste encore au temps sur la façade. «On a eu raison de bâtir serré autant qu’on a pu, avec la moitié des maisons sous terre», écrivait encore Ramuz dans le même ouvrage. Oui, en ces terres verticales, il faut préserver la fraîcheur des caves et ne pas gaspiller les précieuses parcelles propices au Chasselas et autre Pinot noir.
Derrière l’honorable bâtisse est adossée une autre demeure, véritable réplique de la première. Mais sur la porte, on n’y voit pas de grappe de raisin, juste un grain de café: l’ancienne maison vigneronne torréfie aujourd’hui de l’Arabica. Signe des temps? On reprend le train à Villette ou on rentre à pied. La meilleure vitesse pour savourer ce paysage d’exception, qui se déguste en toutes saisons.