Dans le cadre de mon master en Ethique, j’ai rédigé un mémoire sur « Les répercussions de la communication sur les victimes d’abus sexuels ». J’ai donc travaillé durant deux ans sur ce mémoire, ai lu de nombreux témoignages de victimes, analysé différents documentaires sur ce sujet, et rencontré plusieurs victimes d’abus sexuels. Les victimes que j’ai rencontrées sont toutes des femmes issues du milieu universitaire.
Le sujet des abus sexuels est un sujet tellement vaste que j’ai dû limiter mes recherches à certains aspects. Ce travail ne tendait donc pas à être exhaustif mais simplement à questionner certaines de nos certitudes. Mes lectures étaient pluridisciplinaires, allant de la philosophie à la psychologie en passant par la sociologie.
J’ai tenu à écrire ces articles afin de partager mes réflexions, et surtout les connaissances que j’ai pu acquérir à ce sujet. Il n’apporte pas de réponse à ce problème mais permet de questionner et de mieux comprendre certaines de nos réactions. Plusieurs articles seront publiés sur ce sujet afin d’aborder les aspects qui me paraissent les plus importants.
Fil conducteur de ma recherche
L’actualité de ces dernières années montre des victimes d’abus sexuels osant « se donner la parole ». Que ce soit par l’intermédiaire des mouvements #metoo, #balancetonporc ou Time’s Up, la parole des victimes de violences sexuelles semble se libérer. Le langage est central dans ces histoires et la parole semble contribuer à la guérison des victimes. J’ai effectivement été interpellée par le nombre de personnes de mon entourage osant enfin dire ou écrire ce qu’elles avaient vécu. La multiplication des témoignages écrits ou oraux irait effectivement dans le sens d’une guérison possible par la parole. Les mouvements comme #balancetonporc ont eu des répercussions politiques : le Président de la République Française, François Hollande, a demandé en 2016 à la journaliste Flavie Flament de travailler sur la question de la prescription des agressions sexuelles en France. Ce phénomène est donc devenu social et politique. Ces affaires taboues il y a encore quelques années prennent le devant de la scène.
Mais pourquoi, malgré toutes les connaissances que nous avons sur les répercussions des abus sexuels sur les victimes, les réactions des confidents s’avèrent si souvent inadéquates et malvenues ? Quelles sont les répercussions de la révélation des faits, tant sur le récepteur que sur l’émetteur ?
Article 1 : « Pourquoi n’as-tu pas parlé plus tôt ? »
« Pourquoi n’as-tu pas parlé plus tôt ? ». Telle est l’une des premières questions qui est souvent posée aux victimes d’abus sexuels lorsqu’elles révèlent ce qu’elles ont subi. Avant de se demander pourquoi cette question est posée, on peut se demander d’abord pourquoi les victimes ont des difficultés à parler de leur agression ? Quels peuvent-être les sentiments et les émotions à l’origine de leur silence ?
La honte, la culpabilité et la dimension sociale du secret
Bernard Rimé (2009) a étudié « le partage social des émotions » et a cherché à comprendre pourquoi certains événements émotionnels très puissants n’étaient pas soumis au « partage social »[1]. Il a donc donné différentes pistes pour comprendre les origines du silence d’une victime d’abus sexuel et deux sentiments se révèlent avoir des conséquences importantes sur la parole des victimes : la honte et le sentiment de culpabilité.
Pourtant, ces deux sentiments ne sont pas les seules causes du silence des victimes. Le secret n’a pas qu’une fonction individuelle mais aussi une fonction sociale. En effet, il est fréquent que les victimes ne parlent pas de ce qu’elles ont subi de peur de faire du mal à quelqu’un, à un proche le plus souvent. Prenons le cas de l’inceste, il est facile d’imaginer qu’une victime n’ose pas parler de ce qu’elle a subi en raison des conséquences et de la peine qu’une telle révélation entrainera dans sa famille. De nombreuses victimes m’ont confié, en substance « je ne le dirai jamais à mes parents car je ne veux pas leur imposer cette douleur ».
Une autre dimension sociale intervient. Les faits peuvent être gardés secrets afin de préserver une certaine image de soi aux yeux d’autrui. C’est une façon pour les victimes de se protéger du regard des autres. La révélation peut être une menace pour l’intégration sociale et entrainer une perte des liens d’appartenance. Une victime est sensible à ce que l’on va penser et dire de ce qu’elle a subi. L’estime de soi d’une victime est souvent fragilisée en raison d’un fort sentiment de culpabilité. Or l’estime de soi est la condition du partage social de l’émotion. Par conséquent, une restauration de l’estime de soi est nécessaire pour permettre un partage, ce qui peut prendre du temps.
Un silence mortifère ?
« Le silence tue… Une fois qu’on met le doigt dans le silence c’est fini, on ne parle plus. »[2]
Ainsi parle Laurent Boyer dans le documentaire Enfance abusée diffusée sur France 2 le 20 novembre 2018. Au cours de ce documentaire, j’ai pu relever différentes phrases allant dans ce sens, montrant le caractère mortifère du silence. Toutes les victimes qui témoignent lors de cette émission soulignent et insistent sur l’importance de la parole dans leur processus de guérison. Tous ont gardé ces histoires secrètes durant de nombreuses années en raison de la proximité de leur agresseur, qu’il soit ami de leur parent ou membre de leur famille. Tous sont catégoriques et affirment que le silence est ce qui les a détruits, ce qui les a emprisonnés dans leur histoire et ce qui les a éloignés du reste de leur famille ou des autres en général. Il est en effet assez commun de penser que le fait de parler de son vécu, le mettre en mots est un moyen de guérir. Dès lors, on pense souvent que le non partage des émotions a des conséquences néfastes sur la victime et que cela peut entrainer un stress et des troubles de la santé physique[3]. Des études rapportées par Bernard Rimé (2009) montrent par exemple que les personnes détenant des secrets indicibles seraient moins satisfaites de leur vie.
Mais la parole est-elle véritablement libératrice et guérisseuse ?
J’ai pourtant été interpelée par la réaction de certaines victimes dans le film Grâce à Dieu.[4] Notamment deux des victimes, qui ne font que des apparitions rapides ou sont simplement mentionnées. Elles ne veulent pas parler de ce qu’elles ont subi, car parler remue en elles trop de souvenirs douloureux. Les deux victimes ont des comportements révélateurs de leur mal-être, l’une ne peut s’empêcher de pleurer au téléphone tandis que l’autre est très violente. Je me pencherai sur ce deuxième exemple. Après avoir nié pendant des années avoir été victime d’abus sexuel, le jeune homme finit par en parler à sa famille. Il révèle les faits mais par la suite refuse tout dialogue à ce propos. Il ne veut pas parler de cette histoire et ne veut pas être vu comme une victime. Il martèle « je ne témoignerai pas, je ne veux plus entendre parler de cette histoire ». Une simple allusion à ce qu’il a subi le rend fébrile. Pour celui-ci, la parole ne semble pas être un moyen de guérison, bien au contraire. La violence de ses mots et de son comportement semble indiquer un véritable mal-être. Je me suis donc demandée si ces personnes qui témoignent à la télévision ou qui écrivent sur leur vie n’ont pas une certaine manière de guérir qui leur est propre. La parole a une importance capitale pour ces personnes en particulier, c’est pourquoi elles ont accepté de témoigner publiquement. Cela ne permet pas pour autant d’en faire une généralité.
Les études de Bernard Rimé (2009) confirment l’hypothèse que parler ne guérit pas toujours. Le partage social n’entraine pas nécessairement une régulation des émotions et n’éliminerait pas le stress qui y est lié. Il n’y a pas plus de rumination mentale et de pensées intrusives quand l’événement émotionnel n’est pas partagé. Certes, les souvenirs non partagés suscitent plus d’efforts cognitifs que les souvenirs partagés, dans la mesure où ils demandent plus de recherche de sens, plus d’efforts pour comprendre ce qu’il s’est passé et plus de tentatives pour remettre de l’ordre. Cela peut être assimilé à une tâche cognitive inachevée. Mais au niveau de la santé mentale de la personne, cela ne semble pas véritablement améliorer la situation.
Il est certainement possible de très bien vivre avec un tel secret, mais ces secrets n’étant jamais exprimés, je n’ai pas pu les étudier. Je n’ai donc aucun élément de comparaison et ai été obligée de me concentrer sur des témoignages exprimés. Je ne peux que m’appuyer sur les témoignages de personnes ayant gardé le secret pendant un certain temps. Sauf quelques rares exception, comme les exemples cités plus haut extraits du film Grâce à Dieu, ces témoignages vont dans le sens d’un sentiment de libération au moment de la révélation des faits, dans la sphère privée.
Il est intéressant de voir la différence entre le ressenti des victimes et les études de Bernard Rimé, qui montrent donc que le partage social n’aide pas les victimes et ne ferait que les soulager. Pourtant, les victimes ne s’estiment pas simplement soulagées mais affirment aller mieux et disent « revivre ».
Ainsi, il est difficile pour une victime de répondre à la question « pourquoi n’as-tu pas parlé plus tôt ? ». Ces révélations impliquent des émotions très fortes tant pour la victime que pour le récepteur, ce qui rend la communication difficile. Toutefois, une agression a des répercussions sur le comportement des victimes : si la communication n’est pas verbale, n’est-il pas possible qu’elle soit comportementale ?
Rédactrice : Blanche Moinard
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[1] B. RIME, Le partage social des émotions, Paris, Presses universitaires de France, 2009.
[2] E. GUERET, « Enfance abusée » [documentaire], France 2, première diffusion le 20 novembre 2018, 84min.
[3] B. RIME, Le partage social des émotions, op.cit.
[4] F. OZON (réalisateur), Grâce à Dieu, Mars Films, 2019, 137min.