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T’es cap ou pas cap ?

Le système de filières à l’école obligatoire créateur d’inégalités

Dans le domaine de la sociologie de l’éducation, nombreux sont les écrits qui évoquent l’école comme vecteur important d’inégalités. De par son organisation et son fonctionnement, cette dernière jouerait en effet un rôle crucial à la fois dans la perpétuation d’inégalités préexistantes mais également dans la production d’inégalités en terme d’apprentissages proposés et de parcours scolaires (Felouzis, 2014, pp. 5–6). 

C’est dans cette perspective que Felouzis évoque, dans son ouvrage Les inégalités scolaires (2014)la segmentation précoce du système scolaire en filières hiérarchisées et qu’il souligne l’impact majeur de ce « mode de regroupement » sur l’émergence d’inégalités (Felouzis & Charmillot, 2017, p.3). 

Dans un système dit segmenté, très tôt durant l’école obligatoire, les performances de l’élève sont en effet évaluées et lui permettent d’accéder ou non aux diverses filières proposées par l’établissement dans lequel il effectue sa scolarité. Fréquemment, ces dernières marquent une distinction entre les élèves se destinant au monde professionnel ou académique.

« Les cantons les plus inégalitaires ont tous des systèmes d’enseignement segmentés »

(Felouzis & Charmillot, 2017, p.9)

Quid du canton de Vaud ?

Un certain nombre de cantons suisses procèdent à une segmentation des parcours scolaires durant l’école obligatoire. C’est le cas notamment du canton de Vaud, dont le système scolaire répartit les élèves, dès la fin de l’école primaire, en fonction des notes obtenues durant les années précédentes. En effet, durant le secondaire I d’une durée de 3 ans, les élèves âgés de 12 ans sont orientés dans une voie dite prégymnasiale (VP) ou une voie générale (VG).

La première est destinée aux meilleurs élèves et a pour but de les former pour l’obtention future d’une maturité gymnasiale en vue d’une carrière académique. Les élèves peuvent ainsi étudier le latin, l’économie, le droit, la physique etc. La voie générale propose quant à elle une formation davantage orientée vers le milieu professionnel, une école de culture générale ou de commerce. Les enseignements alors proposés aux élèves ciblent le développement de compétences artisanales, techniques ou encore commerciales. En ce qui concerne les mathématiques, le français et l’allemand, la voie générale répartit encore les élèves en deux niveaux, un niveau de compétences de base ou un niveau plus exigent (Etat de Vaud, s.d.).

Cette fragmentation des parcours scolaires possède certains avantages fréquemment mis en évidence pour la justifier. Le premier argument est que chaque filière propose un programme différent et adapté au niveau scolaire des élèves, pour leur permettre de se développer à leur rythme et d’acquérir des connaissances ciblées et ajustées à la carrière envisagée, académique ou professionnelle. De plus, le processus de segmentation fournit la possibilité de créer des classes homogènes et ainsi d’optimiser l’efficacité des enseignements dispensés (Felouzis et Charmillot, 2017).

Quelles conséquences ?

Les nombreuses recherches concernant l’impact des filières hiérarchisées ont permis de démontrer que « le système segmenté est celui qui produit le plus d’inégalités sociales entre élèves » (Felouzis, 2014, p.85). Les élèves qui performent le mieux bénéficient souvent d’un enseignement de meilleure qualité, de « programmes plus fournis et ambitieux », ils étudient entre autres le latin ou l’économie. Au contraire, les élèves plus faibles scolairement restent cantonnés dans des apprentissages de base et souvent de qualité inférieure (Felouzis, 2014, p.85).

En outre, cette division en termes de performances engendre fréquemment une ségrégation des élèves en fonction de leurs caractéristiques socio-économiques. De ce fait, les programmes scolaires sont différenciés non seulement selon le niveau des élèves mais de façon indirecte également selon leurs milieux sociaux (Felouzis et Charmillot, 2017). 

Certes ces répartitions dans une voie ou une autre ne sont pas hermétiques et définitives. Dans certaines conditions et si les résultats le permettent, les élèves peuvent être réorientés en fin d’année ou de semestre. A la fin de l’école obligatoire, une année de rattrapage est également mise en place pour les élèves qui souhaiteraient acquérir les compétences en vue d’une maturité gymnasiale (Etat de Vaud, s.d.). Cependant, ces raccordements demeurent coûteux, en termes de temps mais également d’efforts devant être fournis par l’élève qui souhaite rattraper son retard. Retard qu’il n’aurait peut-être pas accumulé s’il avait été placé en fonction de ses choix et non de ses résultats ou si on lui avait laissé plus de temps avant de le ranger dans la case des prétendus « moins bons ». On peut supposer dans les faits que cela décourage plus d’un élève.

« On donn[e] moins à ceux qui ont déjà le moins et plus à ceux qui ont le plus »

(Felouzis, 2014, p.80)

En outre, le processus de segmentation engendre un regroupement des élèves aux performances plus basses dans les mêmes classes. Cette homogénéité empêche la mise en place d’une dynamique d’enseignement favorable aux apprentissages. Elle limite également nettement l’apprentissage entre pairs, idéal pour stimuler les élèves à l’acquisition de connaissances. Il a également souvent été mis en évidence que dans les filières rassemblant les élèves aux résultats moins élevés, les professeurs diminuent la qualité de leur enseignement ainsi que le niveau de leurs exigences. Les élèves ne bénéficient donc aucunement de conditions égales d’encadrement entre les différentes filières proposées, facteur permettant d’expliquer en partie la création d’inégalités scolaires (Felouzis, 2014, p.78). 

L’effet Pygmalion

Aux multiples conséquences déjà mentionnées s’ajoute le stigmate associé aux filières regroupant les élèves aux moins bons résultats. En effet, en associant l’idée que les meilleurs élèves, les méritants, ont accès à une filière académique et ceux plus faibles à une voie professionnelle, on sous-entend également qu’une voie est plus prestigieuse qu’une autre et on risque de transmettre implicitement à l’élève plus faible le message qu’il n’est pas assez capable pour prétendre à cette voie prestigieuse. L’élève peut alors être amené à intérioriser ce message et ajuster ses attentes et ses objectifs en fonction de ce dernier. Ce phénomène nommé effet Pygmalion d’après l’étude de Rosenthal et Jacobson (Trouilloud & Sarrazin, 2003) se retrouve également au travers des attentes négatives des enseignants vis à vis des élèves aux moins bons résultats. Le professeur modifie son attitude en fonction de ses attentes. Il aura tendance, même inconsciemment, à davantage s’impliquer avec l’élève de la voie prestigieuse, et nettement moins avec l’élève de la voie moins prestigieuse. Or ce mécanisme impacte le comportement de l’élève qui se sent étiqueté et va agir comme son étiquette le prédit. Il influence également ses performances et le bon déroulement de son cursus scolaire (Trouilloud & Sarrazin, 2003).

« Une idée, pour peu qu’on s’y accroche avec une conviction suffisante, qu’on la caresse et la berce avec soin, finira par produire sa propre réalité »

(Watzlawick, 2014, pp.53-54)

Ainsi, regrouper les élèves par filières, les classer en fonction de leurs performances est bien loin d’être un acte anodin mais au contraire contribue, comme une « prophétie auto-réalisatrice » (Trouilloud & Sarrazin, 2003, p. 92) à créer une réalité concrète qui n’était auparavant que virtuelle. En effet un élève jugé moins bon d’après ses résultats (mais qui ne l’est pas forcément dans les faits, comment en juger, d’autant plus qu’il n’a que 12 ans !) sera placé dans une filière adaptée à son niveau, il bénéficiera d’enseignements de médiocre qualité, il sera stigmatisé et influencé par les attentes du système et des enseignants, et il terminera son école obligatoire en étant cette fois réellement moins bon alors que ce n’était pas forcément le cas au départ. 

Quelles alternatives ?

Une étude menée par Felouzis et Charmillot concernant Les inégalités scolaires en Suisse (2017) a révélé qu’aux côtés des cantons de Neuchâtel, St-Gall et Zürich, le canton de Vaud était un des plus inégalitaires en termes de système scolaire. En revanche, les inégalités sont moins marquées dans les cantons suisses dont les systèmes sont intégrés et non ségmentés. En Valais par exemple, tous les élèves suivent un cursus identique durant les deux premières années du secondaire 1 à l’exception des branches élémentaires comme les mathématiques, l’allemand ou le français. Une division en filière s’opère néanmoins durant la dernière année pour préparer les élèves qui le souhaitent à une maturité gymnasiale (Felouzis et Charmillot, 2017). 

Une première alternative serait donc d’opter pour un système scolaire intégré où tous les élèves, sans considération pour leurs résultats, suivent un même cursus jusqu’à la fin de leur scolarité obligatoire. Un autre facteur joue également un rôle important pour réduire les inégalités, le retardement dans la scolarité de la division en filières. En effet, la littérature a « démontré qu’une orientation/sélection précoce défavoriserait particulièrement les enfants issus de milieux familiaux modestes, alors que l’orientation repoussée […] réduisait les écarts tout en assurant une meilleure réussite scolaire pour tous » (Charpentier, 2014).

Ce système a été notamment adopté par les pays Scandinaves qui rejettent la division en filières durant l’école obligatoire. Jusqu’à l’âge de 16 ans, les élèves poursuivent un cursus scolaire identique, en bénéficiant d’une aide spécialisée gratuite si l’élève en ressent le besoin. Chaque élève peut néanmoins composer une part de son programme d’enseignement en fonction de ses intérêts. De plus, pour réduire le phénomène de compétition et de sélection, les notes ne sont introduites que durant les dernières années de l’école obligatoire. Dans cette perspective de refus de la sélection, les redoublements ne constituent pas non plus une pratique courante (Charpentier, 2014).

En outre, les systèmes scolaires scandinaves prônent, au contraire des systèmes segmentés, l’hétérogénéité des classes pour mieux stimuler les élèves entre eux et que chacun puisse bénéficier d’un climat d’enseignement le plus favorable possible. Les élèves progressent ainsi ensemble et ce n’est qu’à 16 ans, à la fin de leur scolarité obligatoire qu’ils choisiront de s’orienter en vue d’une carrière académique ou professionnelle (Charpentier, 2014). 

Pour conclure, bien que le système de segmentation précoce en filières hiérarchisées ne soit pas l’unique cause des inégalités scolaires, il existe néanmoins des alternatives possibles, telles que des systèmes intégrés ou une orientation plus tardive qui permettent de les atténuer et de proposer aux élèves des conditions d’apprentissages plus favorables.

A l’exemple des pays scandinaves, la conception de la scolarité devrait permettre de promouvoir un système scolaire qui s’ajuste à l’élève et non pas au contraire un système pour forcer les élèves à s’adapter pour ne pas se faire distancer. Un système pour construire une dynamique adéquate pour stimuler les élèves, les accompagner dans leur formation et non pas les sélectionner, les classer, les catégoriser. Abandonnons l’idée d’une école qui « donn[e] moins à ce qui ont déjà moins » (Felouzis, 2014, p.80), d’une école élitiste pour « une école réellement démocratique et émancipatrice » (Charpentier, 2014, p.9).

Par Roxane Coquoz, Novembre 2019

Bibliographie

Charpentier, H. (2014). Systèmes scolaires et équité sociale. Retrieved November 23, 2019, from Ecole changer de cap website: http://www.ecolechangerdecap.net/spip.php?article107

Etat de Vaud. (n.d.). Déroulement de l’école obligatoire dans le canton de Vaud. Retrieved November 23, 2019, from https://www.vd.ch/themes/formation/scolarite-obligatoire/deroulement-de-lecole-obligatoire-dans-le-canton-de-vaud/

Felouzis, G. (2014). Les inégalités scolaires. Paris (6, avenue Reille 75685): PUF.

Felouzis, G., & Charmillot, S. (2017). Les inégalités scolaires en Suisse. Social Change in Switzerland, (8). https://doi.org/10.13094/SMIF-2017-00001

Trouilloud, D., & Sarrazin, P. (2003). Les connaissances actuelles sur l’effet Pygmalion: processus, poids et modulateurs. Revue française de pédagogie, (145), 89–119.

Watzlawick, P. (2014). Faites vous-même votre malheur, Paris : Ed. du Seuil.

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