Les dessinateurs journalistes

Barrigue et l’avenir de Charlie Hebdo (audio)
La génération qui suit André Paul et Urs est représentées par de nombreux dessinateurs de qualité, dont Raymond Burki, connu pour son travail au quotidien 24 heures, Thierry Barrigue, qui a collaboré plusieurs dizaines d’années avec Le Matin avant de cofonder le journal Vigousse, ou encore Patrick Chappatte, dessinateur et « BD reporter » au journal Le Temps, à la Neue Zürcher Zeitung et à l’International New York Times.

Burki : un dessin muet et parlant

Raymond Burki naît en 1949 à Épalinges. Formé en tant que retoucheur photographique en héliogravure à Lausanne, il envoie des dessins de presse à différents journaux. Le premier sera publié dans la Tribune Le Matin en juillet 1976. Son directeur, Marcel A. Pasche, le remarque et lui offre un emploi fixe au quotidien Burki travaille occasionnellement pour la revue Bilan ou le Sonntagszeitung. Il réalise son dernier dessin de presse pour  24 heures en août 2014. Les attentats de Charlie Hebdo lui feront reprendre le crayon. Il publie alors ses dessins sur sa page Facebook. Il en résulte un album intitulé  Burki remet ça en 2016.

Burki produit des dessins majoritairement muets. Il n’utilise jamais de phylactère et intègre rarement du texte dans ses planches. Il se présente lui-même comme un homme timide, n’aimant guère s’exprimer avec des mots. D’où la qualité de ses œuvres ,suffisamment claires pour être comprises sans explication et sans commentaire. Son emploi parcimonieux de la couleur, utilisée par petites touches pour souligner un détail, va se transformer avec le temps et prendre de plus en plus de place dans ses planches.

À l’occasion de premier anniversaire de la catastrophe de Tchernobyl, Burki dessine un gâteau dont la forme fait référence au « trisecteur », symbole de la radioactivité. Ce mortifère gâteau d’anniversaire évoque également l’adage « prendre sa part du gâteau » autrement dit, prendre sa part des gains. Cet aspect est appuyé par les trois assiettes qui entourent le gâteau, deux presque vides et la troisième propre, comme si quelqu’un avait refusé de prendre sa part. La présence des têtes de mort dans la tranche du gâteau rappelle les nombreux décès provoqués par la catastrophe. La bougie marquant l’anniversaire de l’accident prend ici la forme d’une cheminée de refroidissement de centrale nucléaire, enflammée par la mèche, seul élément coloré du dessin. Avec cette œuvre Burki arrive à synthétiser un grand nombre d’idées, et ce sans utiliser un seul mot : une image muette et pourtant parlante et riche de sens.

Au fil du temps, Burki se spécialise également dans les dessins de personnalités, caricaturant volontiers les figures du pouvoir en Suisse. Ces « charges », souvent très appréciées par les « victimes » du dessinateur, deviendront, vers la fin de sa carrière, sa marque de fabrique. Tel est le sujet du dernier dessin qu’il réalise pour 24 heures, où les principaux caricaturés pleurent son départ du journal, à l’exception de Christoph Blocher, qui semble s’en réjouir. Une fois à la retraite Burki a continué à dessiner, choisissant souvent des sujets plus internationaux que ceux qu’il avait l’habitude de traiter pour le journal régional 24 heures et les diffusant sur sa page Facebook. Au lendemain de son décès, survenu peu avant celui d’un autre dessinateur de presse de renom, Mix & Remix (Philippe Becquelin) (http://www.1erdegre.ch/blog/), Raymond Burki sera salué à l’instar de ce dernier comme l’un des dessinateurs de presse majeur de son temps en Suisse romande.

Barrigue : l’ « humour à la française »

Thierry Jean Marie de Barrigue de Montvallon dit Barrigue naît en 1950 à Neuilly-sur-Seine en France ; son père est le dessinateur Piem. Il publie son premier dessin de presse en 1971 dans la revue rock Extra et collabore avec de nombreux journaux et magazines, dont Rock&folk, L’Unité, Télérama, Le Point, France-Soir, Le Matin de Paris. En 1975, il fonde l’agence de presse parisienne APEI. Barrigue s’installe dans le canton de Vaud en 1979. Il devient alors célèbre pour ses dessins dans le quotidien Tribune Le Matin et collabore avec la Télévision Suisse Romande dans l’émission Le Fond de la Corbeille. Pendant cette période il crée avec Burki les Éditions du Fou du Roi. En 2008, la collaboration de Barrigue avec Le Matin cesse. Il fonde alors la revue satirique Vigousse avec Laurent Flutsch et Patrick Nordmann. Au cours de sa carrière il publie également plusieurs recueils de dessins ainsi que les célèbres Barricatures, recueils des meilleurs dessins de l’année écoulée.

Le style de ses débuts parisiens est très différent de celui qu’on lui connaît en Suisse romande. Ses premières œuvres sont muettes, en noir et blanc et adoptent la technique du « petit point » dans le genre du portrait. En 1972 Barrigue reçoit une carte de presse qui fait de lui un reporter-dessinateur indépendant. Toujours domicilié en France, il fonde avec quelques amis l’agence de presse APEI, qu’il utilise notamment pour vendre ses dessins. De nombreux journaux lui achètent ses œuvres, dont le journal suisse le 24 heures, qui deviendra un client régulier de Barrigue. À cette période son trait se simplifie davantage jusqu’à devenir celui qu’on lui connaît. Outre ses dessins caractéristiques et ses personnages aux gros nez, Barrigue est aussi un homme de plume, adepte du « bon mot ». Dans ses caricatures, il utilise des textes courts, souvent impertinents, parfois provocateurs, qui lui valurent occasionnellement les brimades des lecteurs. Burki dira de lui qu’il a insufflé « l’humour à la française » dans les quotidiens romands.

Chappatte : le dessinateur international

Patrick Chappatte (https://www.chappatte.com/) naît en 1967 au Pakistan d’une mère libanaise et d’un père suisse. Installé à Genève de longue date, il travaille principalement pour trois journaux : le quotidien Le Temps, la Neue Zürcher Zeitung (édition du dimanche) et l’International New York Times. Pour Chappatte, la force du dessin de presse réside dans la liberté que le dessinateur de presse a face au journal dans lequel il publie, ce qui permet, au sein d’un même quotidien, de proposer des points de vue divergents. Travaillant en trois langues, français dans Le Temps, allemand dans la Neue Zürcher Zeitung, et anglais dans l’International New York Times, Chappatte se frotte à divers publics et se retrouve confronté à des sujets nationaux et internationaux.

En parallèle, il développe de nombreux projets, comme Cartooning for Peace ou ses fameux « BD reportages » dans la lignée de ses confrères Joe Sacco ou Philippe Squarzoni. Il déclare ne pas vouloir faire de « l’actualité en pantoufles » mais préfère aller enquêter sur place et se livrer à un véritable travail de recherche avant de publier ses reportages sous forme de bandes dessinées. Depuis son premier reportage en 1995, il a traité des sujets extrêmement différents, allant de l’industrie de la K-pop en Corée à la dangerosité du Guatemala, en passant par une enquête dans les couloirs de la mort ou sur les attentats de New-York. Ainsi, il offre une œuvre hybride, entre le travail du journaliste d’investigation et celui du dessinateur de presse qui propose une vision personnelle de ce qui se déroule sous ses yeux.

Le « BD reportage » consacré aux attentats du World Trade Center en 2001 est un bon exemple de sa manière de procéder[1]. Un mois après les événements, il publie dans le journal  Le Temps  ses « Morceaux de New York » dans lesquels il regroupe différents documents. Patrick Chappatte ayant lui-même habité un certain temps à Manhattan, il offre un dessin extrêmement précis et fourmillant de détails des décombres et du New-York d’après l’attentat. Son but est de montrer les changements produits dans le quotidien par la chute des tours : des groupes de prière sont organisés, les taxis sont remplacés par des cyclo-pousses, des lettres et des avis de recherche sont accrochés aux murs et jonchent le sol, certains magasins ont été fermés durant plusieurs jours, le temps de dégager les décombres. Néanmoins, malgré la catastrophe, la vie reprend petit à petit. Chappatte se représente dans son « BD reportage » et n’hésite pas à parler à la première personne pour donner son avis et ses impressions. Il donne surtout la parole à différents témoins : un gérant de McDonald’s, un portier, un pompier ainsi qu’un médecin-chef. Humaniser la catastrophe, c’est la rendre palpable à l’échelle de l’homme, en d’autres mots, cela permet d’appréhender l’impact du drame sur les individus. Il inclut également dans son récit un fait divers, relatant l’histoire d’une compagnie de pompiers et termine son reportage par quelques dessins et peintures réalisés par lui-même, certains datant de bien avant la catastrophe, accompagnés d’un texte conclusif.

Eva Ciocca


[1] Le BD reportage morceau de New York est disponible à l’adresse suivante : Patrick Chappatte, Morceaux de New York [en ligne], 2001 ( http://www.bdreportage.com/bd-morceaux-de-new-york)