Le Sapajou : le Village noir et le Village suisse de l’Exposition nationale de 1896

Le Sapajou : le  Village noir et le Village suisse de l’Exposition nationale de 1896

Du 1er mai au 15 octobre 1896 s’étend sur La plaine de Plainpalais à Genève la deuxième Exposition nationale suisse. Parmi les nombreuses attractions, le Village noir, reconstitution d’un village africain exhibant 200 Sénégalais, offre aux spectateurs l’image d’une Afrique complètement fantasmée par les sociétés occidentales. La presse satirique suisse romande, avec des périodiques tels que Le Sapajou, donne un aperçu de la réception de ce village et de la construction, dans le domaine de la caricature, de la figure de l’ « Africain »[1]. Ces illustrations satiriques ne sont pas dépourvues d’interprétations subjectives. Saturées de stéréotypes, elles peuvent être considérées comme « productrices d’imaginaire »[2]. Il est donc intéressant de mettre en lien ces images et l’Exposition nationale de 1896 pour tenter de cerner l’imaginaire colonial de la Suisse romande de la fin du XIXe siècle.

Auguste Viollier, son théâtre et son journal

Auguste Viollier (1854 – 1908), artiste, caricaturiste, affichiste genevois, est une figure centrale dans la conception du journal satirique Le Sapajou[3]. Après une formation dans l’atelier de l’artiste Jean-Léon Gérome (1824 – 1904), Viollier dessine pour plusieurs revues parisiennes, telles le Paris illustré, La Caricature, Le Rire ou encore Le Polichinelle Une longue collaboration au Chat Noir lui permet de rencontrer des figures importantes de la presse satirique parisienne, tels Rodolphe Salis, Caran d’Ache, Steinlen ou encore Henri Rivière.

De retour à Genève il fonde Le Papillon[4], journal humoristique destiné à toute la famille et aura un grand succès en Suisse romande. Installé en Suisse, Viollier maintient des échanges avec le Chat Noir. Cette collaboration avec le cabaret (et son journal illustré) lui donne envie d’établir à son tour un théâtre à Genève. Il fonde ainsi le Sapajou, théâtre d’ombres chinoises qui prend place dans le contexte de l’Exposition nationale de 1896[5]. Viollier s’entoure d’une équipe d’architectes, musiciens, techniciens et dessinateurs[6] qui participeront non seulement à la création de la scénographie des spectacles, mais aussi aux illustrations de la revue homonyme.

Le Sapajou : organe hebdomadaire illustré des quadrumanes et du landsturm tente, sans succès, de s’imposer comme journal satirique officiel de l’Exposition nationale de 1896. S’il ne parvient pas à être totalement institutionnalisé, Le Sapajou suivra fidèlement les actualités de l’exposition et le lien entre les deux sera tellement fort que le journal aura du mal à s’en détacher et cessera son activité peu après sa fermeture.

Le Village noir de l’Exposition nationale en images

Selon l’auteur, l’époque, le type de journal, le public visé, le lieu de publication, etc., la façon de représenter les Africains dans la presse satirique change. Néanmoins, plusieurs stéréotypes mobilisés par les dessinateurs restent invariables, car profondément ancrés dans l’imaginaire commun. Certains traits, telle la couler noire utilisée pour la peau, la nudité, les coiffes volumineuses décorées par des plumes ou des os[7] ou encore le comportement enfantin et naïf des Africains sont essentiels à la compréhension de l’identité du personnage[8]. À ces traits s’ajoutent plusieurs variantes agencées de façon à créer une histoire (souvent drôle) compréhensible pour le public européen.

Les stéréotypes sont donc des raccourcis essentiels, permettant aux dessinateurs de réaliser avec peu de traits une image satirique plus au moins complexe. Dans le cas des représentations du Village noir, beaucoup de stéréotypes sont utilisés ou détournés. De plus, il est intéressant de remarquer non seulement comment les Africains sont mis en scène, mais aussi les Suisses, tantôt visiteurs, tantôt organisateurs de l’exposition.

Cette mise en perspective est pertinente dans le cadre de l’illustration Au parc de plaisance – Marchandise séquestrée. Le dessinateur Maurice Potter représente ici deux hommes européens en train de séquestrer des Africains du Village noir. Ils estampillent les personnes comme s’il s’agissait de marchandises. Deux enfants africains sont au premier plan et portent sur eux l’attestation validée par les officiers blancs. Les enfants ajoutent un caractère dramatique à l’image, leur expression est grave et la façon dont Potter les représente est plus proche des figures des peintres africanistes et orientalistes que des caricatures satiriques. En revanche, les officiers européens semblent avoir été plus exposés aux déformations de la caricature : leurs gros nez surplombent une moustache touffue et les yeux du personnage de gauche sont exagérément arrondis, le contour utile des deux figures est précis et semble plus décidé que celui utilisé pour les deux enfants (plus spontané et se rapprochant des lignes des esquisses). Cette illustration pose un regard critique sur le Village noir et son organisation. L’instrumentalisation des Africains y est problématisée, s’agit-il d’une dénonciation du pouvoir colonial ou d’une blague visant l’organisation du Village noir ?

Si chez Potter les stéréotypes traditionnellement mobilisés pour la représentation des Africains sont respectés, Godefroy s’amuse à les détourner. Dans son illustration « Préparatifs de l’Exposition des peintres recouvrent de peinture noire des hommes blancs portant des pagnes en paille, pendant qu’à l’arrière-plan on complète les déguisements du reste de la tribu. Godefroy joue sur l’authenticité des Africains devant arriver à l’Exposition nationale en mobilisant les principaux traits identitaires fantasmés par le public européen : la peau noire, les coiffes volumineuses, la nudité partielle et l’habillement « traditionnel ». Godefroy donne à voir la construction de l’image de l’Africain tout en se moquant des préparatifs de l’exposition. De plus, la figure du peintre à l’œuvre suggère une métaphore de l’artiste, analogie reproduite aussi dans l’affiche du Sapajou.

Le Village suisse

Outre le Village noir, l’Exposition nationale propose son correspondant – plus noble – helvétique. En effet, un Village suisse idéal est reconstitué. Pour cela, 78 bâtiments sont construits sur 20000 mètres carrés, une chute d’eau et une montagne de 40 mètres ont été reconstituées en staff (mélange de plâtre à mouler et de fibres) pour rendre une « image miniaturisée de la Suisse entière dans ses composantes principales » [9] . Ici, des habitants effectuent leurs tâches journalières et le bétail circule entre les rues et les prairies reconstituées afin de rendre le village plus authentique. Ce projet muséal se compose d’une immersion totale dans une vie rurale idéalisée.

Cette reconstruction ne laisse pas indifférents les dessinateurs de presse, qui multiplient les caricatures et les blagues sur ce village. Les illustrateurs mobilisent souvent la question de l’authenticité du Village, très vite démentie par la découverte du faux décor. Ceci est thématisé dans l’illustration « Réflexion d’une vache au village suisse », où une vache perce de ses cornes la montagne en staff en pensant «  Est-ce qu’ils me prennent pour une bête, vouloir me faire avaler que c’est en pierre ces rochers-là..… ! » [10]. Malgré l’effort des organisateurs de transmettre un sentiment d’authenticité, une impression de faux et de carton est perçue par certains visiteurs. Dans ce cas, la presse satirique peut être un des outils pour comprendre la réception de ce projet muséal.

À travers les expositions humaines et la représentation très codée des Africains, la Suisse participe à la diffusion de propos coloniaux de manière ni évidente ni innocente. L’historien Patrick Minder nomme cette attitude suisse « colonialité »[11], qui n’empêcherait pas ce pays, malgré son exclusion à la course aux colonies, de partager des valeurs et des représentations coloniales.

Rétrospectivement, le Village noir nous paraît éthiquement problématique. Tout au long du XIXe siècle, ce type de spectacle a pu  engendrer de grands bénéfices. Les Africains exhibés attisent la curiosité des visiteurs et leurs caricatures sont particulièrement appréciées par le public. Comme on l’a vu, l’image de l’Africain est construite à partir de stéréotypes agencés de plusieurs façons afin d’être adaptés à toutes les situations. Cette construction de la représentation est tributaire d’un imaginaire colonial et des valeurs qui en découlent, telles la supériorité des civilisations européennes et la simplicité d’esprit du colonisé. Les dessinateurs doivent donc s’insérer dans cet imaginaire afin d’être compris par le public, tout en développant des stratégies de distinction pour créer une image originale et surprenante.

Fassaleh Taal


[1] J’utiliserai dans cet écrit la catégorie des « Africains » non pas comme une unité de sens allant de soi, mais comme un produit colonial, une catégorie fantasmée durant la fin du XIXe et utilisée par les dessinateurs de presse. Il est donc clair que dans la conception de ce groupe règne une grande homogénéité peu réaliste, imprégnée de stéréotypes. C’est précisément ces derniers que je voudrais éclaircir à travers ce dossier.

[2] Cette notion, mobilisée par Pascal Griener au sujet des publications d’art  de la première moitié du XIXe siècle, me semble pertinente aussi dans le cadre du dessin de presse. Voir : Pascal Griener, « Le livre d’histoire de l’art en France (1810-1850) : une genèse retardée : pour une nouvelle étude de la littérature historiographique », in : Roland Recht et al., Histoire de l’histoire de l’art en France au XIXe siècle, Paris, La Documentation française, 2008, p. 169.

[3] Pour une brève, mais complète biographie d’Auguste Viollier voir : Jean-Charles Giroud, « Auguste Viollier : 1854-1908 : Artiste, caricaturiste, publiciste, affichiste genevois », Musées de Genève, n° 344, 1997, pp. 14-22.

[4] Le Papillon : journal humoristique, Genève, Le Papillon, 1889-1918.

[5] En effet, le théâtre est mentionné dans le guide officiel de l’exposition. Voir : Alexandre Gavard, Exposition Nationale Suisse, Genève, 1er mai – 15 octobre 1896 : Guide Officiel, 2ème éd., Genève, [s.n.], 1896, p. 100.

[6] L’équipe est composée de personnalités suisses et parisiennes. Pour plus de détails voir : Giroud 1997, p. 19  et Philippe Kaenel, « Du Chat noir au Sapajou: les échanges artistiques et satiriques entre Paris et la Suisse autour de 1900 », in : Evanghélia Stead, Hélène Védrine (dir.), L’Europe Des Revues (1880-1920) : Estampes, Photographies, Illustrations, Paris, PUPS , Presses de l’Université Paris-Sorbonne (coll. Histoire de l’imprimé), 2008, p. 228.

[7] Matière souvent utilisée comme indice de sauvagerie.

[8] Pour une liste exhaustive des stéréotypes apparaissant dans la presse satirique suisse entre 1880 et 1939 voir : Patrick Minder, La Suisse coloniale : Les représentations de l’Afrique et des Africains en Suisse au temps des colonies (1880-1939), Bern ; Berlin [etc.], Peter Lang, 2011. Voir également : Pascal Blanchard et al. (dir.), Zoos humains et exhibitions coloniales : 150 ans d’inventions de l’autre, Paris, La Découverte, 2011. Nicolas Bancel et al. (dir.), L’invention de la race : des représentations scientifiques aux exhibitions populaires, Paris, La Découverte, 2014.

[9] Armand Brulhart, Le village suisse de Genève à Paris, 1896-1900 ou la fabrication du rétro, in :  Leïla El Wakil, Pierre Vaisse (dir.), Genève 1896 : Regards sur une exposition nationale, Chêne-Bourg, Genève, Paris,  Georg, 2001, p.112.

[10] Légende de l’illustration 6, Le Sapajou, n° 33, page de titre. Voir également : Bernard Crettaz, Christine Détraz, Suisse, mon beau village : Regards sur l’Exposition Nationale de 1896, Genève, Musée d’ethnographie ; Archives d’Etat, 1983.

[11] Patrick Minder, « Le Continent noir : images et imaginaire de l’Afrique dans la presse suisse (1870-1945) », Le Temps des médias, n° 26, 2016, p.41.