La génération mai 68

Interview de Frédéric Chapatte au forum 100

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Dès 1967, se développe en Suisse romande, une multitude d’extravagants journaux éphémères. Ces bulletins regroupent des dessinateurs engagés ou du moins critiques de la nouvelle société industrielle et du monde que Mai 68 voulait renverser : parmi eux, Mix & Remix, Martial Leiter et Frédéric Pajak.

Les trois amis débutent leurs collaborations via différents périodiques. Frédéric Pajak occupe le poste de directeur artistique à L’Hebdo où il rencontre le duo de stagiaires Mix & Remix (Philippe Becquelin et son épouse), le premier fraîchement diplômé des Beaux-Arts de Lausanne. Leur association artistique débute grâce au mensuel Voir que fonde Pajak en 1982, puis se développe pendant plus de vingt ans entre magazines éphémères, expositions d’art ou encore publications de dessins au sein des Cahiers Dessinés. Martial Leiter les rejoint dès le lancement de l’hebdomadaire satirique La Nuit, également créé par Pajak et quelques compères en 1986. Sa présence sera néanmoins plus sporadique.

Ni Mix & Remix, ni Martial Leiter, ni Frédéric Pajak ne sont à proprement parler des dessinateurs de presse, car ils ne sont pas journalistes et ne commentent pas par l’image l’actualité au jour le jour. Ils proposent des commentaires réflexifs, critiques, cryptiques, amusés ou sarcastiques sur le monde moderne.

Frédéric Pajak (1955-)

A 12 ans, Frédéric Pajak crée son premier journal qui circule dans les classes : La Poule littéraire suivit d’un second, Le Boudin qui mousse et enfin, Zéro de conduite interdit de publication en Suisse pour incitation à l’émeute et à la grève des écoliers et étudiants. En 1970, il travaille comme intermittent dans une imprimerie puis collectionne les petits boulots chez les imprimeurs, typographes et rotativistes ou sur les chantiers.

Entre 1980 et 1990, il fonde notamment le mensuel Voir (répertoire des arts et sorties du mois dans le milieu nocturne et alternatif de la Dolce Vita), le journal satirique La Nuit. En 1990, il coréalise une exposition de peinture avec Mix & Remix et Noyau à la galerie de Ballens, entre comme dessinateur à L’Idiot international à Paris et publie des dessins dans L’Illustré. Pajak quitte L’Idiot en mauvais terme et fonde en réaction L’Imbécile de Paris. Jusqu’en 1994, il publie l’antijournal Culte au format géant et L’Eternité hebdomadaire conçu avec Mix & Remix, puis rédige des textes autobiographiques qui lui valent une reconnaissance dans les Lettres. En 2012, il crée un dernier journal volontairement éphémère qui ne parle pas de politique : 9 semaines avant l’élection, en prévision de la présidentielle française. Il est financé entièrement par ses soins et relancera une grande fédération d’artistes dont participent Mix & Remix et Martial Leiter.

Selon Pajak, « Le dessin peut tout dire. Et il n’a pas dit son dernier mot. Il lui reste à inventer toujours davantage. Pour cela, il peut se déconstruire, s’anéantir, repartir de zéro en revenant aux signes premiers. »[1] Dans sa production, deux formes de dessins se distinguent : l’une très travaillée et ultra-réaliste jouant avec des ombres en clair-obscur, et l’autre, quasi cartoonesque composée de peu de traits et de texte pour la presse. Les illustrations que l’artiste publie dans L’Eternité hebdomadaire notamment, sont acides et directes. Frédéric Pajak ne cherche pas les blagues éphémères mais utilise son dessin au service d’une vision critique et d’une pensée engagée.

Martial Leiter (1952-)

Après un apprentissage de dessinateur industriel à l’Ecole Technique de Couvet, Martial Leiter monte sa première exposition indépendante à 17 ans. En 1970, La Feuille d’Avis de Lausanne (24Heures) lui propose de se lancer dans le « dessin politique ». A partir de ce moment, ses illustrations sont publiées dans diverses revues satiriques comme La Pomme, Chut Hebdo, Le Bonjour de Jack Rolland et La Tuile ainsi que dans les journaux principaux tels que Le Monde, Le Courrier, Le Temps, Le Nouveau Quotidien, Der Tagesanzeiger, Die Weltwoche ou Die Wochenzeitung. Il participe à la fédération d’artistes au sein des journaux éphémères de Frédéric Pajak notamment dans Voir, La Nuit ou 9 semaines avant l’élection dès 1986. Puis il abandonne le travail pour la presse et se tourne vers la peinture à l’encre de Chine, inspirée de la calligraphie extrême-orientale [2] : « un monde intériorisé et allusif »[3].

Martial Leiter tente dans ses dessins de saisir les véritables enjeux des blessures du monde. Les thèmes qu’il développe sont engagés et regroupent notamment les affrontements politiques, l’économie, les tragédies humaines et la guerre. Cette dernière idée se dégage régulièrement dans l’univers artistique du dessinateur. En effet, que ce soit au sein du dessin dans la presse ou de sa production personnelle, la guerre est déclinée de manière complémentaire : au pinceau dans le dessin « libre », et par un humour grinçant véhiculé par le trait rigoureux du stylo à plume tubulaire. Toutefois, c’est moins un combat précis que Leiter cherche à représenter mais bien « l’universelle sombre condition humaine ».[4] Bien que certains conflits semblent identifiables dans ses travaux – la guerre du Golfe, l’Afghanistan ou le Viêt-Nam – ceux-ci font nettement plus état du théâtre de la violence et de la cruauté humaine, à l’instar des Désastres de la guerre (1810-1815) de Francisco de Goya.

Match nul (1996) ne semble pas se soucier de l’actualité mais revendiquer un message plus universel. L’essentiel réside dans la démonstration d’un mécanisme tragique, inutile, où personne ne gagne. L’absurdité de l’analogie entre une partie de football à une échelle terrestre et des soldats tués pendant une guérilla cherche à faire ressortir par le dessin, un système belligérant[5] dont tous les participants sont morts sans jamais vaincre. Par ailleurs, les trames formées par les hachures confèrent au dessin une certaine tension. Il s’agit en effet des fils qui forment une toile : une sorte de filet, presque un théâtre dont les acteurs ressemblent à des mouches capturées. Leiter emprisonne les combattant même au niveau du dispositif, du médium. Le triple surcadrage composé par les lignes du terrain, le treillis du dessin et le cadre de l’œuvre condamne les individus à l’enfermement. Les victimes représentées par Leiter semblent incarcérées et vouées à des combats à mort dont elles ne sortiront jamais.

Dans Match Nul, la tragique absurdité de la situation ainsi que l’absence de texte rappellent les films muets de Laurel et Hardy ou Buster Keaton que l’auteur affectionne. En effet, le dessin de Leiter, à l’image de ce cinéma burlesque, révèle l’autodestruction des engrenages de la société qu’elle-même crée et impose. Il faut envisager les dessins de Leiter comme œuvres indépendantes les unes des autres, qui ne jouent pas la provocation. Selon l’artiste, pour être légitime d’ironiser sur un sujet il faut pouvoir sentir la culture dans ses moindres tenants et aboutissants et en connaître les limites.

Philippe Becquelin dit Mix & Remix (1958-2016)

Mix & Remix, composé initialement de Philippe Becquelin et de sa femme Dominique, se forme à la peinture aux Beaux-Arts de Lausanne. Ensemble, ils publient le fanzine Hé ! Patate et montent, quelques temps plus tard, une exposition à la librairie Basta ! montrant des dessins de têtes de mort dans la continuité du graffiti new-yorkais. Philippe Becquelin y rencontre Frédéric Pajak et débutent alors leur collaboration artistique au sein de bulletins temporaires tels que Voir, La Nuit, Good Boy, Culte, L’Eternité hebdomadaire, 9 semaines avant l’élection. Ils créent et développent ensemble leurs idées durant plus de trente ans notamment lors de deux expositions de peinture à Ballens et à la Tripp Galerie de Lucerne en collaboration avec Noyau. Grâce à son apprentissage et sa formation satirique au sein des journaux éphémères, Mix se déploie et aiguise son regard sur le monde.

Avec la complicité de Pajak, il expérimente et crée ses premiers dessins de presse en 1994 dans L’Eternité hebdomadaire. Son trait évolue, allant du graffiti underground, au fanzine presque abstrait en passant par la petite bande dessinée de La Reine des suisses au sein de Voir pour enfin ne garder que l’essentiel dans ses personnages minimalistes à gros nez. Grâce à cette première expérience en tant que dessinateur politique sans concession, il propose ses dessins d’actualité à L’Hebdo avec qui il collabore déjà via de petits strips intitulés Histoires mécaniques. Son travail est accepté et il devient rapidement un dessinateur à succès. Il publie ses illustrations de manière omniprésente sur toute sorte de supports allant de grands quotidiens comme Le Matin Dimanche, Le Courrier international, L’Express, Siné Mensuel (FR), L’internazionale (I), ou au sein d’émissions télévisées tels que Infrarouge sur la RTS mais également via des couvertures de livres, des publicités ou des illustrations de manuels.

Dans ses dessins, Mix ne tend jamais vers la caricature stéréotypée qui accentue les attributs spécifiques des personnes représentées mais il ne conserve que l’indispensable. Il ne suffit de quelques éléments : un gros nez, deux petits yeux globuleux placés au sommet de cette péninsule et quelques mots. Ses personnages ont la particularité de n’être jamais très souriants, « ils tirent la gueule. Ce sont des râleurs et en sont donc d’autant plus humains »[6]. Il est vrai que contrairement à Leiter, le croquis de Mix & Remix n’est que très rarement (voire jamais) dépourvu de texte. L’artiste va à l’essentiel grâce à son trait minimaliste et il fait preuve d’une « économie de moyens extrêmement étudiée »[7]. C’est surtout par l’idée que Mix communique et il y parvient par la sobriété du dessin et grâce au texte. Ses propos sont simples et concis mais frappent directement l’os. L’auteur parvient à trouver le contrepied d’un sujet et l’offrir au lecteur dans un jeu mêlant légende et dessin afin de le rendre terriblement drôle et touchant.

Mix & Remix considérait avoir « inventé un nouveau dessin de presse dans le trait »[8]. Son travail est principalement motivé par une réflexion stylistique et artistique. Cette dimension d’art dans un support ordinaire est présente dès le début de la production du dessinateur. Aussi, aux côtés de Frédéric Pajak, « ce qui les pousse à créer des journaux éphémères c’est de pouvoir conférer à une “feuille de chou“ l’aura d’une œuvre collective »[9].

Dans Le nouveau Charlie Hebdo peine à recruter (2015), Mix & Remix illustre avec subtilité cette distinction dans le dessin de presse. Il présente un dessinateur satirique lors d’un entretien d’embauche chez Charlie Hebdo mais qui demande de ne pas devoir dessiner que « des bites et des merdes ». A travers le titre, Mix & Remix adresse une critique au journal français en faisant comprendre au lecteur que ce dernier ne parvient pas à dénicher de nouvelles recrues car effectivement, sa publication se résume uniquement à des contenus vulgaires. Cette pratique est issue son ancêtre, dirigé par la même équipe, Hara-Kiri : le journal bête et méchant (1960-1986), interdit en 1970 à la suite d’un numéro se moquant de la mort du général de Gaulle. Le contenu libertaire du journal prenait nettement le pas sur la recherche artistique ou stylistique, par le biais d’images scatologiques ou pornographiques[10]. Le journal ne tente pas d’être critique envers un sujet d’actualité afin de le rendre drôle et de s’en insurger mais il utilise la politique ou les faits divers de manière violente. Charlie Hebdo poursuit le même modèle. Dans le dessin « Charlie Hebdo peine à recruter », Mix & Remix nous offre donc une critique de cette forme d’humour graphique qui réduit le dessinateur de presse à un simple provocateur dépourvu de toute dimension artistique. Durant plus de trente ans, Philippe Becquelin est parvenu à imposer un style unique, travaillé par l’utilisation synthétique de la plume, du marqueur et de l’encre.

Camille Huygen


[1] PAJAK Frédéric, « Incendies et feuilles mortes », Le Cahier dessiné : l’exposition, Paris : Les Cahiers Dessinés, 2015, p. 15.

[2] JAUNIN Françoise, « L’Homo Sapiens en abyme », Guerre(s), Lausanne : Editions Humus, 2009, p. 9.

[3] LUONG Duc-Hanh, « Deux mondes pour un univers », ibid, p. 96.

[4] JAUNIN Françoise, art. cit., p. 7.

[5] Propos de Martial Leiter in DUVAL Jean-François, « La sagesse du chien », Martial Leiter : tous rebelles, Paris : Les Cahiers dessinés, 2012, p. 8.

[6] DUPLAN Antoine, « Mix&Remix, une décennie héroïque », Le Temps, 15 mai 2015, https://www.letemps.ch/culture/2015/05/15/mix-remix-une-decennie-heroique [en ligne].

[7] PAJAK Frédéric, « Smash », Mix & Remix : dessins politiques, Paris : Les Cahiers Dessinés, 2015, p. 11.

[8] Témoignage de Mix & Remix in Fondation vaudoise pour la culture (2016), Prix du rayonnement 2016: Portrait de Philippe Becquelin, Mix & Remix [Vidéo en ligne], https://vimeo.com/184478073.

[9] GARNIER Philippe, « Une enfance de trente ans », Les Etoiles souterraines, Lausanne : Les Editions noir sur blanc, 2015, pp. 12-13.

[10] FENOUILLET Paul, « 1958-2008 : Presse subversive », Contemporary French and Francophone Studies, 2008, p. 260.