Vitrines du crime

Témoins de l’inventivité des malfrats et de la variété des affaires traitées par la police scientifique, des centaines d’objets s’alignent dans les vitrines d’un petit musée au cœur de l’Ecole des sciences criminelles. Son ancien directeur, Pierre Margot, dévoile l’histoire de certains de ces trésors.

Photos © ESC (UNIL)

On les devine à travers les vitres, en grimpant les escaliers menant au dernier étage du Batochime. Remplies de bombes artisanales, cannes-pistolets, matraques, colis piégés et autres armes, une douzaine de vitrines réunissent des objets issus d’expertises réalisées par l’Ecole des sciences criminelles (ESC) au cours du XXe siècle. Inaccessible au public, ce petit musée privé a été recréé « maison » à l’occasion des 100 ans de l’ESC en 2009. Le directeur de l’époque, Pierre Margot, se prête au jeu d’une petite visite guidée. Morceaux choisis.

Les deux premières vitrines sont consacrées à l’histoire de l’Ecole (anciennement « Institut de police scientifique », le premier au monde), fondée par l’illustre Rodolphe Archibald Reiss en 1909. Pierre Margot attire notre regard sur le premier microscope comparateur commercial. Cet instrument permettait de comparer deux pièces entre elles, par exemple une balle extraite du corps d’une victime et une seconde tirée avec une arme de comparaison. Daté de 1911, il fonctionnait sans électricité. « Deux petits miroirs pivotants reflétaient la lumière et permettaient de diriger l’éclairage vers les objets à observer. »

« Un vrai petit bijou », selon le professeur honoraire, puisque le seul autre exemplaire connu se trouve au British Museum, à Londres. « Même la firme productrice (Seibert, rachetée par Leica, ndlr) n’en possède plus. C’est le seul qui manque à leur collection. On m’a proposé de l’échanger contre un modèle récent, valant plusieurs milliers de francs. J’ai refusé », se souvient-il.

Juste au-dessus du microscope, quelques photos datées de 1910 à 1916 où figurent les locaux historiques de l’Ecole, situés place du Château à Lausanne. On y remarque déjà des objets exposés dans des armoires vitrées. Expert retraité et auteur d’un guide interne sur le musée, Daniel Correvon indique qu’il a compté jusqu’à 1500 pièces ! Certaines proviennent d’affaires qui ont, à l’époque, défrayé la chronique.

Le procès de l’absinthe (affaire Lanfrey, 1905)

Dans la double vitrine dédiée aux armes à feu, trône le fusil utilisé par Jean Lanfrey pour abattre sa femme enceinte et ses deux enfants le 28 août 1905 à Commugny (VD). Au début du XXe siècle, l’opinion publique suisse subissait une forte pression de la Croix-Bleue (association aidant les personnes dépendantes de l’alcool) et des vignerons romands, alliés aux producteurs de schnaps alémaniques, pour éliminer la concurrence de la Fée verte. Sur fond de querelles politico-commerciales, le procès de Lanfrey, agissant comme un catalyseur, conduira à l’interdiction de l’absinthe en Suisse. « Le jour du meurtre, le père de famille avait bien avalé deux absinthes. On s’était pourtant bien gardé de rappeler qu’il avait également bu, entre autres, du cognac et du vin (il en consommait, dit-on, 4 à 5 litres par jour !) » indique Pierre Margot.

Fausse monnaie de la Banque de France (affaire Friedrich)

De faux billets de 100 francs français et les pierres lithographiques ayant servi à les imprimer ornent les rayonnages estampillés « fausse monnaie ». Ils ont été façonnés au début du XXe siècle par Daniel Friedrich, lithographe-dessinateur établi à Lausanne. Conseiller technique de la banque de France dans le cadre de l’enquête, Rodolphe Archibald Reiss a prouvé qu’il s’agissait des plaques ayant servi à produire les fausses coupures.

Meurtre à la hache, un cas d’école (affaire Seewer, 1912)

« Les incivilités dans les trains ne datent pas d’hier », ironise Pierre Margot en continuant la visite. En témoigne la casquette d’un contrôleur, trouée par les deux pointes d’un marteau en 1891. Au chapitre des agressions, figure également le meurtre de Mme Seewer, tuée à coups de hache à son domicile de la rue Caroline, le 8 janvier 1912, par sa domestique. Dans la vitrine, la partie supérieure du crâne de la victime, l’arme, ainsi que des photos de la scène réalisées par Reiss lui-même, en charge de l’affaire.

« L’enjeu ici était de comprendre si c’était bien avec cette hache que les coups avaient été assenés et, si oui, avec quel angle et dans quel ordre. » En comparant les stries (défauts) de la lame avec les marques laissées sur le crâne, la séquence des coups a pu être reconstituée. Reiss a montré que le premier avait été porté de derrière, ce qui prouvait que l’employée de maison, contrairement à ce qu’elle prétendait, n’avait pas agi par légitime défense.

« L’étude des défauts du fil de la lame comme moyen d’identification était une première pour l’époque. Aujourd’hui encore, c’est ainsi que nous étudions les armes à feu et les couteaux, entre autres, pour déterminer s’ils sont à la source d’une lésion », explique Pierre Margot.

Intéressant d’un point de vue technique, ce cas a été utilisé à plusieurs reprises pour des exercices et évaluations. Dans la vitrine figurent, par exemple, les fiches d’examens créées par l’ancien commandant de la police lausannoise, Henri Mutrux-Bornoz, diplômé à la fin des années 20. « A l’époque, on fournissait aux élèves le crâne et la hache pour qu’ils puissent les étudier. Dans les années 50, la médecine légale avait même prêté un cadavre pour reproduire un pendu lors d’un exercice. C’est évidemment inimaginable aujourd’hui… »

Incendie accidentel d’une colonie de vacances (1949)

Pierre Margot s’arrête devant une reconstitution à l’échelle 1: 10 de la salle de bains de la colonie de vacances « Les Oisillons », à Château-d’Oex. Le 12 janvier 1949, 14 personnes, dont 12 enfants, ont péri dans l’incendie accidentel du bâtiment. Des linges placés à proximité du chauffe-eau s’étaient embrasés. La maquette a été fabriquée dans le cadre d’une expertise réalisée par Marc-Alexis Bischoff, directeur de l’ESC de 1923 à 1963. « Elle reconstitue la situation telle qu’elle avait été perçue par les experts de l’époque. Les démonstrations sont aujourd’hui effectuées à l’aide de photographies et animations 3D », indique Pierre Margot.

 

Drame du Gothard (2001)

La visite se termine avec l’un des rares objets récents présenté dans le musée : une carotte de bitume provenant de la chaussée du Gothard. Le 24 octobre 2001, un poids lourd en emboutit un autre qui circule normalement en sens inverse, avant de s’embraser. « La carotte a été prélevée en amont de la collision des deux véhicules. Elle contient des traces d’hydrocarbures, ce qui indique que le premier camion, avant de percuter le second, perdait déjà du carburant à cause de chocs contre les parois du tunnel. Nous avons ainsi pu démontrer que son chauffeur, ivre, avait bien perdu la maîtrise de son véhicule et était seul responsable de l’accident, puis de l’incendie. »

Des centaines d’autres pièces relatives à des cambriolages, explosions, suicides, meurtres, usurpations d’identité ornent les étagères. Certaines affaires, même centenaires sont très bien documentées. « D’autres ne livreront jamais leur mystère », conclut Pierre Margot, se penchant sur deux cannes-épées dans leurs étuis, étiquetées « origine et histoire inconnues ».

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