Un an après le tsunami, la menace persiste

Un an après le tsunami, la menace persiste

Il y a bientôt un an, le 26 décembre 2004, un tsunami dévastait l’Asie. L’Europe est-elle à l’abri d’un raz-de-marée? Et la Suisse, qui a connu deux désastres similaires en 563 et en 1806? Retour sur ces catastrophes avec Jean Hernandez et Michel Jaboyedoff, professeurs à la Faculté des Géosciences et de l’Environnement de l’UNIL.

Cétait il y a un an. Un terrible tsunami frappait les pays côtiers de l’océan Indien et l’inconscient collectif. Qui a oublié les corps rejetés comme des pantins désarticulés sur les plages de Phuket ou du Sri Lanka? Que s’est-il réellement produit en décembre 2004? Quels phénomènes géologiques ont provoqué ces raz-de-marée qui ont fait plus de 300’000 victimes? Pourquoi n’a-t-on pas pu prévenir la catastrophe?

Pour prendre la mesure de ce qui s’est passé, peut-être faut-il rappeler que certaines îles ont été déplacées intégralement de plus de vingt mètres, comme si une main géante avait poussé la roche, la terre, les arbres, les habitations. Ce qui est complètement exceptionnel. D’habitude, des déplacements verticaux ont bel et bien lieu. Mais ils se mesurent en millimètres ou en mètres, mais on ne connaît pas de mouvements latéraux de cette taille. Dans ce cas dramatique, des îles ont carrément changé de latitude!

Le troisième plus puissant tremblement de terre

Le premier choc s’est traduit par un gros séisme sous-marin au large des côtes d’une magnitude de 9,15 sur l’échelle de Richter. «C’était le troisième plus puissant tremblement de terre depuis 1900, après celui du Chili en 1960 et ses 9,5, rappelle Jean Hernandez, professeur de minéralogie et doyen de la nouvelle Faculté des Géosciences et de l’Environnement à l’UNIL. Après le choc initial, la partie de la croûte terrestre qui a été déplacée se réajuste par une série de petits mouvements qui génèrent des tremblements de terre. On parle alors de répliques qui, dans ce cas, et c’est exceptionnel, ont été nombreuses et puissantes: la dernière le 28 mars 2005 a affiché une intensité de 8,7 qui la place au 6e rang des tremblements de terre.»

L’ampleur inhabituelle de la fracture sous-marine longue de plus de 1000 km et la surface très large mise en mouvement expliquent le nombre et la puissance des répliques.

Conséquence d’un phénomène bien connu sous le nom de dérive des continents, le tsunami a eu lieu dans une zone à risque comme une bonne partie de l’Est de l’océan Indien et du pourtour du Pacifique. A l’endroit du choc, la plaque tectonique indo-australienne passe sous la plaque eu-ra-sienne et cette «subduction» crée au-dessus de ce nœud de tensions géologiques un arc insulaire, l’Arc de la Sonde. En plongeant sous la plaque eurasienne, la plaque indo-australienne se déforme, entraîne l’arc insulaire vers le sud-ouest et ouvre une mer de l’autre côté, la mer de la Sonde.

Ces mouvements d’une vitesse moyenne de six centimètres par an contre un centimètre par an dans l’Atlantique et quinze centimètres par an dans le Pacifique sud, génèrent un régime de contraintes qui s’accumulent dans les profondeurs de la croûte terrestre. Comme pour tout matériau, après plusieurs années de contraintes, il y a soudain rupture et tremblement de terre. Le fond de l’océan s’effondre brusquement de quelques mètres, met en mouvement toute la masse d’eau au-dessus, évaluée ici à 400 km3 et crée un phénomène ondulatoire, comme un caillou jeté dans une mare.

Un système d’alerte inexistant

L’an dernier, cette vague a traversé le Pacifique en huit heures, provoqué des morts jusqu’en Afrique du Sud et déclenché des variations d’une quarantaine de centimètres sur les côtes sud-américaines. En Thaïlande et aux Maldives, les eaux ont envahi la côte sur 500 mètres. Ce qui n’est pas une distance énorme à franchir en cas d’alarme.

«Nous pouvons prédire quelles zones seront touchées par des tsunamis provoqués par des séismes, mais pour l’instant, nous ne parvenons pas à modéliser ce processus avec précision, confie Jean Hernandez. Contrairement aux éruptions volcaniques qui peuvent être relativement bien prédites, ce qui permet d’évacuer les populations et d’éviter les catastrophes humanitaires, pour les tremblements de terre, nous ne disposons pas des outils pour déterminer quand cela craquera.»

Les géologues savent ainsi qu’au nord de la Californie, où il y a aussi subduction, l’accumulation de contraintes va fatalement provoquer un tremblement de terre un jour. Mais il leur est impossible de prévoir quand. En revanche, le Centre d’observation des tsunamis à Hawaï est capable de modéliser un tsunami dans les instants qui suivent un tremblement de terre sous-marin et d’indiquer quand et avec quelle amplitude le raz-de-marée arrivera sur les côtes américaines.

La population dispose alors en général de suffisamment de temps (une demi-heure) pour se mettre à l’abri. Un tel système n’aurait-il pas permis de sauver les 310’000 morts de l’hiver dernier en Asie? «Dans le Pacifique, il n’y a pas eu d’alerte au tsunami parce que cette zone ne connaît pas de tels mécanismes, confie Jean Hernandez. Cela aurait peut-être permis de sauver des vies à Phuket qui se trouvait à une heure du lieu de rupture, ainsi qu’au Sri Lanka, mais peut-être pas à Sumatra, qui était beaucoup plus près et a subi aussi un terrible tremblement de terre.»

Le grand nombre des victimes de ce tsunami s’explique aussi par la concentration des industries de la pêche – 250’000 employés – et du tourisme dans les régions côtières.

Peut-on briser la lame du tsunami?

Au Japon, les autorités ont mis en place des digues pour briser cette lame. Aux Maldives, elles envisagent également de construire des murs en béton au risque de défigurer le site. D’énormes airbags permettraient peut-être de freiner la violence de la vague sans détruire le paysage, mais cette technique n’est pas encore développée. En plus, elle n’éviterait pas l’inondation.

«Certains experts ont suggéré d’injecter de l’eau dans les roches profondes, en particulier sur la faille de San Andrea en Californie, dans le but de lubrifier le système et d’annuler les contraintes et les risques de tremblement de terre, explique Michel Jaboyedoff. Il faudrait intervenir sur plusieurs centaines de kilomètres parce qu’une fracture, ce n’est pas un trait sur la carte, mais une série de fractures.»

De plus, les géologues souffrent d’une méconnaissance des caractéristiques du sous-sol, les forages étant hors de prix et limités en profondeur. Il existe cependant une méthode prometteuse, l’interférométrie différentielle radar qui, grâce aux satellites, permet d’établir une carte de variation des contraintes à la surface de la terre et de déterminer les seuils de mouvements à partir desquels le tremblement de terre pourrait se déclencher. Cette méthode ne permet pas de repérer les mouvements au fond des océans ni les glissements de terrains sous-marins à l’origine d’un tsunami, par exemple en Papouasie Nouvelle-Guinée il y a quelques années.

L’Europe n’est pas à l’abri d’un tsunami

Les côtes européennes ont subi de nombreux tsunamis dont celui lié au tremblement de terre de Lisbonne en 1755. Elles ne sont donc pas à l’abri d’une telle catastrophe. Elles pourraient également essuyer un raz-de-marée de moindre amplitude en cas d’éboulement dans le fond marin.

En 1973, la France a connu un tsunami de ce genre sur la Côte d’Azur, en raison d’un glissement de terrain sous-marin sur l’emplacement de l’aéroport de Nice qui s’avance sur la mer. Cela a provoqué un petit raz-de-marée sur la Promenade des Anglais qui s’est soldé par trois morts.

Il y a deux ans, le Stromboli, au large de l’Italie, a également subi un petit raz-de-marée après un glissement de terrain sous-marin. «De nombreux sismologues pensent que le prochain tremblement de terre pourrait avoir lieu au large d’Istanbul, confie Jean Hernandez. Là aussi, deux continents s’affrontent, la plaque arabe et le continent européen. En général, le fond de la Méditerranée est néanmoins plus stable que le fond marin du pourtour du Pacifique. Une rupture n’est pas exclue, mais ses effets seront restreints. En Europe, mettre en place un système de surveillance très coûteux ne semble donc pas judicieux.»

Un tsunami à Schwyz en 1806

La Suisse n’a pas d’accès à la mer. Et pourtant, un tsunami s’y est produit le 2 septembre 1806, lorsque, comme le rapporte Denis Rohrer, dans «Les catastrophes naturelles dans les récits de voyages», les flancs du Rossberg, au-dessus du lac des Quatre-Cantons dans le canton de Schwyz, s’éboulent et engloutissent le village de Goldau et trois autres localités, faisant quelque 500 morts.

Victor Hugo, lors de son voyage en Suisse de 1839, décrit dans ses notes de voyage cet événement vieux alors de plus de trois décennies. «Le 2 septembre, à cinq heures du soir, un morceau du sommet du Rossberg, de mille pieds de front, de cent pieds de haut, et d’une lieue de profondeur, s’est détaché tout à coup, a parcouru en trois minutes une pente de trois lieues, et a brusquement englouti une forêt, une vallée, trois villages avec leurs habitants et la moitié d’un lac.»

Un autre sur le Léman en 563 après J.-C.

Moins connu et plus ancien, un autre tsunami a eu lieu en 563 en Suisse romande. Cette année-là, un glissement de terrain terrifie le Valais et ravage les rives du Léman. Selon les rares sources disponibles, un pan du mont Tauredunum, probablement l’actuel Grammont, dans le Chablais valaisan, s’effondre simultanément sur un castrum et dans le lac Léman. L’éboulement obstrue les eaux du Rhône à la hauteur de Saint-Maurice. L’immense masse d’eau retenue est libérée quelques mois plus tard par la rupture du barrage qui provoque un raz-de-marée dévastateur.

Ce drame, dont on ne conserve aucune illustration, est relaté par Marius d’Avenches, évêque de Lausanne, auteur d’une chronique qui couvre les années 455 à 581, dans laquelle il note des événements intéressants survenus dans la région. «Cette année-ci, la grande montagne du Tauredunum dans le diocèse du Valais s’écroula si brusquement qu’elle écrasa un bourg qui était proche, des villages et en même temps tous leurs habitants. Sa chute mit aussi en mouvement tout le lac, long de 60 milles et large de 20 milles, qui, sortant de ses deux rives, détruisit des villages très anciens avec hommes et bétail. Le lac démolit même beaucoup d’églises avec ceux qui les desservaient. Enfin, il emporta dans sa violence le pont de Genève, les moulins et les hommes et, entrant dans la cité de Genève, il tua beaucoup d’hommes.»

Le danger existe en Suisse aussi

La vague pulvérise également plusieurs localités sur les berges du lac, dont le village de Glérolles, dans le Lavaux, reconstruit plus haut sous le nom de Saint-Saphorin et un village romain à l’emplacement actuel de la commune de Bret dans le Chablais.

«Cette catastrophe majeure fut aussi mentionnée dans la chronique de Grégoire de Tours, «L’Histoire des Francs», écrite au même siècle et qui parle d’un barrage formé par l’éboulement sur le Rhône qui, en cédant, aurait provoqué un raz-de-marée sur le Léman, affirme encore Denis Rohrer. En fait, un tremblement de terre serait à l’origine du glissement de terrain et de la vague destructrice.»

Le professeur Philippe Schoeneich, de l’Université de Grenoble, a émis en 2000 l’hypothèse d’un mécanisme en deux temps. D’abord, l’éboulement de 30 millions de m3 au nord de Vouvry, tombé dans la plaine alluviale, est suivi par de violents mouvements de terrain dans le delta du Rhône. Cet événement est visible dans la roche et a été daté par les travaux du professeur François Marillier à l’Institut de géophysique de l’UNIL, qui a constaté des dépôts chaotiques dont on peut supposer qu’ils datent de cette époque.

«Nous disposons donc d’éléments pour confirmer qu’il y a eu un événement catastrophique et que tous ces événements sont liés», confie Philippe Jaboyedoff, professeur à l’Institut de géomatique et d’analyse du risque de l’UNIL. Ce phénomène pourrait-il se reproduire aujourd’hui? «Actuellement, nous n’avons pas constaté d’instabilité au bord du Léman, explique Michel Jaboyedoff, mais potentiellement, il est possible qu’il y ait un jour un éboulement.»

Dans une stratégie de prévention, le professeur a le projet d’estimer l’effet d’une masse rocheuse se précipitant dans le lac. «Cela permettrait de savoir combien de temps il reste pour évacuer Ouchy, Vevey ou Genève, lâche-t-il. Dès cet hiver, une modélisation pourrait être disponible grâce à une étude en cours des falaises surplombant le Léman. Les résultats relatifs aux éboulements potentiels seront transmis en Norvège, pays qui connaît bien ce type de menace qui frappe régulièrement ses fjords et met en danger leurs habitants.»

Le Norwegian Geotechnical Institute modélisera alors les hypothétiques tsunamis. Les Vaudois et les Genevois sauront ainsi s’ils risquent ou non d’essuyer une catastrophe semblable à celle de l’an 563.

Giuseppe Melillo

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