Pourquoi se fait-on tant de bien en se faisant tant de mal?

Sigur Karlsson - iStockphoto.com
Sigur Karlsson – iStockphoto.com

Les grandes courses populaires, comme le prochain Marathon de Lausanne, font de plus en plus d’adeptes. Voici les raisons, chimiques, biologiques et psychologiques, qui expliquent pourquoi les pros, comme les amateurs, s’infligent de tels efforts. Et les apprécient.

Ils sont de plus en plus nombreux, les joggeurs du dimanche, à courir le lundi, le mercredi et même le vendredi. Les listes d’inscriptions aux courses populaires s’allongent d’année en année. Même les marathons, durant lesquels il faut avaler plus de 42 kilomètres, connaissent un succès phénoménal. C’est le cas de celui de Lausanne, qui aura lieu le 28 octobre. La première édition, en 1993, avait attiré 1472 coureurs toutes distances confondues (quart, demi et marathon). L’an dernier, ils étaient 11 820 inscrits au départ de la plus longue distance.

La course devient-elle vraiment une drogue? Après quoi courent-ils? Qu’est-ce qui les pousse à avaler les kilomètres, à surmonter la fatigue et la douleur? La course à pied est-elle une drogue, comme on le dit souvent? Procure-t-elle des sensations de bien-être, voire d’euphorie comme le rapportent certains adeptes? Suscite-t-elle un manque chez ceux qui y ont goûté? Une chose est sûre, c’est qu’un petit tourbillon chimique se déclenche lorsqu’on enchaîne les foulées. Le cerveau produit alors de la dopamine (une hormone qui stimule la zone de la récompense), de la sérotonine (qui contribue à la sensation de bien-être), mais surtout des endorphines, aux propriétés antidouleur et antistress. Cousines de la morphine, celles-ci sont souvent pointées du doigt pour expliquer une forme de dépendance qu’induirait la course à pied.

«Les endorphines ont un effet anesthésiant, mais on ne peut pas pour autant leur attribuer un pouvoir addictif identique à celui de la morphine, tranche Grégoire Millet, professeur à l’Institut des sciences du sport (ISSUL) et au département de physiologie de la Faculté de biologie et de médecine de l’UNIL. En ce qui concerne le phénomène de bigorexie, soit une addiction au sport, les données scientifiques ne sont pas solides. C’est, à mon avis, un concept plus journalistique que scientifique.» Alors que se passe-t-il exactement dans la tête et les cuisses d’un coureur? Des endorphines sont libérées par le cerveau, mais progressivement, «après plusieurs dizaines de minutes d’exercice à une certaine intensité», précise Grégoire Millet. Selon certaines expériences, il faudrait au moins 30 minutes d’effort à 60% de sa fréquence cardiaque.

Même quand c’est fini, ça continue!

La course à pied fait indéniablement partie, avec d’autres sports d’endurance – comme le vélo ou le ski de fond – des activités qui stimulent le plus la sécrétion d’endorphine. C’est vrai pendant l’effort, mais aussi après. Environ 30 à 45 minutes après avoir posé ses baskets, le niveau d’endorphines atteindrait encore cinq fois les valeurs au repos. Si l’éventualité de devenir physiquement accro à la course à pied est largement sujette à controverse, les cas de dépendance psychologique sont avérés. «C’est ce que l’on appelle l’addiction au mouvement, explique Denis Hauw, professeur de psychologie du sport à l’Institut des sciences du sport (ISSUL) de l’UNIL. Cela correspond à un besoin irrépressible de pratiquer une activité physique régulière et d’une certaine intensité.»

Grégoire Millet. Professeur à l'Institut des sciences du sport et au département de physiologie de la Faculté de biologie et de médecine. Nicole Chuard © UNIL
Grégoire Millet. Professeur à l’Institut des sciences du sport et au département de physiologie de la Faculté de biologie et de médecine. Nicole Chuard © UNIL

Typiquement, la course d’endurance, qu’on ne peut pas pratiquer de manière épisodique, peut générer une dépendance psychologique. «Les gens disent qu’ils ne sont pas dépendants, mais organisent une grande partie de leur vie autour de leur activité et des conditions pour pouvoir la pratiquer, poursuit le psychologue. Ils ne se rendent compte de leur situation qu’au moment où ils doivent s’arrêter, pour cause de blessure par exemple. Ils se retrouvent alors dans une réelle détresse psychologique.» Cette forme de dépendance est loin de ne toucher que les sportifs de haut niveau, reconnaît Denis Hauw: «Parmi les adeptes de la course à pied, il y en a plus que l’on croit.» Pour autant, tous les joggeurs ne sont pas esclaves de leur foulée. S’ils sont assidus, c’est pour d’autres raisons. «Au-delà des effets immédiats, de la production d’endorphines notamment, la course à pied, comme d’autres sports, produit des effets indirects. On observe une amélioration de l’estime de soi, de son corps, relève Grégoire Millet. Si vous vous trouvez à votre poids de forme, vous aurez tendance à vous sentir mieux dans votre peau.»

Courir, c’est bon contre l’anxiété

Efficace pour éliminer ses bourrelets, la course fait en effet partie des activités physiques induisant la plus grande dépense énergétique (environ 600-700 calories pour 1 heure à un rythme modéré). Et puis, rappelle Grégoire Millet, «celui qui court trois à quatre fois par semaine, à une certaine intensité, mais aussi en se faisant plaisir aura tendance à être globalement moins anxieux que le sédentaire absolu. Les données épidémiologiques le montrent». En même temps, le joggeur régulier renforce sa capacité cardiaque et s’assure une meilleure protection contre les accidents cardiovasculaires. Mais si la course à pied séduit autant, c’est peut-être avant tout grâce à sa simplicité. Il suffit d’une paire de baskets pour se lancer. «Aller nager ou faire une sortie cycliste prend forcément plus de temps», confirme Grégoire Millet.

Pour Denis Hauw, derrière l’engouement pour l’endurance, il y a aussi une quête de sensations. «En courant, on sent son corps fonctionner et c’est un plaisir», explique-t-il. Parallèlement, le coureur rationalise volontiers ce qu’il fait. «Il veut connaître sa façon de courir, sa vitesse, les effets physiologiques et biomécaniques de la course, poursuit le psychologue. Il sait ce qu’il faut faire pour être performant à son niveau. Bref, à côté de la dimension émotionnelle liée aux sensations, il y a un sentiment de pouvoir contrôler son corps. Une forme de maîtrise de soi qui est valorisée par la société actuelle.»

Comment les coureurs échappent à la douleur

Si le joggeur s’entête à tester l’endurance de son organisme, à défier la fatigue, voire la douleur, il n’est pas maso pour autant. «On parle, pour les sportifs, d’état de “flow”, lorsqu’ils sont tellement engagés que la douleur n’existe plus. Comme des petits enfants, tellement pris par leur jeu que le monde pourrait s’écrouler autour d’eux, ils ne s’en rendraient pas compte, affirme Denis Hauw. Vu de l’extérieur, vous avez l’impression que ces coureurs se trouvent à des seuils de douleurs intolérables, mais quand vous leur posez la question, ils ne vous disent pas avoir ressenti les choses de cette manière.»

Denis Hauw. Professeur de psychologie du sport à l'Institut des sciences du sport. Nicole Chuard © UNIL
Denis Hauw. Professeur de psychologie du sport à l’Institut des sciences du sport. Nicole Chuard © UNIL

Les pros, par ailleurs, apprennent carrément à détourner leur attention de la douleur. Une des techniques utilisées consiste à se focaliser sur des choses positives, un peu comme on pratiquerait de l’auto-relaxation ou de l’auto-hypnose. Les amateurs, eux, retrouvent parfois un second souffle grâce à de la musique ou en prenant un autre coureur comme point de repère. «Ça peut en effet être bénéfique pour autant que ça ne vous mette pas en surrégime», met en garde Grégoire Millet. Car la clé pour durer, c’est de bien gérer son allure.

Les stratégies pour continuer malgré la fatigue

A entendre Denis Hauw, il y a globalement deux stratégies pour faire face à la fatigue et la douleur en courant. La première est rationnelle: «On se dit, par exemple, qu’il faut travailler à des intensités plus fortes, qu’il va falloir souffrir à certains moments et que ça va payer.» La seconde stratégie est émotionnelle: «Les gens racontent qu’ils pensent à autre chose, qu’en courant leur esprit s’échappe. Il se produit un effet cathartique qui les libère de la pression du quotidien. C’est comme s’ils oubliaient tout. Mieux, ils arrivent, dans ces moments-là, à trouver des solutions à certains de leurs problèmes! Ça a été démontré. On a tendance à séparer le cerveau, que l’on dit fait pour la réflexion, et le corps, fait pour l’action. Or, ici, on voit bien qu’il n’y a pas de séparation. L’action permet de mieux penser.»

La course à pied apparaît donc séduisante sous bien des aspects. N’empêche, si beaucoup s’y mettent, ils sont aussi très nombreux à jeter l’éponge… «Parce qu’ils se font des représentations incorrectes, voient ce sport comme étant forcément intense, pénible», explique Grégoire Millet. Ces nouveaux venus forcent, se dégoûtent et parfois se blessent. «Au fond, la course à pied n’est peut-être pas l’activité qui leur convient le mieux, ajoute le spécialiste de l’UNIL. C’est une pratique très intense, très sollicitante, déjà parce qu’il est biomécaniquement difficile de courir à des vitesses très faibles. Elle n’est d’ailleurs pas recommandée pour une partie de la population, notamment pour les gens qui sont en surpoids ou qui souffrent de maladies métaboliques, même à des stades très légers. Ils risquent d’avoir mal aux pieds, aux genoux, de se blesser.»

D’ailleurs, même si vous êtes en parfaite santé, mais que vous avez décidé de vous remettre en forme grâce au jogging, il est conseillé de commencer tranquillement, en alternant course et marche. Avant d’augmenter l’allure et de faire vraiment durer le plaisir.

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