Pourquoi l’islam stimule notre rapport à la religion

Pourquoi l’islam stimule notre rapport à la religion

Désormais inscrit dans le paysage suisse, l’islam suscite régulièrement des réactions dont la presse se fait l’écho. Mais au fait, quelles questions? Se pourrait-il que l’islam revivifie la foi chrétienne? Les réponses de trois spécialistes de l’UNIL.

«La foi est de retour»: c’est le titre d’un article paru en mars dernier dans «Un quart d’heure pour Jésus», le journal gratuit des Evangéliques suisses. A l’appui de cette «révélation», un sondage. Cette étude indiquait notamment qu’un pourcentage important des Suisses interrogés (36%) évoquait «la confrontation avec l’islam» parmi les raisons de leur supposé regain d’intérêt pour la spiritualité et le religieux.

Quel rapport entretenons-nous avec la religion?

Une lecture attentive des infographies montre que le chiffre est bien inférieur à ce qui apparaît de prime abord dans l’article (en réalité, seuls huit Helvètes sur cent ont été stimulés par la confrontation). Une anomalie intéressante en elle-même.

Quoi qu’il en soit, confrontation ou pas, l’islam nous renvoie effectivement au rapport que nous entretenons avec la religion. Va-t-il rapprocher les chrétiens de leur foi? Pourquoi et comment nous interroge-t-il? Pour Olivier Favre, chercheur à l’Observatoire des religions de l’UNIL, «deux phénomènes nous poussent au questionnement sur le religieux: le fait de l’islamisme dans son expression radicale et la rencontre avec l’islam à travers l’immigration (essentiellement balkanique en Suisse). Mais de là à conclure à une augmentation de la pratique parmi les chrétiens, c’est très discutable.»

Le chercheur lausannois distingue trois types de réactions, dont deux minoritaires mais qui font le plus de bruit, en l’occurrence autour de la question emblématique des minarets. Premièrement, la position la plus ouverte qu’incarne l’évêque de Zurich Kurt Koch qui ne voit aucune objection à ce qu’on en construise. Pour lui, le problème n’est pas l’islam mais la tiédeur de notre foi chrétienne.

A l’opposé, des protestants conservateurs développent un argumentaire religieux et agissent au niveau politique contre ces constructions, comme cela s’est produit l’année passée à Langenthal (BE) ou à Wangen (SO), entre autres.

La troisième position, majoritaire, est celle du gros de la population qui exprime un malaise de manière diffuse. Mais, au fond, quelles sont les questions que nous pose la présence de l’islam?

L’islam attire

Il nous met en présence de croyants très affirmés car «il est souvent pratiqué par des personnes zélées, dont toute la vie est impliquée dans un religieux qui lui donne son sens. Ces croyants sont par ailleurs animés d’une volonté de ne pas privatiser Dieu», analyse Shafique Keshavjee.

Et le professeur de théologie des religions aux universités de Lausanne et Genève de citer ces jeunes femmes occidentales converties à l’islam, qui disent avoir trouvé dans la pratique de cette religion un cadre sécurisant et une nouvelle force intérieure, après avoir vécu une vie sexuelle libre mais pas très heureuse.

Il fait peur

Pour Jean-Claude Basset, enseignant en islamologie à la Faculté de théologie et de sciences des religions de l’UNIL, «la conjonction d’un sentiment d’envahissement et d’une société très sécularisée amène certains à se sentir démunis». De là à éprouver de la peur, il n’y a qu’un pas que franchissent, par réaction, des personnes qui ne se définiraient pas comme chrétiennes dans d’autres circonstances. «La majorité chrétienne ne ressent pas l’agnosticisme ou l’athéisme comme de véritables défis, poursuit-il, mais, face à une affirmation tranchée, l’obligation d’en revenir à ce que l’on croit ou pas se fait sentir.»

Impossible, par ailleurs, de passer sous silence les violences exercées au nom de l’islam. Shafique Keshavjee rappelle que Mohamed a été aussi un chef guerrier. «Les musulmans les plus littéralistes peuvent se référer à lui en tant que chef religieux, politique, juridique et militaire. La violence n’a certes pas épargné le christianisme, qui a sans doute tué avantage que l’islam. Mais son rejet a suscité un développement de l’athéisme et de l’humanisme agnostique à l’époque des Lumières.»

L’islam questionne nos valeurs

L’islam nous conduit encore à nous interroger sur nos propres valeurs et leurs fondements. Parmi les sujets incontournables, il y a celui de l’égalité homme-femme. «Une majorité de musulmans souhaite adopter les valeurs occidentales d’égalité, estime Shafique Keshavjee. Mais pour les littéralistes, la différenciation des rôles masculin et féminin voulue par Mohamed est cruciale et ne pas la maintenir, c’est perdre son âme.»

Sur ce point, Jean-Claude Basset fait toutefois remarquer que «nous sommes tous ici pour l’égalité. La preuve c’est que nous dénonçons l’inégalité chez les autres! Mais nous ne sommes pas encore parvenus à un salaire égal pour un travail égal.»

Quant aux valeurs non négociables, Shafique Keshavjee les définit très clairement: «La liberté de croire ou pas, le fait de pouvoir entrer dans une religion et la quitter, l’égalité homme-femme, le respect des minorités, un pluralisme réel minoritaire utilise pour se faire entendre tout en le refusant à autrui.»

Nos valeurs ont aussi une source religieuse

Et le chercheur de l’UNIL de rappeler que «nos valeurs sont fondées sur la Bible et la philosophie. Elles ont donc aussi une source religieuse. Certaines de nos lois sont nées dans les démocraties anglaise et américaine, très fortement marquées par diverses formes de protestantisme, plus démocratique que le catholicisme. D’où l’existence en Occident d’une liberté de croyance valorisant cette histoire et une séparation du religieux et du politique.»

Ce qui n’empêche pas la religion d’occuper une place très importante dans un pays comme les Etats-Unis où chaque réunion de cabinet à la Maison-Blanche commence actuellement par une prière et où 65 % des personnes se disent croyantes (un chiffre cité dans le hors série de «Courrier international» de mars dernier intitulé Au nom de Dieu).

Il remet la question de la religion sur la place publique

«La religion ayant été longtemps reléguée dans la sphère privée et chacun faisant ce que bon lui semble, le besoin de prendre position n’existait pas. Du fait de sa différence, l’islam remet en cause un accord qui n’était que superficiel», fait remarquer Jean-Claude Basset.

Or l’islam conteste le caractère privé de la religion – comme le fait quiconque a quelques connaissances en sciences des religions. Car il existe bel et bien une manifestation publique de la religion, et les discussions autour de la Charia posent d’ailleurs cette question.»

Preuve de l’importance du thème, le Fonds national de la recherche scientifique (FNRS) a débloqué 10 millions sur trois ans pour des recherches, avec un intérêt particulier pour les questions légales.

«A l’occasion de la rencontre avec l’islam, les Européens voient le religieux réapparaître sur la place publique, constate lui aussi Shafique Keshavjee. En même temps, nombreux sont ceux qui prennent conscience qu’à côté du processus de laïcisation, une autre réalité existe au niveau mondial. A savoir que politique et religion sont imbriquées dans de nombreux pays comme l’Iran, l’Inde, Israël ou la Russie, pour ne citer que ceux-là.»

L’islam nous interroge sur le fonctionnement du rapport entre religieux et politique

«Sommes-nous aussi clairs que nous le pensons sur la manière dont fonctionne notre rapport entre politique et religion? s’interroge Jean-Claude Basset. La problématique des cimetières est, à cet égard, intéressante et les demandes des musulmans ne sont pas si différentes de celles des juifs. Pour ces derniers, la situation s’est résolue à Lausanne avec le cimetière de Cery. A Genève, un cimetière a été ouvert… sur territoire français, avec un accès situé à Veyrier, en territoire suisse! Les questions soulevées par les musulmans mettent ainsi à jour certaines entourloupettes.»

Il met à jour une forme d’autocensure

Rappelons encore que sur Vaud, les pasteurs réformés sont payés par l’Etat ainsi que les prêtres catholiques et, depuis peu, le rabbin. Au niveau de l’école, l’enseignement biblique vaudois se trouve questionné par la présence de l’islam, qui, s’il n’est pas seul en cause, focalise l’attention et impose une approche qui oblige à élargir cet enseignement.

En mars dernier, la Fédération évangélique vaudoise (FEV, 5000 fidèles) a déposé une demande de reconnaissance d’intérêt public auprès des autorités cantonales.
Les lois votées en janvier par le Grand Conseil attribuent un statut de droit public (avec subventions) aux Eglises protestante et catholique et accordent un statut plus limité d’intérêt public à la communauté israélite.

Mais Olivier Favre explique que «les exigences à l’égard des pasteurs sont très strictes et toutes sortes d’assurances concernant les droits de l’homme sont requises. On sent une certaine crainte à faire avancer les dossiers. Derrière ces réticences, se profile la peur de l’islam.»

Selon lui, une forme d’autocensure à la fois à propos des musulmans et à propos de nos racines judéo-chrétiennes est perceptible. «Dans une tentative de maintenir l’équilibre entre les acteurs religieux, ces racines doivent rester des références à un humanisme permettant la pluralité et le respect mais ne sont pas assumées comme une pensée à imposer. La question de l’islam fait ici office d’excuses.»

L’islam conduit à en finir avec le consensus mou

Une chose est sûre, l’attitude relativiste n’est plus dans l’air du temps. «De nombreux Occidentaux ont longtemps vécu avec l’idée plus ou moins explicite que toutes les religions se valent, constate Shafique Keshavjee. Mais la confrontation entre certains musulmans religieux, mais inconsciemment irrespectueux et peu pluralistes, et une société peu religieuse et inconsciemment assez relativiste change la donne. Cette conjonction d’absence de pluralisme chez les uns et de relativisme chez les autres provoque un réveil chez certains.»

«La fin du consensus mou entre religion et société nous confronte à la question de savoir quelle place accorder à la diversité religieuse, et jusqu’où accepter les différences», note pour sa part Jean-Claude Basset.

Dès lors, il s’agit de ne pas tomber dans le piège de la confrontation, «de ne pas mettre tout le monde dans le même sac et de ne pas se précipiter sur le premier non-événement venu pour l’amplifier démesurément». Allusion à l’épisode neuchâtelois de décembre 2006, «qui avait fourni l’occasion de faire de belles Unes de journaux» avant de se dégonfler complètement.

Eviter le piège de la confrontation

A l’époque, des parents musulmans auraient demandé que la fête de Noël cesse d’être célébrée dans les écoles, ce qui s’est avéré faux. Noël étant pour la majorité d’entre nous affaire de sapin et de cadeaux plus que de messe de minuit, l’épisode illustre à quel point tout peut être bon pour susciter la confrontation. Une tentation qui existe de part et d’autre.

«Côté musulman, en vertu de valeurs différentes, certains peuvent éprouver le besoin de ne pas se faire complètement assimiler. Le problème étant pour eux de savoir comment poser leur identité dans un contexte relativiste dans lequel ils ne se retrouvent pas.» Et cela alors qu’au sein de nombreux pays musulmans, «l’islam se vit aussi dans un contexte de consensus mou, sauf en cas de crises comme celle qui oppose Bush et Ben Laden», remarque Jean-Claude Basset.

Qui revendique ouvertement un islam libéral?

Pour Shafique Keshavjee, «si le choc peut parfois être frontal, c’est que religion et politique s’articulent chez les musulmans, d’où la plus grande visibilité de ceux qui ont un discours sans ambiguïtés dans lequel la religion occupe clairement sa place dans la vie sociale et politique. Il faut toutefois préciser qu’il existe une importante diversité de courants et que les plus médiatisés sont les 10 à 15% les plus traditionalistes ayant en tête un islam très affirmé.»

«Le respect de la différence n’est pas une valeur en soi»

Le goût des médias pour la polarisation est ainsi pain bénit pour les traditionalistes, qui ont tout loisir de se faire entendre. «Le problème actuel est celui du rapport de force entre ce courant minoritaire et les nombreux musulmans appréciant les valeurs démocratiques occidentales, qui ne prennent pas la parole. En Suisse romande, il n’y a pas de personnalités fortes défendant un islam libéral», regrette Shafique Keshavjee.

Il appelle donc de ses voeux un réel pluralisme qui permette un vrai dialogue, tout en précisant que si le respect de l’autre est indispensable, il faut aussi savoir résister à l’irrespect et le reconnaître en soi et chez autrui. «Le respect de la différence n’est pas une valeur en soi», estime Shafique Keshavjee.

A propos de rapport de force, des questions géopolitiques entrent aussi en jeu: ainsi la longue alliance des Etats-Unis avec l’Arabie saoudite, forgée autour du pétrole et doublée d’un silence total sur les droits de l’homme, n’a pas été sans conséquence. «Les milliards du pétrole ont permis au wahhabisme d’essaimer par l’intermédiaire d’imams qui transmettent à l’étranger l’islam le moins éclairé. Nous en subissons le contrecoup en Occident, mais ce sont d’abord les pays musulmans qui en pâtissent.»

L’islam va-t-il nous rapprocher de la foi chrétienne?

Pour Olivier Favre, «le mouvement vers la sécularisation est certain et ce n’est pas l’islam qui va inverser la tendance. Si davantage de personnes se mettaient à pratiquer, ce serait pour des raisons plus profondes. On constate actuellement une augmentation de la prière et de la pratique individuelle et une attente de spiritualité. Si développement de la religion il y a, il ne se traduira pas forcément par une augmentation des pratiques traditionnelles.»

Plus qu’un regain de foi, c’est une remise en question de la remise en question de la religion, opérée au début du XXe siècle, qui a lieu selon lui.

Enfin, si aucun vrai dialogue ne parvenait à s’établir, Shafique Keshavjee envisage quant à lui «l’émergence de positions plus exclusivistes chez les musulmans comme chez les chrétiens, dans une spirale d’attitudes agressives. A moins que ce soient les attitudes athées qui prédominent, si les violences devaient se développer.»

En attendant d’être fixé, on pourra bientôt lire le prochain best-seller. C’est une nouvelle traduction Coran. Comme elle sera bientôt livrée par une femme irano-américaine, elle promet encore de faire des vagues.

Elisabeth Gilles

A lire:
Shafique Keshavjee, «Le roi, le sage et le bouffon», Seuil, 2000.
«La princesse et le prophète. La mondialisation en roman», Seuil, 2004.
Jean-Claude Basset, «Le dialogue interreligieux. Histoire et avenir», Editions du Cerf, 1996.
Olivier Favre, «Les Eglises évangéliques en Suisse, origines et identités», Labor et Fides, 2006.

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