Les Romands sont de plus en plus nombreux à courir, mais le font-ils bien?

14?620. Le nombre d’inscrits au Marathon de Lausanne, édition 2014. Ici, le passage vers Rivaz. © Valentin Flauraud / Keystone
14620. Le nombre d’inscrits au Marathon de Lausanne, édition 2014. Ici, le passage vers Rivaz.
© Valentin Flauraud / Keystone

Selon les experts de l’UNIL, les nombreux adeptes du running s’entraînent souvent trop vite et achètent des chaussures chères qui, paradoxalement, augmenteraient le risque de blessures. Explications avant le Marathon de Lausanne, le 25 octobre prochain.

Les courses populaires telles que les 20 km de Lausanne ou les diverses distances proposées à l’occasion du Marathon de Lausanne, le 25 octobre prochain, sans oublier la Christmas Midnight Run de la mi-décembre autour de la cathédrale, connaissent un succès grandissant: le nombre de participants est souvent multiplié par 10 depuis la première édition de ces manifestations. Mais beaucoup de coureurs amateurs ne se préparent pas aussi efficacement qu’ils le pourraient. Sans compter qu’ils courent le risque de se blesser faute de chaussures adéquates. Conseils pratiques.

En l’an 2000, on ne comptait que 10000 coureurs au départ de l’une des courses organisées lors des 20 km de Lausanne. Quinze ans après, plus de 25000 personnes s’étaient inscrites sur l’une ou l’autre des distances qu’offre la manifestation. Le nombre de participants a explosé – et ce phénomène touche toutes les classiques, qu’il s’agisse de l’Escalade à Genève, du Marathon de Lausanne ou encore du Grand Prix de Berne, qui est lui passé de quelque 3000 inscrits en 1982 à 32 000 en 2014.

Les amateurs de jogging sont de plus en plus nombreux, et ils apprécient les courses populaires, dont l’offre ne cesse de s’étoffer. Ce qui a poussé Orlan Moret, sociologue du sport à l’Université de Lausanne, à expliquer au Nouvelliste le 15 mai 2015 qu’«un quart de la population suisse pratique la course à pied» et que «400000 personnes participent à l’une des 800 épreuves organisées» chaque année, avant de conclure que, «en termes de ratio coureurs/habitants, c’est tout simplement un record du monde».

Désormais, on court surtout contre soi-même

Comment expliquer cet engouement? «Il trouve son origine dans les années post-68, avec notamment la création du mouvement Spiridon, explique Fabien Ohl, sociologue et professeur à l’Institut des sciences du sport de l’UNIL. La contestation contre les institutions qui s’est manifestée dans la société, que ce soit en politique, en culture, en psychiatrie ou ailleurs encore, a aussi touché le sport.»

Fabien Ohl. Professeur à l’Institut des sciences du sport. Nicole Chuard © UNIL
Fabien Ohl. Professeur à l’Institut des sciences du sport.
Nicole Chuard © UNIL

En très résumé, les coureurs à pied ont arrêté à partir de ces années-là de tourner en rond dans un stade pour envahir les rues et aller là où ça leur chante, quand ça leur chante, pour couvrir la distance qui les inspire et pas celle que dicte l’entraîneur. Car jusque-là, être coureur, c’était être affilié à une fédération locale, elle-même rattachée à une fédération nationale. Courir, c’était s’entraîner pour des compétitions. Participer à une manifestation, c’était représenter sa nation dans un championnat. Une structure institutionnelle plus franchement dans l’air du temps, qui décourageait les pratiquants occasionnels. «Avec l’avènement de ces mouvements de type Spiridon, beaucoup de barrières sont tombées: on ne court plus contre les gens du même genre, du même âge et du même niveau, mais on prend tous le même départ pour la même distance – et désormais la course se fait plutôt contre soi-même», précise Fabien Ohl.
Courir pour se réapproprier la ville

De quoi démocratiser une pratique qui était jusque-là l’apanage des champions, puisque les amateurs et les occasionnels ne font pas long feu dans les fédérations. A ce changement d’état d’esprit (car comme le révèle non sans humour Fabien Ohl, courir 10 km, c’est toujours courir 10 km, la différence essentielle entre avant et après 68 est dans les représentations qui modifient le sens de la pratique) s’ajoute depuis une dizaine d’années un souci de santé et d’hygiène qui joue sans doute un rôle dans cet enthousiasme, mais sans qu’il soit possible de chiffrer son influence. Sans compter un rapport à la ville différent: «Depuis que les centres urbains sont pensés pour la voiture, des habitants se réapproprient les rues par des pratiques notamment sportives, analyse Fabien Ohl. A Lausanne, on le voit par exemple via les descentes en rollers. Les manifestations comme les 20 km de Lausanne sont une chance de parcourir la ville en plein centre, avec une perspective unique.» Et parfois un sentiment d’exclusivité, comme pour le Marathon de New York par exemple, où les places sont limitées. Il se développe d’ailleurs parmi les amateurs les plus assidus de ces courses une nouvelle forme de tourisme, liée justement à la participation à des marathons dans des grandes villes – New York bien sûr, mais aussi Paris, Barcelone, Berlin, Amsterdam, Londres, ou d’autres plus exotiques. En suivant le principe: «J’y vais, je cours et puis je reste un peu pour visiter».

Les vieux coureurs sont rarement pauvres

Dans les courses plus locales joue aussi un effet d’entraînement. Quand tout un groupe d’amis ou tout un département court des semaines durant pour préparer l’épreuve et participe en commun, se revendiquer comme «sédentaire» devient presque un facteur d’exclusion. Cela dit, relativise Fabien Ohl, s’il est vrai que ces manifestations profitent d’un emballement important, «course de masse ne signifie pas course populaire. Tout le monde n’est pas également représenté, à part peut-être chez les enfants, où c’est plus mélangé. En effet, plus l’âge des coureurs est élevé, plus ils appartiennent statistiquement à une catégorie socio-économique ou socioculturelle plutôt élevée. C’est la même fracture que pour l’obésité, qui elle aussi touche davantage les catégories sociales les moins favorisées».

Si de nombreux Romands pratiquent la course à pied et participent régulièrement à des manifestations populaires, tous ne s’entraînent pas efficacement, bien au contraire: «Les amateurs font souvent tout faux!» L’appréciation du docteur Gérald Gremion a le mérite de la clarté. Ce spécialiste de la médecine sportive (il est maître d’enseignement et de recherche à l’UNIL et médecin-chef du Swiss Olympic Medical Center, SOMC, au CHUV) constate que presque tous les amateurs courent autour de 80 à 85% de leurs capacités cardiaques, une zone d’entraînement assez peu utile, même si elle donne au sportif le sentiment d’avoir bien couru – l’autre erreur classique consistant à effectuer toujours le même circuit en essayant d’aller chaque fois un peu plus vite.

C’est faux, mais est-ce dangereux? «Non, et il vaut mieux courir deux ou trois fois par semaine à 80% que ne rien faire du tout, répond Gérald Gremion. Ça n’est déjà pas si mal pour le système cardiovasculaire, et pour de nombreux autres paramètres. Mais si votre objectif est de progresser, ça n’est vraiment pas la bonne méthode –vous allez stagner, voire régresser.»

Il faut vite ralentir

La bonne nouvelle, c’est que pour progresser il s’agit avant tout de… ralentir. Selon le spécialiste, il faudrait en effet consacrer 75% de son temps d’entraînement à la zone d’endurance de base, qui correspond à environ 70% des capacités cardiaques maximales d’un sportif. Pourquoi? «C’est ainsi que le corps utilise les graisses comme substrat nutritionnel – plus vite, il utilise le sucre, et ça n’a pas d’intérêt», explique Gérald Gremion.

Pour courir à 70% de ses capacités cardiaques maximales, encore faut-il connaître ce maximum. Plusieurs méthodes permettent de le mesurer. La plus précise: faire un test dans un centre spécialisé, comme au SOMC du CHUV ou le Centre sport et santé de l’Université de Lausanne, ce qui donne par ailleurs d’autres paramètres utiles, comme la vitesse maximale ou la vitesse au seuil.

Plus artisanal, on peut déterminer la chose en courant 10 minutes le plus vite possible – le résultat atteint aux termes de cet effort donne une bonne indication du nombre de battements par minute maximal qu’un individu peut atteindre. Il faut évidemment dans tous les cas être pourvu d’un cardiofréquencemètre, une ceinture à porter à hauteur du cœur qui compte les battements par minute et les transmet à une montre.

A cet entraînement de fond en endurance de base, il faut ajouter 20% de son temps de course dévolu à des séries courtes effectuées à 90% ou plus de ses capacités. On peut alterner 30 secondes de sprint et 30 secondes de repos, à répéter par exemple 10 fois, ou effectuer des pyramides (1’+ 2’ + 3’ + 2’ + 1’), à effectuer deux fois. Enfin, à cette zone de 80% où tendent à courir les amateurs, il ne faut consacrer que 5% de son temps.

Gérald Gremion. Médecin-chef au Swiss Olympic Medical Center, médecin adjoint au Département de l’appareil locomoteur du CHUV. Nicole Chuard © UNIL
Gérald Gremion. Médecin-chef au Swiss Olympic Medical Center, médecin adjoint au Département de l’appareil locomoteur du CHUV.
Nicole Chuard © UNIL

Pas besoin de courir (trop) longtemps

«Mais se baser sur ses pulsations n’est pas toujours très fiable, nuance le spécialiste. Quand il fait chaud, par exemple, on constate une dérive: le sang afflue vers la peau pour refroidir l’organisme et il y a concurrence avec les autres organes et les muscles, qui doivent être oxygénés par le sang.» Les pulsations augmentent alors. Utiliser un pourcentage de sa vitesse maximale anaérobie (VMA) permet d’éviter cet écueil. Pour la calculer, c’est le fameux test des 12 minutes qui est le plus efficace: courez durant ce laps de temps aussi vite que possible, comptez les mètres parcourus, et vous obtiendrez votre vitesse maximale en km/h, soit votre VMA. Ensuite, c’est le même principe qu’avec les battements cardiaques: il faut s’entraîner 75% de son temps à 70% de sa vitesse maximale, etc… Reste à savoir combien de temps il faut courir. «Deux fois par semaine au minimum, idéalement trois, voire quatre, répond le médecin. Mais ce n’est pas forcément utile de courir des heures – même quand je préparais des marathons, je n’ai jamais dépassé l’heure et demie. Une sortie un peu plus longue par semaine, de l’ordre de 75 à 90 minutes, et deux plus courtes, c’est bien.»

Plus que la façon de s’entraîner, où tout le monde s’accorde dans les grandes lignes, le grand débat qui anime les coureurs depuis 4-5 ans concerne les chaussures: faut-il en rester aux classiques ou passer aux minimalistes? Les baskets traditionnelles présentent une semelle épaisse, pourvue d’un fort pouvoir d’absorption des chocs, surtout au talon, et sont souvent travaillées pour garantir une certaine stabilité. Elles sont le fruit de plus de 35 ans d’évolution: jusqu’à la fin des années 70, les semelles étaient encore toutes très plates et peu épaisses. Petit à petit, les fabricants ont proposé davantage de soutien, via par exemple les semelles «air» ou «gel», les modules de contrôle de position de type «torsion» – toutes les marques ont créé leur terminologie et leur technologie.

Les 19 muscles du pied paressent

La bonne intention de départ était de protéger le coureur des blessures qui le guettent, notamment à cause de l’impact sur les membres inférieurs. Comme l’explique Gérald Gremion, «dans un footing à 10 km/h, le pied réceptionne à chaque foulée environ cinq fois le poids du corps». Mais cette volonté d’amortir le choc n’a pas été sans conséquence. Des études ont montré que les coureurs se blessaient davantage qu’avant l’invention de toutes ces technologies, notamment au niveau de la hanche. C’est que, totalement pris en charge par le confort high-tech offert par les nouvelles chaussures, le pied paresse, ses muscles (il en a 19) ne travaillent plus et le choc se répercute plus haut. Une autre conséquence est évidemment le prix, qui a grimpé en flèche.

Une étude réalisée au Grand prix de Berne sur plus de 5000 coureurs a montré une corrélation entre les francs et les blessures: plus une personne avait investi dans ses baskets, plus elle s’était blessée dans l’année précédant la compétition. A l’inverse, les coureurs qui avaient lésiné sur les moyens s’en tiraient avec le moins de bobos. Evidemment, plus une chaussure est pleine de technologie, plus elle coûte. Et plus elle blesse.

Les dangers du minimalisme

C’est en partant de ce constat que certains spécialistes ont préféré miser sur les chaussures minimalistes, qui, dans leur version la plus extrême, n’offrent au pied qu’une protection contre les aspérités du sol, mais sans soutien ni amorti – c’est au fond comme courir nu-pieds, mais sans risque de se couper ou se brûler. Le postulat: les muscles, os et ligaments vont travailler et amortir les chocs, avec à la clé moins voire pas de blessure.

En théorie, ce n’est pas faux, estime Gérald Gremion. Dans la pratique, c’est plutôt dangereux: «Le concept n’est pas bête, mais les gens sont trop pressés, donc ils brûlent les étapes. Quand on court depuis des années avec de gros amortis, il faut environ deux ans de transition très lente pour passer aux minimalistes. Ces chaussures impliquent une façon de courir différente – on attaque avec la pointe du pied et pas le talon. Il faut en outre muscler le pied progressivement. Or les coureurs veulent tout de suite changer, mais continuent d’attaquer comme ils l’ont toujours fait, avec le talon. Beaucoup se blessent donc. Et le marché des minimalistes pures s’écroule». Restent quelques exceptions, pour les personnes patientes ou celles qui ont toujours couru sur la pointe, par exemple.

La troisième voie s’appelle «Zero Drop»

Mais si les maximalistes sont trop absorbantes et les minimalistes dangereuses, comment alors se chausser pour son footing? La solution, une troisième voie qui émerge, pourrait venir de ce qu’on appelle dans le jargon les «Zero Drop», soit des baskets pourvues d’une semelle pas trop épaisse, qui amortit un peu les chocs, et surtout sans talon hypertrophié – le «zéro drop» désignant la pente, nulle en l’occurrence, entre le talon et la pointe. Ces chaussures ne soutiennent pas totalement le pied et l’obligent à être plus actif. «C’est un bon compromis, conclut Gérald Gremion. Et pour éviter la répétition des mêmes impacts aux mêmes endroits, on peut alterner entre différentes paires: les appuis seront différents et les risques de blessure diminuent.»

 

À quelles zones s’entraîner

Zone: endurance de base
Pourcentage de la capacité maximale Proportion du temps d’entraînement à consacrer à cette zone
 70%  75%
Pour un coureur dont la capacité maximale est de 180 battements par minute, il s’agira de courir à 126 battements par minute.
Zone: endurance rapide
Pourcentage de la capacité maximale Proportion du temps d’entraînement à consacrer à cette zone
80-85% 5%
C’est la vitesse à laquelle s’entraînent spontanément les amateurs. Elle ne sert pas à grand-chose, si ce n’est à déterminer la vitesse en course.
Zone: Seuil acidose/endurance
Pourcentage de la capacité maximale
 90%
C’est à cette fréquence que se trouve le point d’équilibre entre l’aérobie et l’anaérobie, soit le moment où le corps est sur le point de se trouver en dette d’oxygène. C’est utile de s’entraîner par plage de 1 à 2 km si l’on s’entraîne pour des courses de 10 km ou moins. Pour des distances plus longues, c’est assez inutile, sauf si l’on est excellent (marathon en moins de 3 heures).
Zone: zone rapide
Pourcentage de la capacité maximale Proportion du temps d’entraînement à consacrer à cette zone
90-100% 20%
Le corps est en dette d’oxygène, il faut donc travailler à cette intensité seulement sur des périodes très courtes, par séries de 30 secondes (de 10 à 30 fois) à 2-3 minutes maximum (4 à 6 répétitions).

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