Les prédateurs mystérieux du Cambrien

Hurdia victoria avec une tête en forme de boîte-carapace. © Allison Daley

Dès le 6 juin, les dinosaures vont une nouvelle fois envahir la planète avec le film Jurassic World 2. Et une fois de plus, le Jurassique et le Crétacé seront à l’honneur. Pourtant, il existe une autre époque stupéfiante, peuplée de créatures exceptionnelles : le Cambrien.

Qui ne connaît pas le Velociraptor, le Triceratops ou le terrible Tyrannosaurus rex? Les réalisateurs adorent leur redonner vie dans de grosses productions attendues comme le Messie. Cette année encore, de nouveaux spécimens, peut-être même fictifs, devraient faire frissonner les spectateurs dans Jurassic World 2. Pourquoi présenter toujours les mêmes époques quand d’autres ont accueilli des prédateurs tout aussi spectaculaires? Ainsi, il y a des centaines de millions d’années, Anomalocaris, Hurdia et autre Lyrarapax parcouraient les mers à la recherche de proies. Ces ancêtres des arthropodes (l’embranchement qui comprend les insectes, araignées, crustacés et mille-pattes) sont apparus lors de l’explosion cambrienne qui a soudain vu naître des animaux multicellulaires après trois milliards d’années où la Planète bleue a été dominée par des bactéries et des algues. La plupart des grands groupes d’animaux d’aujourd’hui auraient éclos durant cette ère (à ce sujet, un article scientifique récent d’Allison Daley, professeure associée à l’UNIL).

«On ne sait pas exactement quand ils ont évolué et pourquoi ils ont évolué, précise Allison Daley, professeure associée à l’Institut des sciences de la Terre de la Faculté des géosciences et de l’environnement de l’UNIL. Mais on possède une chronique des fossiles extrêmement détaillée de cette période. Encore aujourd’hui, les arthropodes restent les animaux les plus variés et les plus abondants sur terre.» Dans son laboratoire, les chercheurs tentent de trouver les habitudes alimentaires des premiers animaux en se basant sur leur morphologie et sur l’interprétation du fonctionnement des parties de leur corps liées à l’acte de manger. Comment les a-t-on découverts? Comment se nourrissaient-ils? A quoi ressemblaient-ils? Plongée dans les fonds marins cambriens et ordoviciens, de – 541 à – 480 millions d’années…

Le superprédateur Anomalocaris canadensis
Il y a 520 millions d’années, un superprédateur se propulsait rapidement dans les océans grâce à une queue profilée, de grandes palettes natatoires (des sortes de nageoires, ndlr) et des mouvements extrêmement précis. Muni d’une paire d’yeux énormes à 16000 facettes, comparables à ceux des mouches, Anomalocaris canadensis distinguait les proies à la perfection. «Ses yeux étaient installés sur des pédoncules mous qu’il pouvait bouger pour augmenter sa capacité visuelle, ajoute la professeure Allison Daley. C’est une des structures qui nous a permis de le placer dans la lignée des arthropodes, comme sa bouche et ses appendices.» Il possédait en effet deux appendices préhensiles épineux, autour d’une bouche circulaire avec des plaques, qui lui permettaient de se jeter sur les proies de son choix juste avant de les dévorer.

Cet ancêtre des arthropodes pouvait atteindre cinquante centimètres, une taille gigantesque pour l’époque. «Il s’agit du premier prédateur d’après l’explosion cambrienne, signale la paléontologue environnementale. Si on le compare à des animaux moins anciens, on peut le rapprocher du T. rex ou du requin blanc. C’était un chasseur très actif. Dans sa façon de se mouvoir, il ressemble à une raie et dans sa manière d’attraper les proies à une seiche.»

Allison Daley
Professeure associée à l’Institut des sciences de la Terre (Faculté des géosciences et de l’environnement).
Nicole Chuard © UNIL

L’ «étrange crevette»
La description d’Anomalocaris a pris un temps certain. En effet, le paléontologue Joseph Frederick Whiteaves, qui l’a décrit en 1892, ou du moins un de ses appendices, lui a donné son nom, qui signifie «étrange crevette», croyant qu’il s’agissait d’un crustacé. Anomalocaris a ensuite été repéré dans les schistes de Burgess, dans les Montagnes Rocheuses au Canada, par le paléontologue Charles Walcott. «Il y a découvert son premier arthropode, Marrella, au début du XXe siècle, après que son cheval a trébuché au moment où il quittait les lieux, selon la légende. Durant ses recherches, il a mis la main sur différentes parties du corps d’Anomalocaris et a cru qu’il s’agissait d’autres animaux. Idem pour plusieurs paléontologues qui ont ensuite pensé avoir trouvé un concombre de mer, une méduse sur une éponge, une méduse tout court. Ainsi, Anomalocaris canadensis a été considéré comme un corps de crevette sans tête jusqu’en 1985, quand Whittington et Briggs ont enfin compris que c’était uniquement un appendice d’un plus grand animal.»

Les schistes de Burgess, ainsi que ceux de Maotianshan, à Chengjiang en Chine – des gisements Lagerstätten, c’est-à-dire qui contiennent un nombre impressionnant de fossiles complets avec des parties molles (peau, yeux, organes internes, système digestif) – ont permis de mettre au jour l’embranchement des radiodontes, dont fait partie Anomalocaris. «Ce groupe, dont on a pu reconstituer l’arbre phylogénétique, comprend environ 25 espèces qui sont parmi les premiers animaux sur terre, souligne la spécialiste des arthropodes du Cambrien. Et les gisements Lagerstätten sont définitivement les premiers écosystèmes des animaux complexes.»

L’ordre des radiodontes, qui semblent avoir vécu jusqu’à l’Ordovicien (environ – 445 millions d’années), ont tous la même morphologie de base: une tête pourvue de deux grands appendices, deux yeux sur des pédoncules, une bouche avec des plaques en symétrie radiale, un corps complètement mou doté d’extensions latérales utilisées pour nager. «Mes recherches sur l’Anomalocaris ont montré qu’il existe une plus grande diversité des structures, comme la bouche et les appendices, qu’on ne l’imaginait, souligne la professeure associée. Cela m’a aidée à interpréter les écologies de différentes espèces.» Ainsi, la chercheuse pense que Anomalocaris canadensis, qui appartenait à la famille des anomalocaridés, devait manger absolument tout ce qu’il dénichait de vivant, notamment des grands vers.

«J’ai étudié son système digestif. Mais malheureusement, je n’y ai pas trouvé son dernier repas. Aucun spécimen ne renfermait d’aliments préservés dans l’estomac.» Alors, comment savoir? «On a réalisé des modèles pour voir l’amplitude des mouvements de ses appendices. Anomalocaris canadensis pouvait les contrôler totalement comme des bras et devait avoir une certaine dextérité. D’après moi, il enfonçait les épines courtes, robustes et pointues qui recouvraient les extrémités des appendices dans ses proies et les portaient ensuite jusqu’à sa bouche. On a retrouvé des traces de morsures sur des trilobites, des animaux vieux de 528 millions d’années, proches des arthropodes actuels avec un squelette externe minéralisé. Je ne suis toutefois par sûre que la bouche de Anomalocaris, constituée d’éléments semblables à des dents tri-radiales mais avec une rigidité d’ongle, aurait pu le faire. De plus, l’écosystème était rempli d’animaux mous. Alors pourquoi s’embêter avec des carapaces dures comme de la roche?» Quant à savoir qui aurait mordu les trilobites au final, mystère…

Hurdia, le «tyrannosaure du Cambrien»
Son petit nom pour les fans? Le «tyrannosaure du Cambrien», à cause de sa mâchoire circulaire pleine de choses qui ressemblent à des dents. «Sa bouche comporte quatre grandes plaques opposées. Durant mes recherches, j’ai constaté qu’il possédait différents niveaux, quatre ou cinq, de structures buccales avec des éléments très pointus. Comme s’il avait des dents dans le cou en fait. Ces extra-niveaux servaient probablement dans le processus d’alimentation.» Les plus de 900 spécimens, dont la plupart étaient des Hurdia, étudiés par la chercheuse durant son doctorat lui ont permis de découvrir aussi qu’il existait différents types d’appendices, et non pas un seul, et de mâchoires circulaires. Ses résultats sans précédent, obtenus en collaboration avec d’autres collègues, ont été publiés dans Science en 2009.

«A cette époque, on avait moins d’informations sur l’arbre phylogénétique. On a réalisé une des premières analyses quantitatives pour le reconstruire. On a alors compris que les radiodontes étaient vraiment une étape très importante, à la base du lignage de l’évolution des arthropodes. Hurdia victoria était le troisième radiodonte complet trouvé dans les fameux schistes de Burgess.» Cette créature particulière appartient à la famille des hurdiidés, un peu plus jeunes que les anomalocaridés, à savoir – 508 millions d’années. Long de 20 à 25 cm, Hurdia possède une carapace molle, sorte de boîte à trois côtés sur la tête, qui fait presque la moitié de son corps. Ses appendices, moins habiles et moins mobiles que ceux d’Anomalocaris, partent de la tête et sont terminés par de longues et délicates épines.

«J’ai fait l’interprétation que Hurdia vivait proche du fond des mers et utilisait ses appendices pour fouiller le sédiment. Les animaux qui habitaient dans le sédiment devaient essayer de s’échapper, mais restaient bloqués sous la carapace. Comme au fond de cette boîte-carapace se situent les appendices et l’orifice buccal, j’ai émis l’hypothèse qu’elle devait aider à pousser les proies vers la bouche.» Prédateur et charognard, Hurdia victoria attrapait sûrement ses proies sans les choisir en formant des vagues. «A la manière d’un dugong actuel, même s’ils n’ont pas le même régime alimentaire, qui perturbe le sédiment pour atteindre les plantes.» Selon Allison Daley, sa boîte-carapace imposante et ses palettes natatoires plus petites que celles d’Anomalocaris l’empêchaient de nager avec aisance.

Pour l’anecdote, lorsque le paléontologue Charles Walcott est tombé sur une bouche isolée dans les schistes de Burgess avant la détermination de l’espèce, il l’a interprétée comme étant une méduse qui ressemblait à une tranche d’ananas avec des dents qui flottait dans l’eau…

Le gentil géant Aegirocassis benmoulai
L’un des petits jeunes des radiodontes–480 millions d’années–est apparu durant l’Ordovicien, juste après le Cambrien. Aegirocassis benmoulai fait aussi partie de la famille des hurdiidés. On l’a déniché dans la partie inférieure de la formation géologique des Fezouata au sud du Maroc. Il mesurait 2 mètres, possédait deux séries de palettes natatoires et vivait comme un requin-baleine actuelle. «Dans la chronique des fossiles, c’est la première fois que l’on voit dans un groupe de prédateurs une lignée qui devient spécialiste de l’alimentation par filtration en ayant un corps gigantesque. Il ne cherche pas les proies, mais mange tout ce qu’il saisit dans les structures de filtration qu’il a sous les appendices. D’un point de vue très strict, on peut parler de prédation puisqu’il avalait certainement du plancton et des larves planctoniques par exemple.»

La découverte de cette espèce, publiée par Nature dans un article cosigné par la chercheuse en 2015, a permis de donner de plus amples informations sur l’anatomie des arthropodes. «On a remarqué pour la première fois que les palettes natatoires pouvaient exister sur deux rangées. Et cela nous a donné une information sur l’évolution des appendices biramés des arthropodes modernes, qui possèdent des pattes à deux branches. Nous avons constaté que la forme primitive de ces deux branches n’était pas jointe en une jambe.» Dans les océans de la préhistoire, Aegirocassis benmoulai ondulait avec élégance, à la manière des raies d’aujourd’hui, grâce au travail d’équipe de ses palettes natatoires.

Le cerveau d’un Lyrarapax unguispinus
Voici le seul radiodonte du gisement Lagerstätte de Chengjiang, dont on détient un cerveau fossilisé du Cambrien. «On peut savoir quelle partie contrôle les appendices et les yeux et le comparer au cerveau des arthropodes modernes. J’ai cosigné un article en 2016 sur la morphologie et les appendices de Lyrarapax unguispinus. Mais nous ne savons pas encore où le placer dans l’arbre phylogénétique, explique la professeure associée. Au niveau de son écologie, il possède des appendices un peu comme Anomalocaris, mais avec de grandes épines pointues – munies de petites spinules – devant la bouche, que l’on peut comparer à des pinces. Elles servent sûrement à capturer des proies.» A ce jour, plusieurs taxons avec des appendices similaires, qui pourraient être étroitement liés, sont étudiés à la fois à l’UNIL, en Angleterre et en Chine.

Le Fuxianhuia protensa et ses bébés
Pour la première fois dans la chronique des fossiles, la chercheuse de l’UNIL, en collaboration avec des collègues de Cambridge et de Chine, a pu étudier un adulte avec cinq juvéniles datant d’il y a 520 millions d’années, le Fuxianhuia protensa, découvert dans le gisement de Chengjiang. «C’est un animal plus avancé que les radiodontes (dont on n’a jamais trouvé ni juvéniles ni larves et dont on ne connaît pas le mode de reproduction). Il possède deux antennes en plus des appendices. Nous avons décrit les étapes de vie et la croissance de cet arthropode du Cambrien d’un gisement Lagerstätte dans un article sorti en preprint (article scientifique qui n’a pas encore été relu par les pairs, ndlr). Cela n’avait jamais été fait auparavant. Sa stratégie de reproduction complexe, dans laquelle les géniteurs veillent sur leurs petits jusqu’à l’adolescence, permet d’optimiser les chances de survie de l’espèce.»

Cette année encore, la professeure Daley va publier en collaboration avec des chercheurs chinois et anglais de nouvelles découvertes sur la diversité des appendices des ancêtres des arthropodes des schistes de Maotianshan en Chine. Et surtout regarder de plus près la collection de quatre tonnes de roches commandées au Maroc, arrivées par bateau, qui sont actuellement en cours de désemballage dans les sous-sols du Géopolis (le bâtiment de l’UNIL qui abrite la Faculté des géosciences et de l’environnement, ndlr). «Nous allons faire un focus sur les fossiles marocains des Fezouata pendant une dizaine d’années.» Avec l’espoir de découvrir de nouvelles espèces tout aussi étonnantes, qui feront peut-être un jour l’objet d’un film à gros budget…

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