Les ordinateurs ont pris le contrôle de la Bourse

Ambiance au New York Stock Exchange, peu après l’ouverture, le 28 juin 2013. © Reuters/Lucas Jackson
Ambiance au New York Stock Exchange, peu après l’ouverture, le 28 juin 2013. © Reuters/Lucas Jackson

Sur les marchés financiers, de nouveaux traders sont entrés en action. Aux Etats-Unis, notamment, 60 à 70% des transactions sont opérées par des machines, à une vitesse et dans des volumes qu’aucun être humain ne peut suivre. Elles offrent de nouveaux bénéfices, mais créent de nouveaux risques. Explications.

Dans l’esprit du profane, le trader sans scrupules dont l’avidité est le seul moteur se trouve parfaitement incarné en la personne de Michael Douglas – ou plutôt de Gordon Gekko. Cet investisseur, héros du film Wall Street (sorti en 1987), est prêt à tout pour gagner un maximum d’argent en un minimum de temps et ne s’intéresse pas une seconde à l’économie réelle ni au soutien à long terme des entreprises. Mais voilà, il y a désormais une erreur sur le casting: le trader qui, aujourd’hui, répond le mieux à cette description n’est pas un être humain, c’est un… ordinateur. Le trading à haute fréquence (High-Frequency Trading, HFT), appelé aussi trading algorithmique, a le vent en poupe: aux Etats-Unis, 60 à 70% des transactions sont opérées par une machine, à une vitesse et dans des volumes qu’aucun être humain ne peut suivre. En clair, les ordinateurs sont en train de prendre le pouvoir à la Bourse. Ce qui ne va pas sans gros risques.

Ordinateurs Bourse, une longue histoire d’amour
Les ordinateurs sont capables évidemment de brasser des données chiffrées et des statistiques bien plus vite que des êtres humains. Ils ont donc été associés à la prise de décision en finance et à la Bourse depuis leurs débuts, même si, comme le rappelle non sans ironie Michael Rockinger, «l’analyse des modèles du passé ne permet pas de prédire le comportement futur d’un cours». La première – et douloureuse – prise de conscience dans le grand public de l’apparition des robots à la Bourse date du crash de Wall Street en octobre 1987. «Ils avaient été programmés pour vendre les actions sitôt que leur prix passait en dessous d’un niveau plancher, se souvient le professeur de finance à la Faculté des hautes études commerciales de l’UNIL. Une ou deux ont baissé, les machines ont passé les ordres, et par effet de contamination, tous les cours ont chuté, tous les ordinateurs ont vendu en cascade.» Résultat: l’indice Dow Jones a perdu ce lundi 19 octobre 22,6% de sa valeur.

On s’en doute, les choses ont bien évolué depuis – les robots comme les programmateurs ayant atteint un plus haut degré de sophistication. Les machines ne se contentent plus d’exécuter des ordres basiques: des mathématiciens ou physiciens les utilisent pour faire tourner des algorithmes qui traquent les bonnes affaires à l’aide de stratégies quasi indécelables. Les robots ont donc pris le pouvoir en ceci qu’ils cherchent les opportunités et les réalisent sans qu’un humain n’ait à intervenir, et beaucoup plus vite qu’il n’est possible au cerveau, ou même à l’œil humain, de voir passer les choses.

 

Thibault Vatter. Assistant diplômé au Département des opérations de la Faculté des HEC. Nicole Chuard © UNIL
Thibault Vatter. Assistant diplômé au Département des opérations de la Faculté des HEC. Nicole Chuard © UNIL

Plus rapides que les humains
Car s’il est mené par des robots, le trading à haute fréquence se caractérise aussi par une vitesse d’exécution spectaculaire: un homme a besoin de plusieurs secondes pour réfléchir, puis acheter ou vendre un paquet d’actions. Un logiciel peut faire des millions d’opérations en 1 seconde. Comme l’expliquent les auteurs de Krach Machine – Comment les traders à haute fréquence menacent de faire sauter la Bourse*, aujourd’hui c’est «la nanoseconde, un milliardième de seconde (qui) sert de référence aux horloges du négoce à haute fréquence (…) La Bourse NYSE Euronext permet à ses clients à haute fréquence de passer leurs ordres (…) 6756 fois plus vite que le clin d’œil.»

Face à une telle rapidité, un investisseur traditionnel n’a aucune chance. Outre le fait qu’il lui faut plus de temps pour repérer une bonne affaire, il suffit qu’il soit sur le point d’acquérir une action pour qu’un algorithme décèle ses intentions, l’achète une fraction de seconde avant lui, et la lui revende quelques dixièmes de centimes plus cher qu’il n’escomptait payer – sans même avoir compris ce qui vient de lui arriver. En multipliant ces quelques fractions de centimes par des millions d’opérations, ces logiciels ramènent vite des fortunes.

La vitesse, cet avantage compétitif
Dans ce contexte, celui qui peut passer un ordre le plus rapidement a un avantage indéniable sur ses concurrents. C’est même le nerf de la guerre, avec bien sûr la création du bon algorithme. Pour gagner quelques nanosecondes, les entreprises leaders dans cette nouvelle industrie sont prêtes à payer très cher. Les auteurs de Krach Machine citent en exemple un câble actuellement posé dans l’Atlantique qui permettra de gagner environ 5 millisecondes dans les transactions entre Londres et New York pour la modique somme de 250 millions de dollars. Alors que l’on croyait que l’informatique permettait de dématérialiser les contingences du monde réel, le trading à haute fréquence ressuscite des paramètres a priori obsolètes, comme la distance géographique. Quelle limite à cette course à la vitesse? «La vitesse de la lumière, contrainte physique, répond Michael Rockinger. Mais c’est complètement absurde…»

Et c’est souvent dangereux. L’exemple le plus souvent cité pour illustrer les risques du trading à haute fréquence est le Flash Crash du 6 mai 2010. Ce jeudi-là, le Dow Jones a perdu 1000 points, soit à peu près 10% de sa valeur en un grand plongeon, avant de se reprendre aux valeurs antérieures, le tout en quelques minutes. Dans la dramaturgie de la journée, le moment clé se limite à cinq minutes: entre 14 h 42 et 14 h 47, l’indice a dévissé de 600 points. A 15 h 07, retour à la normale.

 

Michael Rockinger. Professeur de finance à la Faculté des HEC. Nicole Chuard © UNIL (archives)
Michael Rockinger. Professeur de finance à la Faculté des HEC. Nicole Chuard © UNIL (archives)

Des valeurs descendent à zéro dollar
Que s’est-il passé exactement? Sans entrer dans les détails techniques, on peut dire que deux organes de surveillance de la Bourse américaine, la SEC (Securities and Exchange Commission) et la CFTC (Commodity Futures Trading Commission), ont eu besoin de cinq mois pour enquêter sur ces quelques minutes; les opérations sont tellement nombreuses par seconde, et tellement compliquées, que même si elles sont traçables, les reconstruire dans l’ordre chronologique est incroyablement chronophage. Le rapport rendu souligne en tout cas la responsabilité du trading à haute fréquence. Même si les principaux concernés relativisent.

Ce qui est sûr, c’est qu’il a fallu éteindre les ordinateurs durant 5 minutes puis les rallumer pour mettre un terme à cette dégringolade dénuée de tout fondement économique. «Et qu’un certain nombre de sociétés très
établies, qui ne rencontraient ce jour-là aucune difficulté économique réelle, ont vu leur valeur descendre à zéro dollar, se souvient Michael Rockinger. C’est le cas de Procter & Gamble ou Coca par exemple. Certes, ensuite, les cours sont remontés, mais il n’en reste pas moins que le potentiel de destruction de valeur est énorme.»

460 millions de dollars perdus en une demi-heure
Les compagnies cotées en Bourse ne sont pas les seules à risquer gros. Les traders à haute fréquence peuvent eux aussi se retrouver en mauvaise posture. «C’est ce qui est arrivé à Knight Capital, qui a perdu plus de 460 millions de dollars en une demi-heure», raconte Thibault Vatter, assistant diplômé au Département des opérations de la Faculté des HEC. Le 1er août 2012, cette société financière réputée qui traitait à l’époque environ 10% des transactions sur le marché américain, a commencé à faire des choses bien étranges et erratiques aux yeux des autres traders. «Ils ont acheté cher et vendu bon marché – bref des comportements absurdes à rebours du bon sens», explique le doctorant. La société a expliqué ses transactions farfelues par un «problème technique», sans entrer dans les détails.

Deux versions coexistent pour élucider ce mystère: un algorithme inabouti aurait été trop vite mis en fonction – il contenait des erreurs de code et serait à l’origine du désastre. Autre hypothèse: un ancien algorithme, plus du tout à la page et rangé à la cave, en aurait été sorti par inadvertance et remis en fonction.

Comment rouler les éléphants de la Bourse
Si ces logiciels sont issus du monde virtuel, ils ont des conséquences bien réelles sur l’économie, comme le montre cet exemple. Cela dit, ici il s’agit d’un bug informatique – le risque est réel et les conséquences graves, mais c’est un accident. Cela ne touche pas à l’essence même du trading à haute fréquence.

Ce qui pousse nombre de spécialistes à se distancer de cette façon de jouer en Bourse, à l’instar de Michael Rockinger, ce ne sont pas seulement les bugs. Ce sont les stratégies mêmes que ces algorithmes appliquent. Un exemple avec les fonds de pension, soit l’argent de nos retraites. Les gestionnaires de ces fonds adoptent toujours un comportement très prudent et se greffent le plus souvent sur un indice. «Les mouvements de ceux que l’on appelle les éléphants de la Bourse sont très prévisibles: ils passent leurs ordres à heure fixe et adaptent leurs portefeuilles pour suivre les mouvements de l’indice», explique le spécialiste de l’UNIL. Nombre de logiciels sont donc  paramétrés pour leur griller systématiquement la politesse et leur revendre plus cher les actions qu’ils convoitent – ce qui diminue évidemment le profit des caisses de retraite. «Je n’ai rien contre le fait que nos étudiants d’HEC souhaitent s’enrichir, mais tout est dans la manière: ce genre de manœuvres, ça n’est ni créatif, ni surtout éthique. C’est la raison principale pour laquelle nous n’enseignons pas le trading à haute fréquence à l’Université de Lausanne.»

Des mathématiciens et des physiciens plutôt que des économistes
D’ailleurs, notent les détracteurs de la robotisation de la Bourse, un des gros problèmes de cette industrie nouvelle mais florissante, c’est qu’elle est aux mains de spécialistes très pointus en statistiques, méthodes quantitatives et autres compétences informatiques, mais qu’ils sont totalement dépourvus de toute culture économique. «C’est un facteur aggravant, dans la mesure où ces gens ne comprennent pas à quoi devrait servir la Bourse, ce qu’est un investissement, et comment tout cela impacte des entreprises, des employés, des retraités, ou comment la réalité impacte aussi la valeur des actions», souligne Michael Rockinger.

Bref, ces gens souvent très jeunes, qui écrivent du code au kilomètre, font des algorithmes pour des courtiers comme ils travailleraient pour un fabricant de jeux vidéo. «C’est vrai que beaucoup viennent des maths ou de la physique, comme c’est mon cas», explique Thibault Vatter. Le jeune chercheur en est aux prémices d’une thèse qui devrait être consacrée à ce domaine. «C’est encore trop tôt pour savoir dans quelle direction je vais aller, précise-t-il. Mais j’ai bien conscience de mes lacunes en économie et je travaille à les combler, notamment en lisant énormément.»

S’il a lui aussi une approche scientifique et non pas de praticien face au trading à haute fréquence, il n’y voit pas que des défauts: «La très grande quantité de transactions passées a par exemple permis de faire baisser le prix des commissions. La très grande réactivité des machines participe en outre à faire le marché: les ajustements sont immédiats, on peut donc dire qu’on est au plus près du véritable prix. Enfin, si on prend le Flash Crash, certes les prix se sont effondrés très rapidement, mais ils se sont repris tout aussi rapidement. Enfin, comme on l’a vu avec la crise en 2008, les humains aussi font des erreurs. Donc, plutôt que de blâmer le trading à haute fréquence en soi, je poserais la question des objectifs que les humains leur allouent, et des moyens de surveillance.»

Peu de surveillance
Les transactions peuvent selon certains cas être cassées, par exemple quand il apparaît qu’il y a un problème technique. Mais la SEC a laissé assumer sa perte à Knight Capital en ne passant l’éponge que sur un nombre très restreint des ordres absurdes passés, estimant que, après tout, si la société utilise un algorithme défectueux, c’est son problème. Au-delà de la question des bugs et de l’annulation possible de certaines ventes ou achats, les spécialistes sont nombreux à s’inquiéter de la quasi-absence de régulations dans un domaine plus qu’opaque: on constate des résultats à la Bourse, mais personne ne sait vraiment ce qui se passe dans ces boîtes noires que sont les algorithmes des sociétés qui pratiquent le trading à haute fréquence.

«Parmi les pistes explorées, les plus fréquentes sont l’instauration d’une taxe Tobin, appliquée sur chaque transaction, qui rendrait moins attractifs les achats et reventes incessants dans des fenêtres temporelles inférieures à la seconde», détaille Michael Rockinger.

Thibault Vatter confirme la nécessité de mieux «monitorer» en temps réel les risques, et suggère une autre piste: «Des spécialistes plaident pour l’instauration, à certains moments ou pour des actions données, de périodes de latence, soit des interdictions de revente avant que ne s’écoule un temps X. On imagine par exemple un système de signalisation, avec feu rouge ou feu vert accolé à une valeur.»

Pour l’heure, ces mesures, comme d’autres types de réglementation, sont en discussion en Europe et aux Etats-Unis. Pour qu’elles aient un sens, il faudrait évidemment que toutes les Bourses les appliquent. Et mettre tout le monde d’accord, ça prend manifestement plus qu’une nanoseconde…

* Krach Machine, Comment les traders à haute fréquence menacent de faire sauter la Bourse. Par Frédéric Lelièvre et François Pilet. Calmann-Lévy (2013), 232 p.

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