Dans sa thèse primée à l’UNIL, la théologienne Christine Prieto s’est intéressée à la figure de Jésus guérisseur, et à ses liens avec les différentes pratiques thérapeutiques en cours dans l’Antiquité, entre guérisons magiques du monde assyro-babylonien et médecine grecque des plus rationnelles. Un parcours aussi foisonnant que riche en enseignements divers.
Que sait-on véritablement des miracles de Jésus? Est-il certain qu’on ne puisse les expliquer de manière rationnelle? Et s’ils n’étaient que la continuité de pratiques thérapeutiques traditionnelles? C’est avec ces interrogations que la chercheuse Christine Prieto s’est lancée dans sa thèse de doctorat, défendue à l’UNIL (où elle a reçu le Prix Paul Chapuis-Secrétan en 2013) et désormais publiée aux Editions Labor et Fides sous le titre: Jésus thérapeute. Quels rapports entre ses miracles et la médecine antique?
Se concentrant sur les miracles de guérison rapportés dans l’Evangile de Luc, la théologienne a souhaité ainsi les confronter tour à tour aux différentes pratiques de l’Antiquité, qu’il s’agisse du monde juif, égyptien, mésopotamien ou encore gréco-romain. L’enjeu étant de pouvoir identifier clairement les emprunts à l’une ou l’autre de ces thérapies antiques. Et vérifier s’il y avait bien là, dans ces miracles de Jésus, une part résolument singulière, et donc exceptionnelle. Enquête donc, au cœur du mystère entourant ces miracles thérapeutiques.
Quand médecine et magie cohabitaient
Qu’en était-il des pratiques thérapeutiques, justement, à l’époque de Jésus Christ? Que sait-on de ces médecines antiques? «La médecine contemporaine à Jésus est extrêmement variée», répond Christine Prieto.«D’un côté, dans le monde gréco-romain, on trouve une médecine empirique et rationnelle, proche dans ses principes de celle que nous connaissons dans nos sociétés occidentales, et de l’autre, il y avait une médecine de type magique et religieuse dans le monde sémitique.»
A l’époque, cependant, la frontière entre médecine et magie n’est pas aussi nette que celle que l’on connaît aujourd’hui: «Il y a aussi des pratiques magiques et religieuses dans le monde gréco-romain, ainsi que de l’empirique dans les mondes sémitique, assyro-babylonien et égyptien», poursuit la désormais docteure en Théologie de l’UNIL.
«Toutes les approches se croisent partout, en fait, mais n’ont pas toujours le même statut social. Le malade, cherchant à être guéri à tout prix, n’hésitait pas à passer du rationnel au magique selon ses besoins. Il y avait bien entendu de gros enjeux financiers qui faisaient que chaque praticien – médecin, prêtre ou magicien – cherchait à s’implanter dans la cité et à se crédibiliser. Mais l’Etat et les intellectuels n’avaient pas toujours cette vision positive de la cohabitation. Ainsi la magie était très mal vue en Grèce et à Rome – tout en ayant sa clientèle!»
Soigner en chassant les démons
En comparant le large éventail des pratiques thérapeutiques proposées dans l’Antiquité, la chercheuse de l’UNIL conclut que «c’est à la médecine religieuse ou magique du monde sémitique ou assyro-babylonien que se rapprochent le plus les miracles de Jésus».En effet, comme dans ces traditions, la guérison est alors toujours soumise à l’action de forces surnaturelles.
Dans ces territoires mésopotamiens, où confluent des cultures aussi bien sumérienne, babylonienne, assyrienne que néobabylonienne, «la médecine était aux mains des prêtres-médecins, les ashipu», écrit la chercheuse, «qui bâtirent la pensée thérapeutique sur l’idée d’omniprésence des démons et sur la nécessité de les chasser pour obtenir le retour de la santé et la réconciliation du malade avec les dieux».
Jésus, exorciste
De son côté, «Jésus pratique régulièrement l’exorcisme pour traiter des affections diverses qui vont de la fièvre à la folie “frénétique” ou à l’épilepsie et même au mutisme». A ce titre, le miracle du possédé de Gérasa est le cas le plus représentatif: «Luc nous présente un cas de guérison par exorcisme de démons et de transfert de ceux-ci dans des animaux que l’on chasse au loin, ce qui est un procédé très courant en Assyro-Babylonie», précise la théologienne.
Dans ce miracle, qui ne saurait être la retranscription exacte d’un rituel mésopotamien, «nous retrouvons néanmoins ces éléments fondamentaux: la parole d’autorité qui oblige le démon à décliner son identité, puis qui fait passer le mal démoniaque dans des animaux; la ressemblance entre l’identité des démons et les animaux choisis pour les recevoir; la disparition des démons dans un lieu désertique en emportant le mal; l’homme libéré et guéri et réconcilié avec Dieu», analyse encore Christine Pietro.
Jésus était-il un médecin babylonien?
Jésus agirait-il alors seulement comme les ashipu de l’Antiquité? Ses miracles ne feraient-ils dès lors pas que reproduire un mode de thérapie qui était devenu familier aux Juifs à la faveur des invasions et déportations assyrienne et babylonienne? Non, répond la chercheuse, qui évoque trois principales différences dans la pratique christique. Tout d’abord, «ce qui est nouveau est bien sûr le pouvoir irrésistible de Jésus: aucune pathologie, aucun démon ne lui résiste. Il est bien au-dessus de tout médecin, ou mage, ou exorciste contemporains, et du coup, les ressemblances semblent faibles, comparées à sa thérapeutique sans faille et instantanée.»
Deuxièmement, «Jésus agit par sa propre autorité sans invoquer un dieu (qu’il devrait supplier pour être exaucé), écrit la théologienne, en prenant soin de rattacher le prodige au Dieu d’Israël. Le positionnement est donc différent: Jésus agit pour et par Dieu, mais il est en position de force face aux démons.»
Le péché ne rend pas malade
Ce qui diffère également grandement, et ne saurait être négligé, insiste la chercheuse, «c’est le refus du système péché-punition-maladie», tel que se le représentait le monde juif et babylonien. «Chez Luc, la maladie est clairement détachée du péché», garantit l’auteure, qui poursuit: «La maladie est une des manifestations du pouvoir de Satan sur Terre, et Jésus vient renverser ce pouvoir pour établir le Royaume de Dieu. Tout naturellement, il guérit donc des maladies et exorcise. Ce qui ne veut pas dire que l’homme soit sans péché et n’ait pas besoin de guérison à ce niveau-là. L’enseignement de Jésus permet à l’homme de revenir vers Dieu, mais il le fait dans un corps sain. Jésus a le souci de guérir l’homme dans toutes ses dimensions.»
Autre point important à souligner encore pour la théologienne, la gratuité du don de ces guérisons: «Contrairement à ce qu’on pense souvent, la foi du malade est loin d’être présente dans tous les récits, car Jésus agit, guérit aussi par pure bienveillance. Mais lorsque la foi est présente, elle permet d’accéder à un domaine supérieur à celui de la guérison: le salut. L’homme va au bout du parcours lorsqu’il n’est pas seulement guéri physiquement mais aussi sauvé. Le récit des dix lépreux en Luc 17 en est représentatif: 10 sont guéris mais un seul est sauvé.»
Chez les Juifs, Dieu est le vrai médecin
La pratique thérapeutique de Jésus s’attache également à la tradition juive, nous apprend encore Christine Pietro. «Si l’on ne peut pas vraiment parler d’une médecine juive au Ier siècle, un trait fondamental reste de se tourner vers Dieu comme le vrai médecin, ce qui concerne alors tous les miracles. La résurrection du garçon à Naïn est d’ailleurs dans la droite ligne d’un miracle proche accompli par Elie (I Rois 17) et inscrit alors Jésus dans la continuité de ce prophète.»
Mais là encore, la position de Jésus diffère en ce qui concerne la conception selon laquelle la maladie est une sanction divine du péché. Le Jésus tel qu’il apparaît chez Luc, écrit l’auteure, «n’est pas pris dans l’ambiguïté entre un Dieu qui fait du bien et un Dieu qui punit. Jésus agit au nom de Dieu, et il repousse les maladies et les démons pour faire avancer le règne de Dieu.» Si la guérison appartient bien à Dieu, «jamais les démons ne sont présentés comme les adjuvants exécuteurs des décrets de Dieu».
L’originalité de Jésus: il touche les impurs
Autre prise de distance avec le judaïsme, la recherche de proximité qu’opère Jésus vis-à-vis des malades les plus sévères, tels que les lépreux ou les épileptiques. «Au lieu de s’en détourner avec effroi ou de les estimer incurables, Jésus les affronte sans reculer», analyse alors la doctorante. «De surcroît, il touche les lépreux, ce qui dans le judaïsme est une aberration.» Et de conclure en ce qui concerne la comparaison avec la tradition juive: «Les œuvres de Jésus renversent les barrières du judaïsme qui cloisonnent les maladies: Jésus touche les impurs (lépreux, femmes, morts); il guérit tous les jours, il ne lie pas les maladies aux péchés, les traitant toutes sur le même plan (soit contraires au désir de Dieu pour l’homme); ses bienfaits peuvent s’adresser ponctuellement à des païens. L’ensemble de ces modalités veut montrer que Jésus amène le Royaume de Dieu, qui passe par une lutte sans merci contre Satan: tout temps, tout lieu et tout moyen sont bons pour lui faire la guerre.» Et si la gloire revient également toujours à Dieu, c’est bien Jésus lui-même qui donne la guérison et le soulagement, en tant que son envoyé.
Jésus et les médecins hippocratiques
Si les guérisons de Jésus s’inscrivent dans la continuité des prophètes et autres mages guérisseurs de l’Antiquité, l’étude révèle que le comportement de Jésus, tel qu’il est décrit en tout cas dans l’Evangile de Luc, s’apparente en de nombreux points à la déontologie gréco-romaine en la matière. Entendons-nous: il ne s’agit là pas de suggérer que le personnage de Jésus aurait lui-même emprunté au médecin hippocratique, cela n’aurait pas de sens au vu de l’absence complète de référence de Luc au corps médical. Christine Prieto avance cependant l’hypothèse que Luc aurait «écrit ses récits en y insérant des éléments qui évoqueraient la culture grecque», le but étant de «construire des ponts entre les récits palestiniens de miracles et ses lecteurs du monde gréco-romain».
Pour la théologienne, «Luc a le souci d’écrire “une vie de Jésus” qui soit compréhensible pour des lecteurs issus de cet univers culturel. Cette préoccupation se répercute sur la manière dont il le raconte, et dont il présente le personnage de Jésus comme guérisseur. Il ne peut écrire de la même façon pour des Grecs cultivés que pour des Juifs palestiniens familiers du monde surnaturel de l’Ancien Testament.»
Empathique comme un médecin gréco-romain
Le miracle le plus représentatif sur ce point est celui de la résurrection de la fille de Jaïrus. «Si le procédé reste surnaturel, donc pas médical comme nous l’entendons, le récit appuie davantage la figure même du médecin, dans son attitude, sa déontologie, sa manière d’établir un dialogue avec la famille, de contenir la foule, d’être en empathie», relève la chercheuse. «Ce sont des points ténus, mais qui à mon avis peuvent produire un écho dans l’esprit du lecteur grec ou romain, en rappelant des qualités qu’il attend lui-même de son praticien. La déontologie médicale est un trait fondamental de la médecine hippocratique, très souligné en Grèce et à Rome.»
Bien sûr, Jésus ne cherche pas à expliquer les maladies, leurs causes et leurs conséquences. Il n’examine pas, n’ausculte pas, n’interroge pas. Il ne prescrit ni remède ni ne pratique la chirurgie. Pourtant, la pratique de Jésus en tant que thérapeute s’apparente au bon médecin, qui calme les angoisses des proches et sait maîtriser une foule agitée et bruyante.
Mais d’autres différences persistent là encore, comme sa prise en charge même des pathologies les plus graves et incurables, là où les médecins préfèrent opter pour la prudence, afin de protéger à la fois leur réputation et clientèle. De plus, Jésus ne se fait jamais payer, et donc sa pratique ne peut être considérée comme un travail qui mérite un salaire. Les guérisons de Jésus sont toujours des dons, qui n’exigent ni argent ni foi, comme nous l’avons déjà écrit plus haut.
L’originalité du Jésus soignant
Qu’est-ce que cela nous dit finalement du personnage de Jésus et de ses miracles? «Pour Luc», répond la théologienne, «le pouvoir miraculeux de Jésus s’inscrit dans la venue du Royaume de Dieu et la défaite de Satan, il est lié à l’enseignement de Jésus, comme les deux facettes d’une même pièce. C’est sous cet angle qu’il faut l’appréhender: Dieu a donné à Jésus une autorité et une puissance, qui lui permettent d’accomplir ces miracles, signes de l’établissement en cours du Royaume.»
Par ailleurs, il n’est pas inutile de relever que «l’importance en nombre de ces récits de guérisons montre que Jésus est le guérisseur des corps souffrants et pas seulement des âmes: l’être humain forme un tout, et le corps souffrant est constamment pris en compte. C’est une théologie très incarnée.» A mille lieues donc de l’idée erronée et largement répandue que le corps serait le pire ennemi de Dieu et de ses fidèles.