«La pression des cadeaux de Noël peut être d’une grande violence»

«La pression des cadeaux de Noël peut être d’une grande violence»

Interview d’André Petitat, professeur à l’Institut des sciences sociales et pédagogiques et Gianni Haver professeur associé à l’Institut de sociologie des communications de masse.

Les Fêtes consacrent une période socialement très importante: la préparation et l’échange de cadeaux. Un étrange moment, parfois embarrassant, qui renvoie à des pratiques anciennes et variées, qui vont du don désintéressé au cadeau «empoisonné». Deux chercheurs de la Faculté des sciences sociales et politiques de l’UNIL décortiquent ce moment de grâce qui peut tourner à l’enfer dans une société marchande.

Un cadeau, un don, ça sert à quoi?

A.P. (André Petitat): Donner s’oppose à négocier. Le don, c’est un échange non négocié, dans lequel ni la nature ni la valeur ne sont fixées. Il existe deux formes de dons. Le don unilatéral, totalement désintéressé dans son principe, et le don réciproque. A Noël, les deux cohabitent. Le don réciproque, car les personnes échangent des cadeaux, mais il y a aussi, parfois, des dons unilatéraux, entre les adultes et les plus petits, par exemple.

Quelles sont les fonctions sociales des cadeaux?

A.P.: Le cadeau renvoie à toutes sortes de choses. Tout dépend du cadre et du contexte. Idéalement, il est une manifestation du lien, de l’affection, de la considération, de la sympathie que l’on éprouve pour les autres. En principe, on est libre de faire ou non un cadeau. Mais dans les faits, le rituel est parfois quasi obligatoire, à Noël en particulier. Si l’on s’y soustrait envers des personnes importantes, cela peut poser des problèmes. Il est impensable, par exemple, d’oublier les enfants ou son conjoint. Car la chose donnée justement, l’objet, devient symbole, signe d’affection, de renouvellement voire de renforcement du lien. Un objet, lorsqu’il ne se mange pas, se garde. En ce sens, il est aussi une stratégie pour que l’autre se souvienne de vous. Et comme nous le verrons, parfois aussi, d’une stratégie de pouvoir et de domination.
G.H. (Gianni Haver): Noël, c’est le contexte particulier qui réunit les «candidats aux cadeaux». A titre personnel, je ne participe que depuis quelques années à des séances cadeaux. Auparavant, en Italie où je vivais, nous n’avions pas cette tradition. A cette occasion, il est assez intéressant de voir comment, par le biais du cadeau, l’on se positionne dans une hiérarchie familiale et comment on positionne les autres. Cela va de la petite pensée pour grand-papa à l’ordinateur pour celui ou celle qui entame des études universitaires. Il y a sans doute dans cet échange un aspect affectif, mais en creusant, on retrouve le rituel très ancien du don et contre-don ainsi que du positionnement.

Faire un cadeau, c’est renforcer ou confirmer un lien. Omettre de le faire, est-ce prendre une distance?

A.P.: Une fois encore, en principe, on est libre. Si l’on admet que vous êtes obligé de faire un cadeau, celui-ci perd de sa signification, car il lui manque la dimension de gratuité, d’acte volontaire. Mais bien entendu, il arrive que l’on se sente obligé, que l’on n’en ait pas envie. Il arrive même qu’on le fasse pour des gens qu’on n’aime pas. Le don réciproque se situe souvent entre gratuité et intérêt, amour et indifférence, liberté et dépendance, authenticité et mensonge.

Offrir un cadeau à Noël est-il devenu un devoir?

G.H.: Oui, clairement. Nous vivons tous désormais dans cette sorte d’obligation. Les choses, certes, varient fortement d’une famille à l’autre. Quelques semaines avant Noël, l’angoisse monte. Que va-t-on offrir à papa, à grand-papa, au tonton, etc.? Pour toutes sortes de cadeaux, c’est une vraie souffrance, car il faut trouver l’objet qui exprime à la fois le lien symbolique entretenu avec la personne, mais dont la valeur sera équivalente, plus ou moins, à l’effort que l’autre va consentir envers nous. Le présent doit exprimer non seulement un besoin ou une envie, mais aussi un lien original. Tout cela devient très compliqué et dans bien des cas, la recherche du cadeau n’est pas agréable. C’est là une conséquence de la société marchande dans laquelle nous vivons, et où nous ne sommes plus producteurs des cadeaux que nous pouvons faire nous-mêmes. On n’offre plus la poule ou l’œuf de la ferme. Il y a désormais des cadeaux prédéfinis tels l’iPod, dont le prix est souvent connu de celui qui le reçoit et indique l’effort financier consenti, donc souvent la valeur du lien.

Celui qui donne s’attend à recevoir, le plus souvent. Dès lors, qu’est-ce qui distingue ce don du troc?

A.P.: C’est très différent malgré tout, car le troc est un échange négocié voire contractuel. On se met d’accord sur la quantité de haricots en échange d’une quantité de poisson, par exemple. Pour bien faire la nuance, on parle de réciprocité dans le cas du don, et d’équivalence dans celui de la négociation.
G.H.: Ce qui a été troqué n’a que la valeur du bien échangé. Mais combien de cadeaux garde-t-on du fait du lien affectif? Pourtant, j’ai lu quelque part que 33% des cadeaux ne sont pas vraiment appréciés, mais que, bien souvent, on les garde quand même… C’est inimaginable dans le troc.

Les babioles encombrantes sont une forme de cadeau «empoisonné». N’est-il pas piquant de constater que le mot «gift» en anglais signifie poison en allemand? Les deux mots ont pourtant une origine germanique…

G.H.: Le cadeau peut être encombrant et engageant à plusieurs égards. Prenons la bague de fiançailles. Aux Etats-Unis, ce rituel est très réglé. L’objet doit même valoir un certain pourcentage du salaire masculin. Et lorsque le lien est rompu, on rend la bague. C’est un exemple assez évident: il y a ici un bien économique, un lien symbolique et un lien affectif. Dans ce cas, on est obligé. Dans le film «Harry, un ami qui vous veut du bien» de Dominik Moll, une autre idée est très bien montrée: la situation de l’obligé. Harry joue une surenchère de cadeaux et met le père de famille et tous les siens dans une situation très pénible. Car il rompt un équilibre.
A.P.: Il faut en effet que l’autre puisse répondre à votre don au même niveau. Sans quoi vous l’humiliez ou du moins vous le mettez dans une situation inconfortable. C’est une des stratégies possibles du don, d’ailleurs: placer l’autre en situation d’infériorité. A l’inverse, il existe encore les cadeaux bricolés par soi-même, qui coûtent relativement peu. Un pull tricoté, des pots de confitures maison, par exemple… Ce type de cadeau est chargé de valeur personnelle, souvent supérieure à celui que l’on a acheté. Car on a investi du temps et des compétences pour le faire et l’intensité du lien s’en trouve grandie. Si le cadeau se résumait à la manifestation du lien personnel, les cadeaux bricolés seraient très nombreux. Or ils ne représentent que 2-3 % du total des cadeaux. Il faut donc conclure qu’aujourd’hui, la valeur marchande compte beaucoup.

Le don peut donc être «négatif»?

A.P.: Absolument. Nous investissons le plus souvent le don d’une valeur positive, du fait aussi que toutes les religions valorisent le don positif. Mais si on le considère bien, le don peut aussi avoir une dimension négative, une face obscure. On peut donner la vie, mais aussi «donner» la mort. Dans les contes et les fables, les deux types de don coexistent. Le héros donne unilatéralement et s’en voit récompensé plus tard, comme par enchantement. Mais les méchants, dans les contes, donnent aussi, des pommes empoisonnées, comme dans «Blanche-Neige» ou des mauvais conseils, par exemple.

Dans nos existences quotidiennes, bien souvent, celui qui reçoit un cadeau dit: «Mais non, il ne fallait pas…», alors qu’il est bien content. A quoi, celui qui donne répond que «ce n’est rien du tout», même si ce n’est pas «rien». Comment expliquer ces drôles d’échanges?

A.P.: Parce qu’on ne peut pas faire autrement. Si vous offrez un kilo de pommes, et, qu’en le faisant, vous ajoutez «vous me donnerez un kilo de poires plus tard», vous tombez dans le troc. Vous quittez le registre du don. Le seul message possible est: je vous donne, vous ne me devez rien. L’idée de réciprocité doit demeurer cachée, même si elle est implicite. Ici, c’est le non-dit qui fait la différence entre les deux registres du négoce et du don.
G.H.: En arrivant dans le canton de Vaud, je me suis aperçu d’une habitude qui n’existe pas en Italie: lorsqu’on est invité chez des amis, on amène une bouteille de vin. Elle doit être plus ou moins équivalente au standing de votre hôte, et, si on n’en a pas, on doit trouver une excuse. Mais si vous amenez la bouteille, on vous dit qu’il ne fallait pas. Alors que si, il fallait! D’une certaine manière, c’est une forme de troc: on achète son repas.

Le «don unilatéral» n’existe donc pas?

A.P.: Il est très rare en effet. Un don totalement désintéressé, sans attente de retour, n’est pas très courant. Mais c’est une tangente très importante pour entamer le don réciproque. Car celui-ci est présenté comme don unilatéral, dont on n’attend rien en retour.

Parlons des cadeaux des enfants. Pendant longtemps, ils ont été conditionnés par une attitude exemplaire requise de la part de l’enfant: «Si tu as été bien sage… etc.» Désormais, pourtant, l’enfant considère le cadeau de Noël comme un dû. Pourquoi?

A.P.: Oui et non. Cela varie d’un pays et d’une époque à l’autre. Les cadeaux de Noël n’ont pas toujours existé. Moi, par exemple, je recevais un pain d’épice et quelques mandarines. Le Père Noël lui-même est une créature assez récente qui remonte aux années 1940. Mais dans notre société, c’est vrai, un enfant attend son cadeau.

Si on ne faisait pas de cadeau à l’enfant pour Noël, considérerait-il qu’on ne l’aime plus?

A.P.: Oui, car ce rituel est devenu si fort que les parents en seraient gênés. D’une part, envers les autres familles avec qui l’enfant se compare. Et d’autre part envers l’enfant lui-même. L’obligation est forte et à la mesure du rite universel dans nos sociétés.
G.H.: Historiquement, les cadeaux achetés aux enfants existent depuis le XIXe siècle pour les classes supérieures. A l’époque déjà, celle de la révolution industrielle, il y a des publicités pour jouets, et, très tôt aussi, les jouets deviennent normés entre filles et garçons. A mesure que les techniques de production s’améliorent et que le pouvoir d’achat augmente, le marché multiplie les occasions de débouchés pour ces objets (Noël, anniversaire, Fête des mères, Fête des pères, Halloween, etc.).
A.P.: Selon les statistiques, le montant des cadeaux représente 4 % du revenu familial sur un an. Et trois quarts de ce budget sont dépensés à Noël. Ces chiffres, qui ont une dizaine d’années, n’ont pas dû beaucoup varier.

On fait croire aux enfants que c’est le Père Noël qui offre le cadeau. Pourquoi? Parce que cet intermédiaire virtuel libère l’enfant de la dette qu’implique le cadeau?

A.P.: Oui, en quelque sorte. Le Père Noël est une figure du don unilatéral que l’on retrouve dans les contes. Cette figure devine vos désirs. Parfois même, le vœu d’un personnage est exaucé sans qu’il s’adresse à qui que ce soit. Exemple: un héros affamé fait intensément le vœu d’un repas et aussitôt la nappe se couvre de victuailles. C’est un monde enchanté. Le Père Noël est une figure transcendante, une sorte de dieu qui vit au pôle Nord et qui fait le bien. Mais jadis, il est bon de rappeler qu’il était accompagné du Père Fouettard, lequel a complètement disparu, à l’instar de la morale intransigeante. Remarquons cependant que le Père Noël n’apporte pas tous les cadeaux. Les parents de la famille personnalisent leurs cadeaux, de même que les parrains et marraines.

Le rituel de distribution des cadeaux, justement, évolue et se réinvente dans les familles: tirage au sort, troc, loterie, listes envoyées par e-mail sur le mode de la liste de mariage. A quoi tout cela renvoie-t-il?

G.H.: Cela montre justement que le rite peut être réinterprété constamment et que l’on peut toujours en reprendre possession. Qu’on peut le réinvestir de sens à tout instant.
A.P.: Le don, dans les sociétés modernes est parfois marqué par la probabilité statistique. Lorsque vous donnez votre sang, par exemple, ce n’est que par accident que vous bénéficierez d’un éventuel retour. C’est une loterie sans certitude d’une réciprocité. Le tirage au sort des cadeaux de Noël est imprégné de cette logique.

Les jouets ont beaucoup évolué, eux aussi. Quelle est la différence entre les catalogues de jouets d’aujourd’hui et ceux d’hier?

G.H.: A l’exception de l’évolution technologique (jeux vidéo, informatique), je vois une grande continuité dans l’objectif. Ce qui a changé, c’est ce que j’appellerais une fidélisation par le biais du «jouet par abonnement». Un exemple: autrefois, le Lego permettait de construire toutes sortes de choses issues de l’imaginaire de l’enfant. Aujourd’hui, le Lego est destiné à fabriquer des personnages bien précis, vendu sur la boîte d’emballage, comme les héros de «Star Wars» par exemple. Le monde du jouet est toujours plus celui de la standardisation et du copyright. On ne veut plus un avion, mais celui de tel héros dont les aventures passent à la télévision entre 17 h et 18 h. Ce marquage, ce marketing est surtout destiné à convaincre ceux qui achètent, c’est-à-dire les parents. Et du coup, l’on pourrait croire que la fantaisie de l’enfant passe à la trappe. Mais les enfants introduisent très vite ces objets standardisés dans leur monde à eux et l’on peut fort bien imaginer faire combattre Dark Vador avec une Barbie!
A.P.: On parle parfois de colonisation de l’imaginaire. Autrefois, la pénurie de jouets invitait l’enfant à en inventer. Avec deux bouts de bois et un peu de ficelle, par exemple. Maintenant, le ready-made est là et les parents se servent. Sur ce point, ces jouets pour enfants sont en résonance avec l’univers des adultes, où nous ne savons plus rien faire par nous-mêmes.

Vous-mêmes, vous vous sentez esclaves de ce système?

A.P.: Ma femme est Canadienne, et, au Canada, Noël prend des dimensions incroyables, avec au moins quatre à cinq cadeaux par enfant. A notre retour en Suisse, je lui ai proposé de passer à un seul cadeau, mais elle ne peut s’en empêcher. Moi-même, je sais que je dois faire des cadeaux à ma famille proche, et toutes les personnes présentes à Noël reçoivent des cadeaux. J’aurais peur de vexer quelqu’un si je ne le faisais pas.
G.H.: Moi, j’ai l’avantage – ou le désavantage – de ne pas avoir trop de famille ici. Etant petit, j’ai reçu des cadeaux parfois importants, tant que j’ai cru au Père Noël. Après, cela s’est arrêté. Mais, en effet, la période où il faut trouver les cadeaux de Noël est parfois d’une grande violence, je pense.

Propos recueillis par Michel Beuret

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