Etrangers dans les prisons suisses, pourquoi ils sont si nombreux

En Suisse, en 2017, 8071 personnes sont entrées en prison. Parmi elles, 5299 étrangers. Ici, une vue de l’établissement d’exécution des peines de Bellevue (Gorgier, Neuchâtel).
© Valentin Flauraud / Keystone

Avec une population carcérale composée à 71,5% d’étrangers, la Suisse est proche du record européen. Pourquoi nos prisons comptent-elles autant de ressortissants venus d’ailleurs et comment y remédier? Explications et pistes avec trois spécialistes.

«Alors que la Suisse compte un quart d’étrangers dans sa population, près des trois-quarts des délinquants incarcérés sont étrangers. On a un problème. Ou à tout le moins une surreprésentation», corrige Marcelo Aebi, vice-directeur de l’École des sciences criminelles de l’Université de Lausanne. Avocat et criminologue de formation, il s’occupe des Statistiques pénales annuelles du Conseil de l’Europe (projet SPACE) depuis 2002. Les prisons, leurs détenus et les chiffres, il connaît. Alors, lorsqu’il s’agit de commenter le pourcentage d’étrangers dans les prisons suisses, soit 71,5% (chiffre de 2017), il appelle un chat un chat. Ce professeur, qui a grandi en Argentine, déplore le fait que beaucoup de gens commentent ces chiffres d’un point de vue politique: «Si la personne est de droite, elle dit: “ Regardez tous ces étrangers en prison!” Si elle est de gauche, elle prétend qu’il n’y a rien de spécial à dire. Il faut sortir de ce cadre-là et essayer d’analyser les choses d’un point de vue scientifique.»

La Suisse presque championne
En comparaison européenne, avec une population carcérale composée à 71,5% d’étrangers, la Suisse occupe la première place des pays comptant plus de 1 million d’habitants. Monaco, Andorre et le Luxembourg comptabilisent bien une part supérieure, mais la comparaison est difficile, vu leur très faible population. Ces trois pays réunis comptent en effet moins de 700000 habitants. A l’autre extrémité, la Pologne compte 0,9% d’étrangers en prison. Dans les 47 États membres du Conseil de l’Europe pris ensemble et participant à l’enquête annuelle, la part est de 21,2%.

Mais revenons à la Suisse et à sa place sur la première marche du podium. Cette proportion est relativement stable depuis plus de dix ans, même si elle n’est pas égale dans toutes les régions du pays: elle est de 65% en Suisse orientale, de 68% en Suisse centrale et du nord-est et se monte à 79% dans les cantons latins. De fait, cette différence reflète le «Röstigraben» entre la conception alémanique et romande de la politique criminelle.

Chargé de cours à l’Université de Lausanne et de Lucerne où il enseigne la statistique criminelle et auteur d’un ouvrage sur les prisons suisses (1), Daniel Fink confirme que les Romands font un usage particulièrement fréquent de la privation de liberté.

Pour ce qui est de l’égalité de traitement entre ressortissants suisses et étrangers, elle est respectée, affirme Marcelo Aebi. «Les études sont claires: les étrangers ne sont pas condamnés à des peines plus lourdes. Le juge applique le code, indépendamment de qui est la personne.»

Daniel Fink. Chargé de cours à l’UNIL.
Nicole Chuard © UNIL

Romands répressifs
N’empêche, si le code est le même pour tous, la palme d’or en matière de châtiment toutes nationalités confondues revient aux cantons de Vaud et Genève. «Alors que ces deux cantons représentent 14,6% de la population suisse, ils prononcent 43,4% de toutes les peines.» Cherchez l’erreur. Une explication? «C’est Pierre Maudet, le conseiller d’État, et Olivier Jornot, le procureur général, des hardliners en matière de condamnation. Il y a tout un climat, en tout cas à Genève comparativement à Zurich ou à Bâle», indique Daniel Fink.

Et cet ancien chef de la section Criminalité et droit pénal de l’Office fédéral de la statistique (OFS) d’évoquer encore la part très élevée des étrangers non-résidents à Champ-Dollon, atteignant par moments jusqu’à 80%, tout au moins en détention avant jugement. «En Suisse, un quart de toutes les détentions provisoires sont réalisées à Genève. Et qui va en détention provisoire? Ce sont les étrangers non domiciliés en Suisse. Il y en a pourtant certainement autant à Bâle et à Zurich.» De fait, à la prison de Champ-Dollon, le pourcentage d’étrangers s’élève à 89% et dans tout le canton de Genève il est de 86% (chiffres 2017).

Lorsque l’on évoque le nombre de détenus étrangers, il est important de commencer par distinguer deux catégories différentes, rappelle Marcelo Aebi: ceux qui résident en Suisse et ceux qui n’y sont pas établis. Parmi ces derniers, certains entrent en Suisse uniquement pour commettre un délit. On appelle ça le tourisme criminel ou la criminalité transfrontalière. La saison la plus propice pour ce genre de délits de cambriolage étant les mois d’octobre à février, lorsque le jour tombe rapidement et que la lumière trahit la présence ou non des futures victimes. La police parle de bandes internationales organisées dont beaucoup viennent des pays de l’Est. Situé au cœur de l’Europe, la Suisse, territoire de transit, est une cible toute désignée pour toutes sortes de malfrats qui viennent y commettre des délits, richesse du pays oblige. Beaucoup de pavillons et de villas ressemblent à de véritables cavernes d’Ali Baba. De même, la prospérité de la Suisse attire les émigrés qui souhaitent se construire un avenir meilleur, en trouvant du travail.

Chargée de cours à l’École des sciences criminelles, Natalia Delgrande, qui a travaillé durant dix ans au projet SPACE au côté de Marcelo Aebi, tempère l’expression de tourisme criminel. «Globalisation oblige, nous sommes tous en mouvement, même les criminels. On ne dit pas non plus des étudiants qui viennent en Erasmus qu’ils font du tourisme universitaire. On parle partout des bandes de “touristes géorgiens”, mais en prison ils représentent 0,7% de tous les étrangers. Le crime est une constante, y compris dans la nouvelle réalité de la globalisation.» Voilà qui est dit. Qui sont-ils? «Quand on veut analyser la composition de cette catégorie d’étrangers, on constate qu’aucune ethnie n’arrive à 10%. On peut même prendre toute l’Europe de l’Est, on n’a pas de profil majoritaire.»

Univers masculin
Si l’OFS ne tient pas de statistique sur ces touristes d’un genre particulier dont certains finissent derrière les barreaux, elle comptabilise en revanche les étrangers (ères) sans livret B ou C selon la nationalité. En 2016, l’effectif (nombre de détenus au jour du relevé) était de 2580, avec, sur les trois premières marches du podium, les ressortissants de l’Afrique du Nord (486), ceux de l’Ouest (441) et des citoyens de l’ancienne République fédérale de Yougoslavie (370). Les viennent-ensuite sont les Albanais (234), les Roumains (200) et les Français (96).

Toutes nationalités confondues, les femmes ne représentent que 5,6% (2017) de la population carcérale. Si elles sont parvenues à l’égalité en ce qui concerne les délits à la propriété, elles commettent moins de délits graves et violents et sont moins impliquées dans le trafic de drogue.

Autre statistique de l’OFS: celle des condamnations. En 2017, 39899 Suisses, 23898 étrangers résidents en Suisse (sans asile) et 32374 «autres étrangers» ont été condamnés. Tous ne finissent bien sûr pas en prison. Les apparences seraient-elles trompeuses? Comment faut-il analyser tous ces chiffres en évitant de mettre des lunettes aux verres teintés d’angélisme? Marcelo Aebi préfère sortir des arguments chiffrés de sa besace, l’écran de son ordinateur en l’occurrence, pour argumenter. «En Suisse, nous avons un pourcentage très élevé d’étrangers établis de manière légale. Il s’élève à 25% au niveau national. Dans les grandes villes, ce taux est supérieur, comme à Lausanne par exemple où il atteint 43%.» En Europe, seul le Luxembourg compte un taux plus élevé (45,3%). Pour les autres pays, on compte une proportion supérieure à 10% à Chypre (19,5%), en Lettonie (15,2%), en Estonie (14,9%), en Autriche (12,5%), en Irlande (11,8%), en Belgique (11,3%) et en Espagne (10,1%).

Marcelo Aebi. Professeur, vice-directeur de l’École des sciences criminelles (Faculté de droit, des sciences criminelles et d’administration publique).
Nicole Chuard © UNIL

Délinquance et forme physique
On est cependant loin du compte pour expliquer cette proportion de 71,5% de prisonniers étrangers qui fait sourciller plus d’un citoyen suisse. A l’instar de Marcelo Aebi, Daniel Fink affirme qu’il faut tenir compte de la composition de la population étrangère et non pas seulement de la catégorie «étranger». «Les Suisses sont en moyenne plus âgés que la population étrangère résidente. Les requérants, les migrants et les illégaux sont plutôt des hommes jeunes.» Et alors? «La criminalité est un phénomène de jeunes: 35 ans en moyenne pour les détenus, mais 21 ans pour le pic de la criminalité. Après, le nombre de personnes commettant des infractions baisse continuellement.» De fait, comme pour les sportifs, la délinquance – qui est une activité physique, surtout lorsqu’elle implique de la violence – demande de la résistance, une résistance qui n’est pas la même à 20 ans qu’à 50 ans. «On devrait en général comparer les hommes selon les classes d’âge, c’est-à-dire comparer ce qui peut l’être. Il faut également comparer les étrangers qui sont en prison et qui habitent sur le sol helvétique avec les étrangers qui vivent en Suisse.»

Inégalité sociale
Si la structure d’âge explique partiellement la différence de la proportion de Suisses et d’étrangers incarcérés, Daniel Fink pointe également du doigt la structure sociale. «Elle est en défaveur des étrangers, c’est évident. Ils sont moins fortunés que les Suisses, ont moins d’emplois stables, moins de perspectives professionnelles et sont licenciés plus rapidement. Ils auront moins la chance d’avoir un avocat qui va les sortir des ennuis et pourront moins faire valoir leurs droits, en tout cas ceux qui sont en décrochage et qui ne voient pas leur futur au-delà de leur situation actuelle.»

D’autres sont traumatisés par la guerre, n’arrivent pas à s’intégrer ou résolvent leurs problèmes en faisant justice eux-mêmes, ne cherchant pas le dialogue, faute de connaissances linguistiques suffisantes. Les circonstances atténuantes sont indéniables, mais peut-il tout de même concevoir que les chiffres choquent? «Oui, mais ça montre quand même que l’on ne peut pas lire les chiffres tels quels. Que ce soit les Afghans, les Somali, les Érythréens, il faudrait tout de même voir d’où viennent ces migrants, comment on les accueille et quelle est leur situation.»

Natalia Delgrande. Chargée de cours à l’École des sciences criminelles (Faculté de droit, des sciences criminelles et d’administration publique).
Nicole Chuard © UNIL

Jeunes Allemands, bons élèves
Cet ex-délégué du CICR déplore «l’espèce de logique de la responsabilité individuelle» qui prévaut actuellement, alors que, auparavant, la société prenait en compte les causes sociales qui menaient au crime. «La criminalité est également liée à des inégalités sociales et des perspectives de futur inégales selon les classes sociales. La délinquance, on n’y tombe pas dedans parce qu’on a du plaisir à être dedans, ou parce qu’on a choisi.» Pour étayer ses propos, Daniel Fink cite l’exemple des Allemands, soit les 18 à 29 ans, la tranche d’âge la plus à risque question délinquance. Constat: leur taux de criminalité est moindre que celui des Suisses. Pourquoi donc? «Parce que les 18-29 ans qui viennent d’Allemagne ont majoritairement des diplômes supérieurs et ont tous un travail, donc leur taux de criminalité est moindre par rapport aux Suisses. C’est donc bien la preuve que la structure sociale du groupe de référence doit être prise en compte.»

On l’aura compris, derrière les chiffres se cachent souvent une réalité plus complexe. Natalia Delgrande constate que la Suisse se montre particulièrement tatillonne lorsqu’il s’agit d’accorder le passeport à croix blanche. «En Suisse, dans les statistiques carcérales, on inclut parmi les étrangers les personnes possédant un permis d’établissement de longue durée, le permis B ou C.» La proportion des personnes qui possèdent ce genre de livret s’élève à environ 20% du total des détenus. La jeune femme souligne la complexité de la procédure d’acquisition de la nationalité suisse. «La vitesse d’assimilation du solde migratoire est très lente. Nos voisins, eux, ne connaissent pas le concept de 3e génération d’étrangers, alors que nous, nous avons beaucoup d’étrangers de la 2e et 3e génération.»

Responsable de projets et développement au Centre suisse de compétences en matière d’exécution des sanctions pénales, la chargée de cours connaît bien le monde carcéral. Elle remarque également, que contrairement à d’autres pays européens, la Suisse n’applique pas les décisions cadres de l’UE qui permettent de renvoyer les personnes incarcérées dans leur pays pour purger leur peine. «Il existe même la possibilité d’être expulsé dans un pays européen dans lequel la personne a des liens sociaux, par exemple une partie de sa famille, un coin de terre. La chance est ainsi plus grande de ne pas retomber dans la criminalité…»

Criminalité transfrontalière, forte proportion d’étrangers dans la population, inégalité des chances, lenteur pour l’obtention du passeport suisse, faillite dans l’intégration d’une population jeune et masculine, donc plus susceptible de commettre des délits, voici des facteurs qui peuvent expliquer le taux élevé d’étrangers dans les prisons suisses.

Les solutions? Pour ce qui est de la criminalité itinérante, Marcelo Aebi n’en voit aucune. Intensifier les contrôles aux frontières provoquerait des embouteillages sur des dizaines de kilomètres. Pour ce qui est de la criminalité des étrangers résidents en revanche, il a des solutions. «Cela passe par des cours d’intégration, mais également de langue. Si l’on n’arrive pas à se faire comprendre, on peut devenir violent. Cela dit, en Suisse, l’intégration des étrangers se passe bien.» Évidemment, on peut toujours faire mieux. A l’école, l’intégration devrait commencer très tôt et de façon radicale. «Au Danemark par exemple, les Autorités distribuent les élèves étrangers de manière équitable dans la population.» Quelle serait concrètement la marche à suivre pour le canton de Vaud, par exemple? «Il faudrait déplacer une partie des élèves du Gros-de-Vaud, où il n’y a pas d’étrangers, dans les écoles du centre de Lausanne, où il y a 50% d’élèves étrangers. Evidemment, ça implique un investissement, mais c’est un choix. Il faut juste être sûr de ce que l’on veut.»

(1) La prison en Suisse, un état des lieux. Par Daniel Fink. Presses polytechniques et universitaires romandes (2017), 135 p. Traduit en allemand sous le titre Freiheitsentzug in der Schweiz, Formen, Effizienz, Bedeutung. Ed. NZZ Libro (2018), 183 p.

Univers carcéral et criminalité en chiffres

• Nombre d’établissements de privation de liberté en 2017: 106
• Taux d’occupation: 92,5%
• Adultes incarcérés (effectif*): 6863
• Pourcentage de femmes: 5,6%
• Pourcentage d’étrangers: 71,5%
• Plus grande prison de Suisse:
Pöschwies à Regensdorf (ZH), 460 places

Sur les 6863 détenus, 1673 personnes font l’objet de mesures de contrainte selon la loi sur les étrangers (en vue d’un renvoi ou expulsion)

Nombre de personnes condamnées
• Suisses: 39899
• Étrangers résidents en Suisse
(sans asile): 23898
• Autres étrangers: 32374
Nombre d’incarcérations (2017)
• Suisses: 2772
• Étrangers: 5299
• Total: 8071

Nombre d’incarcérations selon la nationalité (10 premiers rangs, 2017)
• Suisse: 2772
• Afrique du Nord: 868
• Ancienne république fédérale
de Yougoslavie: 735
• Afrique de l’Ouest: 671
• Roumanie: 394
• Portugal: 242
• France: 226
• Italie: 221
• Allemagne: 198
• Érythrée: 167

Taux d’incarcération (incidence par année et par 1000 habitants de la Suisse)
• Suisse: 0,44
• Afrique du Nord: 2,88
• Ancienne république fédérale de Yougoslavie: 0,98
• Afrique de l’Ouest: 4,67
• Roumanie: 0,48
• Portugal: 0,63
• France: 0,38
• Italie: 0,47
• Allemagne: 0,32
• Érythrée: 1,66

* Effectif: nombre de détenus au jour du relevé
Incarcérations: nombre de détenus entrant en prison sur une année

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