Comment la Suisse est devenue une nation du ski

Beat Feuz. Le skieur suisse aux Championnats du monde de Saint-Moritz.
©Jean-Christophe Bott/Keystone

L’histoire du sport No 1 dans ce pays reste méconnue. A quelques jours des JO 2018, en Corée du Sud, Grégory Quin revient sur de nombreux épisodes ignorés de l’histoire du ski dans nos montagnes.

« On ne sait finalement que très peu de chose sur l’histoire du ski suisse.» C’est Grégory Quin qui le dit. Ce maître d’enseignement et de recherche à l’UNIL rappelle volontiers que, au pays du schuss, «les cursus universitaires sportifs sont entièrement orientés vers la formation des maîtres d’éducation physique, des entraîneurs et, éventuellement, des managers». L’histoire du sport en général, et celle du ski en particulier, fait figure de parent pauvre. La lacune est tellement criante qu’un assistant a été récemment engagé à l’UNIL pour produire «une première histoire universitaire et scientifique du ski suisse». Sans attendre la fin de ce travail, Grégory Quin raconte volontiers quelques-uns de ces épisodes oubliés, en remontant jusqu’à une époque pas si lointaine lorsque nos montagnes n’étaient pas encore envahies par les adeptes des sports d’hiver.

1 – Premiers moniteurs norvégiens

La Suisse n’était pas le pays du ski. Elle l’est devenue. «Comme dans beaucoup d’autres régions du monde, on y a d’abord utilisé des douves de tonneau et des raquettes pour se déplacer dans la neige, jusque dans les années 1860-70», rappelle Grégory Quin. Les plus anciens vestiges de skis datent de 3200 ans av. J.-C., et ils ont été retrouvés dans un marais scandinave. C’est encore en Norvège, dans des régions qui vont lier leur nom à ce sport, comme Telemark et Christiania (deux techniques de virage), que les skis traditionnels des paysans sont partis à la conquête de la planète. Ce sont enfin des étudiants norvégiens qui ont été engagés comme moniteurs de ski au début du XIXe siècle, quand cette mode gagne la Suisse.

L’idée de la compétition, en revanche, est un apport des Britanniques, qu’on retrouve en nombre parmi les fondateurs des premiers skis-clubs en Suisse. «Dans certains cas, comme le football, les Anglais ont inventé la discipline avant de la diffuser dans le monde. Dans d’autres cas, cette logique de compétition qui était véhiculée avec les premiers sports a influencé des pratiques locales. C’est notamment le cas du ski. Les Britanniques se sont dit: et si nous organisions des compétitions? On pourrait faire courir le postier contre le médecin…»

Grâce à ces influences nordiques et britanniques combinées, du matériel de ski arrive dans les montagnes suisses à la fin du XVIIIe siècle, et les artisans locaux s’en inspirent pour imaginer des variantes Swiss made. C’est le début d’une industrie qui aura ses fleurons, comme Attenhofer, Authier et désormais Stöckli.

2 – Quand la Mob lance le ski…

C’est un épisode peu connu de la Première Guerre mondiale. Mais la Mob 1914-18 a joué un rôle dans le développement de ce sport. «L’armée suisse a notablement contribué à la pratique du ski, raconte Grégory Quin. D’abord parce que de nombreux pionniers sont de hauts gradés, ce qui va donner des idées dans les régiments. On pense alors que, pour protéger la frontière d’un pays de montagne, dans un pré-imaginaire de réduit alpin, il faudrait pouvoir disposer de troupes capables de se déplacer dans ce genre de terrain. Du coup, l’armée va s’approvisionner auprès de fabricants suisses, ce qui va accélérer le développement de l’industrie locale du ski.»

Le Département militaire fédéral et l’ancêtre de la Fédération suisse de ski se sont encore entendus pour «abandonner» des milliers de paires de lattes dans les vallées à la fin de la guerre. «On ne sait pas avec certitude si ces skis ont été laissés sur place, ou si les soldats ont rapporté ce matériel à la maison. Ce qui est sûr, en revanche, c’est que ces paires apparaissent en nombre dans les stations, à la fin de la guerre, et qu’elles témoignent d’une intention claire de promouvoir le ski.»

Grégory Quin. Maître d’enseignement et de recherche à l’Institut des sciences du sport (Faculté des SSP).
Nicole Chuard © UNIL

3 – Trop professionnels pour aller aux JO

Jusqu’en 1932, à Lake Placid, aux Etats-Unis, le ski de piste ne fait pas partie des épreuves olympiques. On y pratique le ski de fond, le saut et la patrouille militaire, une sorte de marathon de 50 km en équipes avec tout le barda sur le dos. Il faudra attendre 1932, et surtout les JO de 1936 à Garmisch, pour que le slalom et la descente figurent aux JO et que cela donne un nouvel essor à ces sports.

Et pourtant, cette année-là reste un mauvais souvenir pour la délégation helvétique, «puisque toute l’équipe suisse de descente et de slalom n’a pas été admise à Garmisch. Comme les athlètes étaient tous moniteurs de ski, ils ont été considérés comme des professionnels», rappelle Grégory Quin.

4 – Des camps de ski durant la guerre 39-45

La Deuxième Guerre mondiale va, elle aussi, accélérer le développement du ski. «En 1939, les hôteliers constatent que les touristes ne viennent plus, et l’on assiste alors à un effort de promotion dans tout le pays, explique Grégory Quin. Des campagnes à grande échelle tentent d’inciter les Suisses à rejoindre les vallées dès 1941. Et c’est en 1942-43 que sont inventés les camps de ski pour les écoles, grâce à un financement du Sport-Toto et de la Confédération.»

Cette pratique «devient alors un enjeu dans tous les cantons, y compris à Bâle, qui est pourtant éloignée des montagnes, mais qui va investir pour envoyer ses enfants aux sports d’hiver».

Le ski va ainsi «s’inscrire durablement dans le quotidien des Suisses, qui vont aller en camp dès l’école, et qui retourneront à la montagne y faire des séjours de week-ends ou des vacances de neige en famille, avant de se donner rendez-vous devant la TV en fin de semaine pour suivre les épreuves».

5 – 1964, l’annus horribilis

Cette année-là, les Jeux olympiques se déroulent à Innsbruck, en Autriche. «La délégation suisse revient des JO sans aucune médaille dans aucun sport. C’est un drame national, et plusieurs motions sont déposées au Conseil national pour demander au Département militaire de soutenir le sport d’élite.» Dans les faits, les résultats ne sont pas si mauvais, les skieurs notamment réussissent d’excellentes performances, mais ne se classent qu’au-delà de la 4e place. Si les analyses varient à l’époque, cet échec est surtout celui d’un système qui repose encore intégralement sur l’idée de l’amateurisme. En Suisse, «le sport, même de haut niveau, est vu comme un loisir, un à-côté, observe le chercheur de l’UNIL. Pendant longtemps, le pays ne professionnalise ni les athlètes, ni les entraîneurs. Les centres d’entraînement restent trop rares, pas assez bien équipés, et l’on assiste à de nombreuses rivalités intercantonales.» Cet amateurisme atteint un sommet de l’absurde dans les semaines qui précédent les JO de 1956. «Cette année-là, la Suisse n’a pas participé aux Jeux de Melbourne. Mais ce n’était pas parce que les dirigeants ont choisi de boycotter l’épreuve après l’invasion de la Hongrie par les chars soviétiques, comme l’ont fait de nombreux pays occidentaux. Les dirigeants ont eu besoin de tellement de temps pour décider s’il fallait participer ou non à ces JO, que, quand la décision d’y aller a enfin été prise, les billets Swissair n’étaient plus valables. Les Suisses n’ont donc pas boycotté ces jeux pour des raisons politiques, mais à cause d’un défaut de billet. A partir de là, les dirigeants réalisent qu’ils doivent absolument moderniser le système.»

6 – 1972, l’avènement d’une superpuissance

Cette année-là, les Jeux olympiques se déroulent à Sapporo. Et ils sourient aux Suisses, parce que les skieurs ramènent dix médailles du Japon, notamment les plus prestigieuses dans les épreuves de vitesse. Marie-Thérèse Nadig décroche l’or de la descente et du slalom géant. Et Bernhard Russi s’offre, avec Roland Collombin, un doublé dans la descente. «Ces médailles sont les résultats des réformes effectuées depuis 1956, estime Grégory Quin. Le pays est désormais doté de moyens modernes: il a des entraîneurs mieux formés, et il soutient ses athlètes. On a encore créé des centres d’entraînement en altitude, parce qu’on a découvert lors des JO de Mexico qu’elle permettait des résultats étonnants.»

Les Jeux de Sapporo ouvrent la grande période du ski suisse, qui va connaître un sommet lors des Championnats du monde de Crans-Montana, en 1987. Cette fois, l’équipe nationale décroche 14 médailles sur les 30 mises en jeu, en ayant parfois occupé les quatre premières places du classement. La Suisse est devenue une superpuissance du ski. Cela se vérifie encore l’année suivante, lors des JO de Calgary, où les athlètes helvétiques décrochent 11 médailles grâce à la génération dorée des Vreni Schneider, Michela Figini, Brigitte Oertli, Maria Walliser, Pirmin Zurbriggen, Peter Müller et Paul Accola. Une armada qui «constitue sans doute la plus belle équipe de ski alpin de l’histoire. Cette performance est exceptionnelle, mais ce n’est pas un hasard. C’est la juste récompense du bon fonctionnement d’un système. A partir des années 60, les Suisses ont notamment systématisé les tests en soufflerie, et développé de nombreuses techniques d’entraînement, les mêmes dans tous les cantons, pour obtenir cette réussite», estime le chercheur de l’UNIL.

7 – Un succès qui marque

Durant cette période dorée, de nombreuses firmes s’associent avec des skieurs, et ancrent ce sport encore plus profondément dans l’imaginaire collectif. En témoignent plusieurs objets devenus cultes, comme le bonnet de ski du Credit Suisse, qui se vend désormais aux enchères sur Internet pour 100 à 150 francs! Il y aura encore les combinaisons des athlètes décorées par des fromages, la vache Milka gonflable qui parade dans les aires d’arrivée, et les casques Ovomaltine de Didier Cuche. «Les marques ne se sont agrégées que lorsque le succès a été acquis, note Grégory Quin. Et elles l’ont fait avec plus de réserve que dans d’autres sports, parce que le ski reste un milieu très conservateur», et parce que ses stars ont souvent décidé de se mettre en retrait, pour des raisons personnelles ou professionnelles.

On notera enfin que certaines de ces associations entre le sport et l’économie en disent long sur le système suisse. «L’actuel directeur de l’Office fédéral du sport était précédemment secrétaire général de l’Union suisse du commerce de fromage, et a aussi été membre de la Fédération suisse de ski, raconte le chercheur de l’UNIL. C’est l’illustration de cette tradition helvétique où les dirigeants du sport sont des dirigeants de milice qui, du coup, se retrouvent un peu partout et développent ce maillage.»

8 – L’âge de la concurrence

Pourtant, depuis cette époque de records, le nombre de licenciés diminue, et le nombre de médailles baisse. Plusieurs facteurs expliquent cette banalisation du ski. Notamment l’apparition de nouvelles pratiques, certaines plus fun comme le hors-piste, le snowboard, les bosses, et d’autres plus écolos, comme la randonnée et les raquettes… Le ski se retrouve encore en concurrence avec d’autres sports, comme le tennis, qui s’est démocratisé et qui a bénéficié de l’effet Federer, pendant que le ski devenait un sport de luxe, sans oublier le football, qui est également devenu un concurrent sérieux, avec l’émergence de cette Suisse qui gagne et qui participe désormais aux phases finales de (presque) tous les grands tournois.

«Le panel des sports proposés a explosé, et la Suisse a fait le choix politique de ne pas se spécialiser, analyse Grégory Quin. Ici, vous pouvez théoriquement devenir champion olympique dans toutes les disciplines. Swiss Olympic, qui compte 86 fédérations membres, les soutient toutes jusqu’à très haut niveau. A cette échelle démographique, la Suisse est le seul pays à faire ce choix. Si on compare avec la Norvège, on découvre que ce pays pratique autant de sports différents, mais qu’il n’en soutient qu’une dizaine au niveau de l’élite. Cette décision a très clairement entraîné une banalisation du ski. »

9 – Quel avenir olympique pour la Suisse ?

Plus de concurrence, moins de stars, des blessés… L’ex-superpuissance du ski mondial court désormais le risque de rentrer bredouille des prochains JO d’hiver, entre le 8 et 25 février 2018, à Pyeongchang, en Corée du Sud. Un tel scénario provoquerait-il un drame comparable à celui vécu récemment par les Italiens,qui n’ont pas réussi à se qualifier pour la Coupe du monde de football? «Je ne suis pas inquiet. Même en cas de contre-performance, le traumatisme ne devrait pas être aussi grand qu’en 1964. Le public est conscient qu’il est devenu plus difficile de l’emporter, notamment parce que de nouvelles nations ont émergé. Et la Suisse arrive toujours à trouver un récit positif à raconter. Si Lara Gut ne ramène rien aux JO, mais qu’elle remporte la Coupe du monde à la fin de la saison, cela donne des motifs de satisfaction. En revanche, dans la perspective d’un ou de plusieurs votes sur l’organisation des Jeux olympiques en Valais en 2026, il vaudrait mieux que les Suisses gagnent des médailles», estime le chercheur de l’UNIL, qui verrait bien les Suisses «y aller, pour être ce que les Américains appellent un Game Changer. Les institutions internationales ne peuvent pas continuer éternellement à proposer des Jeux d’hiver comme Sotchi ou Pékin, où il faut abattre une montagne ou raser une forêt parce que la piste n’est pas assez longue. Et la Suisse pourrait proposer, comme la Norvège à Lillehammer, une solution écologique, à plus petite échelle.»

10 – Quel avenir dans un pays qui s’urbanise ?

Plus largement, il y a matière à s’inquiéter pour l’avenir du ski en Suisse. Ce sport est devenu bien plus coûteux qu’une semaine à Barcelone avec EasyJet. Sans oublier que les écoles vont moins régulièrement en classes de neige. «C’est vrai, mais on voit aussi, dans des gares comme celle de Lausanne, ces gens qui arrivent avec leurs skis et qui partent pour les pistes. On s’éloigne d’un côté, mais on se rapproche de l’autre. Ce n’est pas parce que les gens habitent désormais en ville, qu’ils oublient que, quelque part, ils restent un peuple de montagnards. Il suffit de lever les yeux, et vous voyez des sommets partout.» C’est ce qui fait dire à Grégory Quin que, malgré tout, «la montagne reste dans notre imaginaire, et que cela jouera toujours en faveur de sports comme le ski».

L’Institut des sciences du sport

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