Chiens mordeurs: «On a laissé pourrir la situation depuis les accidents graves de la fin des années 1990»

Chiens mordeurs: «On a laissé pourrir la situation depuis les accidents graves de la fin des années 1990»

Interview de Martin Killias, professeur à l’Institut de criminologie et de droit pénal de l’Université de Lausanne

Un expert pourrait parfaitement déterminer quelle sorte de chien est plus dangereuse qu’une autre. C’est même son travail, estime Martin Killias, professeur à l’Institut de criminologie et de droit pénal de l’Université de Lausanne. Le problème de la Suisse, c’est qu’on n’a pas voulu se donner les moyens de faire cette analyse…

Pourquoi est-il si difficile d’interdire les chiens molossoïdes en Suisse? En France, on a bien pu s’en passer, non?

C’est difficile, parce que, en Suisse, la démocratie directe a pour corollaire des procédures de consultation. Celles-ci permettent aux cantons et aux partis de s’exprimer, de même qu’aux associations et clubs «concernés» qui se nombrent parfois par dizaines, voire par centaines et qui de ce fait donnent souvent l’illusion d’une opposition «massive», alors que les milieux en question ne représentent qu’une petite minorité bien organisée.

En plus, ces milieux tendent à «squatter » les organisations ordinaires lors des procédures de consultation. Un secrétaire de parti politique n’est souvent pas en mesure de se prononcer sur tous les détails techniques de certains objets très spécifiques et sera de ce fait tout heureux de «déléguer» cette tâche à un «spécialiste » qui souvent est un lobbyiste. C’est ce qui se passe pour les chiens et, depuis des années, c’est ce qui se passe en matière d’armes à feu.

Dans les deux cas, des lobbies très bien organisés ont su contrecarrer des législations en préparation, souhaitées par une écrasante majorité de la population.

Dans le débat sur l’interdiction, les propriétaires de pitbull arguent que leur chien à eux est gentil. Est-ce suffisant?

Sur le fond, ce qui nous fait défaut dans le débat, c’est l’absence de statistiques bien faites. Chacun raconte ses impressions, ses anecdotes, ses expériences. Comme citoyen, j’ai une opinion et j’ai toujours été entouré de chiens. Mais comme professeur dans un domaine où il y va de questions de sécurité, j’ai l’habitude de développer, dans l’intérêt d’un débat fondé sur une base de discussion saine, des données statistiques qui ne donnent pas les réponses, mais qui permettent de faire les choix politiques.

Définir quelles races de chien sont dangereuses et dans quelle mesure elles le sont, c’est le rôle des experts. Dire à quel degré de dangerosité ces chiens doivent être interdits, c’est une question politique que tout citoyen est appelé à trancher dans une démocratie.

Quand la dangerosité n’est pas «absolue », comme pour certaines substances toxiques, mais probabiliste, la réponse n’est pas oui ou non, noir ou blanc, mais elle porte sur différentes tonalités de gris. Comme pour le tabac par exemple. Une cigarette ne va sans doute pas tuer, mais à partir de quelle quantité le risque devient-il sensible?

C’est la même chose pour les chiens: personne ne conteste qu’il y a des pitbulls gentils, mais dans leur ensemble, de combien sont-ils plus dangereux que la moyenne des chiens? Cinq fois, dix fois plus? Ces réponses nous ne les avons pas, car il nous manque les données tant pour le numérateur que pour le dénominateur

C’est-à-dire?

Au niveau du numérateur, il faudrait connaître le taux de morsures exact, et cela selon leur degré de gravité. Car une banale morsure, ce n’est pas la même chose qu’une jambe ou un visage déchiré. Il faudrait aussi savoir si la morsure s’est produite à la maison, chez son propriétaire, ou dans l’espace public. C’est évidemment l’espace public qui pose problème, étant donné que chacun choisit librement les animaux dont il souhaite s’entourer.

Au niveau du dénominateur, il faudrait recenser les effectifs des différentes races. On ne possède à ce jour que des chiffres approximatifs. Il faudrait aussi des informations sur la façon dont les animaux sont détenus. Un exemple: les bouviers ont été accusés d’être les plus «mordeurs ». Mais ceci s’explique surtout par le fait que ces chiens sont non seulement plus nombreux que les pitbulls, mais qu’ils rôdent souvent vingt-quatre heures sur vingt-quatre autour des fermes, en principe toujours en liberté et donc en contact avec des promeneurs. Leur potentiel de nuisance est logiquement incomparable à celui d’un pitbull ou un rottweiler qu’aucun propriétaire raisonnable ne laisserait vagabonder.

En résumé: il faudrait idéalement une statistique du nombre de morsures, hiérarchisées selon leur gravité et commises dans l’espace public en fonction de la durée que les chiens de différentes races passent à l’extérieur.

Quel est le principal avantage d’une telle vision statistique?

De telles données permettraient une comparaison plus adéquate pour prendre des mesures. Notre institut avait d’ailleurs proposé en 1999 à l’Office vétérinaire fédéral d’inclure, lors du sondage national de victimisation de l’an 2000, quelques questions sur les morsures et les expériences des quelque 4000 répondants. Nous pensions à la peur de certains chiens, à la possession de chiens (et de quel type) et à leur encadrement (soit le time at risk, important pour calculer un dénominateur réaliste).

Je ne me souviens plus du budget articulé à l’époque, mais il était très modeste, de l’ordre de peut-être 20’000 francs. Malheureusement, l’Office vétérinaire n’en voulait pas, ce qui fait que l’on n’a pas de données pour mener un débat sain.

Les seules statistiques bien faites sont les bâloises qui montrent qu’une toute petite minorité des chiens (je crois me souvenir d’avoir vu le chiffre de 2%) sont responsables de plus de la moitié des accidents dans l’espace public. Cette distribution fort inégale ressemble beaucoup à ce que l’on trouve dans le domaine de la criminalité où moins de 10% des jeunes sont par exemple responsables de plus de 70% des infractions graves.

Avec une telle vision statistique, vous n’allez pas contrôler tout le monde, mais focaliser votre action sur la minorité qui fait problème. Mais avec de tels chiffres, il devient aussi plus difficile de laisser pourrir la situation, ce qui était la politique officielle en Suisse depuis les accidents graves vers la fin des années 1990, contrairement à nos voisins européens.

Vu cette étonnante inertie des professionnels autant que des politiques, il est évident qu’un accident aussi grave que celui du petit Suleyman était plus que gênant.

Pas pour le quotidien «Blick» visiblement, puisqu’il mène une campagne pour relancer le débat sur la loi…

En général, j’ai des réserves face au «Blick», mais je trouve cette action légitime. Après la mort du petit Suleyman, il fallait dénoncer la scandaleuse inertie de «Berne» et des professionnels qui auraient eu les moyens de prévenir un tel drame, mais qui n’ont rien fait. On ne peut que regretter que le «Blick» n’ait pas fait de même après la fusillade de Zoug, pour que l’on parvienne à une législation plus solide en matière d’armes à feu.

Justement, faut-il faire un lien entre le chien dangereux et le profil criminogène de son propriétaire: toxicomanes, proxénètes, dealers, petits caïds?

Chacun peut constater dans les rues l’augmentation des molosses. Car le chien, entre autres fonctions, sert aussi à affirmer l’ego du maître, il est un attribut de pouvoir.

Cette augmentation visible coïncide avec l’interdiction du port d’arme en public entrée en vigueur en 1999. Nos données confirment que les jeunes hésitent à sortir avec un objet qui peut les conduire au poste en cas de contrôle. Un chien en revanche, c’est autorisé et tout aussi impressionnant.

Je trouve cependant dangereux de localiser le problème exclusivement au niveau de l’homme détenteur, car l’un comme l’autre, l’homme et son chien, peuvent être dangereux. Comme c’est toujours l’homme et l’arme qui tuent. Changer l’homme est cependant bien plus difficile que de supprimer l’arme – ou le chien.

Les calculs de probabilité des risques fondent le principe de précaution. Dans le débat sur les chiens, même les lobbies canins arguent que tous les chiens peuvent mordre. Dès lors, faudrait-il interdire tous les chiens?

On peut concevoir une société sans chien, même si personnellement je n’y adhérerais pas. Typiquement, voilà une question politique. Dans certaines sociétés, les chiens sont rarissimes, par la tradition plus que par la loi, comme au Japon par exemple. L’argument que tous les chiens sont dangereux est sans doute juste, mais tout aussi absurde que de dire qu’il faudrait enfermer tous les êtres humains sous prétexte qu’ils pourraient tous un jour devenir dangereux.

Début janvier, l’Office vétérinaire fédéral (OVF) a voulu prendre des mesures pour prévenir les accidents de chiens. La plupart des Offices cantonaux s’y sont opposés. Comment expliquer une telle différence d’attitude?

Nouvelle comparaison avec le lobby des armes, deux sujets fantastiquement semblables! Les spécialistes chargés des contrôles sont souvent assez proches du milieu qu’ils doivent contrôler. Il en va de même des vétérinaires cantonaux qui ont des liens très étroits avec les milieux cynécologiques. C’est une évidence: à notre époque, le bétail est en diminution et le vétérinaire s’occupe davantage des chiens et des chats. C’est aussi sa source de revenus.

La notion de race est au centre du débat, mais de quoi parle-t-on?

La signification sociale du mot race est un aspect central. Dans notre société, personne ne veut être raciste. Mais il faut poser la question: pourquoi est-il illégitime d’être raciste entre humains? Parce que chez les humains, la procréation n’est pas décidée selon des critères adoptés par le pouvoir, et l’homme ne choisit pas son ou sa partenaire dans le but d’améliorer la race.

En revanche, on prend le sperme des taureaux ayant certaines caractéristiques choisies par l’homme, et on l’insémine dans des millions de vaches. Les animaux d’élevage sont donc le produit d’une sélection extrêmement poussée par l’homme.

Pour certains animaux, tels les chiens et les chevaux, la sélection se joue sur des traits de caractère autant que sur des qualités physiques. Le caractère agressif de l’animal est un élément de reproduction important pour certaines races de chiens. Dès lors, si l’homme est à l’origine de ces races, il devrait pouvoir décider de revenir en arrière s’il observe des dérives, non?

Faudrait-il un permis pour tous les chiens

Un permis pour tous les chiens entraînerait une incroyable paperasse bureaucratique et des coûts absurdes pour l’Etat. Faire passer des tests d’aptitude à tout le monde, même au pékinois de grand-maman soumise aux cours de cynécologie, quel dérapage!

Il faut se concentrer sur le petit pourcentage de chiens représentant des risques réels. Personnellement, je penche pour l’approche valaisanne: interdire certaines races et contrôler les conditions de détention pour une catégorie limitée de chiens de grande taille qui ont un potentiel de nuisance. Un berger allemand, par exemple, peut difficilement tenir dans un petit appartement.

Des cours de dressage, utile ou pas?

Ils permettent de mieux contrôler l’animal, mais aucun dressage n’est efficace à 100%, un chien n’étant pas un appareil que l’on peut programmer. Surtout les chiens sélectionnés justement pour leur caractère agressif.

On parle du danger pour les humains, mais il y a aussi les risques pour les autres animaux…

Absolument. On le sait bien, les chiens sont les premières victimes des chiens agressifs, au même titre que les chats. En ce sens, je ne comprends pas les protecteurs des animaux défendant les chiens dangereux qui souvent infligent d’horribles douleurs à leurs congénères.

Si l’interdiction de certaines races au niveau fédéral est enterrée, va-t-on se retrouver une fois de plus avec des régimes cantonaux?

Oui, mais ce ne serait pas ingérable. On dit souvent que prohibition et contrôles engendrent un marché noir, ce qui est probable lorsqu’une demande est inélastique, comme celle pour les drogues dures. Mais le souhait de posséder un chien dangereux n’est sans doute pas aussi compulsif, et l’on s’imagine mal que l’on puisse garder un chien interdit chez soi sans que cela se remarque tôt ou tard. En revanche, le contrôle de l’élevage, préconisé par «Berne», sera très facile à déjouer, les frontières étant de toute évidence de moins en moins étanches.

Faut-il attendre de nouveaux morts avant qu’une loi fédérale passe?

C’est à craindre, mais ce n’est pas l’intérêt des gens qui aiment les chiens. En Italie, pays d’origine des pitbulls d’Oberglatt, on a toléré tous les trafics et dérapages et la société réagit de manière hystérique, avec des laisses et une muselière obligatoires sur les piazzas des villes… Il m’est arrivé d’être éjecté du bus parce que mon petit teckel était sans muselière.

Ça, c’est le prix qu’il faudra payer si l’on continue à tolérer les races dangereuses et les croisements qui font augmenter la dangerosité moyenne du «cheptel» de chiens. On verra alors se multiplier les interdictions dans l’espace public, en ville comme en forêt. Cette perspective-là, les milieux cynécologiques l’évacuent totalement.

Propos recueillis par Michel Beuret

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